Retrouveztous les codes et astuces du jeu Animal Crossing : New Leaf pour Nintendo 3DS. Vous êtes bloqué ou vous avez pour mission de posséder tous les succès ou trophées ? Vous êtes tombé Onse retrouve sur Animal Crossing New Horizons pour vous montrer comment obtenir le plan de construction de la canne à pêche dorée. Pour cela, il suffit Aprèspassage Leiya, il y aura des options de dialogue. [Rien à la trouver. ] - Su Matisse . 26 Décembre festival étoiles . Entrez le sujet de ce mois-ci: The Old Chapel guerre de sauvetage. Dans l'histoire avant la bataille est sans rapport avec le degré de bonne volonté. Le principal est de comprendre l'intrigue. guerre de chapelle de Canne à pêche argent : Faire don de 30 poissons/créatures des mers au musée, ensuite achetable au 2ème étage. - Arrosoir argent : Acheter 50 fleurs, dans le magasin de jardinage de Racine. - Hache argent : En vente (rarement) sur l'île secrète pour 8 médailles (monnaie de l'île). - Lance Pierres argent : Dans le ciel, trouvez deux ballons accrochés Ilfaut juste pêcher toutes les sortes de poissons au moins une fois! ( même principe que le filet d'or ) Animal Crossing:Wild World :: Animal Crossing :: Objets en or : La canne à pêche en or : 3 participants . Auteur Message; Heidi Maire du village. Nombre de messages: 455 Age: 28 Date d'inscription : 04/08/2006: Sujet: La canne à pêche en Dịch Vụ Hỗ Trợ Vay Tiền Nhanh 1s. regarder 0140 The Sandman Will Keep You Awake - The Loop “ Un objet qui fait que n'importe quelle créature, bonne ou mauvaise, reste dans votre monde pour toujours ? Ça doit être entièrement décoratif ; „ — Dinnerbone [1] L'étiquette nom anglais name tag est un objet utilisé pour nommer les créatures. Obtention[] L'étiquette ne peut pas être fabriquée. Génération naturelle[] Objet Structure Conteneur Quantité Chance Version Java Étiquette Donjon Coffre de donjon 1 28,3 % Manoir Coffre du manoir 1 28,3 % Mine abandonnée Wagonnet de stockage 1 42,3 % Version Bedrock Étiquette Donjon Coffre de donjon 1 28,3 % Manoir Coffre du manoir 1 27,9 % Mine abandonnée Wagonnet de stockage 1 42,3 % Trésor enfoui Coffre au trésor 1 34,3 % Pêche[] Il est parfois possible de pêcher des étiquettes avec 0,8 % de chances avec une canne a pêche non enchantée. Avec une canne a pêche enchantée Chance de la mer 3 il y a 5% de chance d'en pêcher une. Commerce[] Les villageois bibliothécaires de niveau maître vendent une étiquette contre 20 émeraudes. Utilisation[] Pour utiliser une étiquette, il faut tout d'abord la renommer en utilisant une enclume. Pour utiliser une étiquette, elle doit d'abord être renommée à l'aide d'une enclume, ce qui coûte 1 niveau d'expérience. Ensuite, le joueur peut faire un clic-droit sur une créature pour qu'elle porte le nom choisi ; l'étiquette est consommée en mode Survie uniquement et ne peut plus être récupérée même à la mort de la créature nommée. Comportement[] Une fois la créature nommée, son nouveau nom est visible au-dessus de sa tête lorsque le joueur se trouve à moins de 4 blocs de celle-ci et qu'il la regarde, mais aussi dans les messages de mort lorsque la créature nommée tue un joueur. Les créatures nommées ne peuvent pas disparaître d'un monde, tout comme les créatures apprivoisées ; la seule exception étant le basculement en difficulté Paisible. Nommer un Wither avec l'étiquette affichera également son nouveau nom au-dessus de sa barre de vie. Un zombie momifié nommé qui se transforme en zombie par noyade garde son nom. De même, un zombie ou un zombie-villageois nommé qui se transforme en noyé par noyade garde son nom, et un villageois nommé transformé en zombie-villageois garde son nom. Limites[] L'Ender Dragon est la seule créature outre le joueur ne pouvant pas être nommée du tout. Un clic-droit sur un villageois permet d'ouvrir l'interface pour commercer. De ce fait, il faut s’accroupir puis faire un clic droit pour renommer cette créature. De plus, un villageois peut être renommé à partir de son œuf et d'une enclume en mode Créatif. En mode multijoueur, il est même possible de nommer un villageois lorsque l'interface de commerce est déjà ouverte par une autre personne. Une autre astuce utilisant les ralentissements du serveur consiste à marteler le clic-droit avec l'étiquette afin de nommer le villageois avant que la fenêtre de commerce ne s'ouvre, et répéter cette action autant de fois que nécessaire. Plus il y a de joueurs connectés simultanément, plus les ralentissements sont nombreux et plus les chances que cette astuce fonctionne augmentent. Une fois le villageois nommé, son nom apparaît au-dessus de l'interface de commerce à la place de sa profession. Ceci s'applique également au marchand ambulant. Easter eggs[] Nommer une créature Dinnerbone » ou Grumm » va la faire se retourner. Nommer un mouton jeb_» va le faire clignoter de toutes les couleurs. Nommer un lapin Toast » lui donnera une texture spéciale qui n'est disponible que par ce biais. Nommer un vindicateur Johnny » l'amènera à adopter une attitude violente et agresser toute créature se trouvant près de lui sauf les Ghasts et autres illageois.[Version Java uniquement] Un cochon qui a été nommé Dinnerbone ». Un cochon qui a été nommé Grumm ». Un Lapin qui a été nommé Toast ». Historique[] Version Java de l'étiquette. Elles peuvent être trouvées dans les coffres des donjons. 13w25aDésormais, nommer une créature Dinnerbone » ou Grumm » va la faire se retourner. étiquettes peuvent désormais être rarement pêchées. nommer un mouton jeb_ » va le faire clignoter de toutes les couleurs. est possible d'échanger une étiquette contre 20 à 22 émeraudes grâce au commerce avec les villageois bibliothécaires. 14w27aDésormais, nommer un lapin Toast » lui donnera une texture spéciale qui n'est disponible que par ce biais. étiquettes peuvent désormais être trouvées dans les coffres des puits de mine du nombre moyen d'étiquettes trouvées dans les coffres des donjons. étiquettes peuvent désormais être trouvées dans les coffres des manoirs. Version portable Alpha 1Ajout de l'étiquette et d'un nouveau bouton d’interaction Nommer ».Désormais, nommer une créature Dinnerbone » ou Grumm » va la faire se nommer un mouton jeb_ » va le faire clignoter de toutes les nommer un lapin Toast » lui donnera une texture spéciale qui n'est disponible que par ce biais. Version console 1Ajout de l'étiquette. Galerie[] Nommer un villageois en renommant l’œuf. Un chien qui a été nommé en utilisant une étiquette nominative. Ensemble d'entités nommées Dinnerbone ». Le nom attribué au Wither par l’étiquette s'affiche également sur sa barre de vie. Références[] ↑ See other formats Revue Philosophique De la France et de TÉtranger COULOMMIERS Imprimerie Paul BRonAKD. i'J .Revue Philosophique de la France et de TÉtranger TARAISSAXT TOUS LES MOIS Fondée en 1876 par TH. RI BOT Dirigée par L. LÉVY-BRUHL QUARANTE-TROISIÈME ANNÉE LXXXV JANVIER A JUIN 1918 f Lf^ ^^ ^- LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN 108. boulevard Saint Germain. PARIS B z. Psychologie du langage* La linguistique a renouvelé l'étude psychologique du langage. Les observations, à la manière d'Egger, sont fines et précieuses mais si elles précisent les variétés du langage intérieur, si elles permettent d'analyser les nuances de l'expression chez l'adulte, elles supposent, sans l'expliquer en rien, le langage, comme fait objectif en dehors de l'individu de même les observations sur les enfants, qui, du reste, ont gagné beaucoup en précision, depuis que les phonéticiens ont dégagé des faits de premier ordre qui avaient échappé aux purs psychologues la discontinuité dans la transmission du langage, et son rôle dans l'explication des chan- gements phonétiques, l'importance des changements phonétiques chez l'enfant, etc. La pathologie a certes son utilité, mais l'état actuel de la question de l'aphasie et la revision à laquelle elle est soumise montrent clairement que les cliniciens se sont servi pour l'explication de ses symptômes de théories psychologiques très contestables, qu'ils ont ensuite retournées au psychologue accrues en autorité. On ne peut donc pas se dispenser d'avoir recours à la science du langage. Que de son côté la linguistique ait à pro- fiter de la psychologie, cela ressort de faits frappants il y a des lois phonétiques comme l'assimilation et la dissimilation, qui s'expliquent par la constitution de la conscience l'intervention de 1. Cet article n'est qu'un chapitre du Traité de Psychologie rédigé sous la direction de M. Dumas, et qui était en épreuves en 1914. Nous le donnons ici sans niodiQcations; ce qui explique que certains ouvrages tout récents, comme celui de De Saussure, n'y sont ni cités, ni utilisés. D'autre part ce chapitre n'est qu'un essai de mise au point, une sorte de revue générale des problèmes psycholo- giques qui touchent le langage; c'est là sa destination évidente. Enfin il est dans le Traité, dont nous avons parlé, le complément de l'étude publiée ici uième par M. Barat;ce qui explique suffisamment que l'on n'y trouve rien sur la psychologie ou la patliologie du langage. Une bibliographie, que nous nous dispensons de donner ici, accompagne le chapitre. TOME LXXXV. — JANVIER. — 1918. 1 2 REVUE PHILOSOPHIQUE la conscience est bien plus visible encore dans les phénomènes qu'étudient la morphologie et la sémantique. La psychologie du langage doit reposer, en somme, sur l'élude complète du langage. La nature et la convention. Le langage se rattache à l'expression des émotions, que l'on a parfois appelée un langage naturel; il lui doit probablement sa matière, les sons dont il forme les mots, les gestes qui accom- pagnent ou suppléent le discours; il lui doit une de ses conditions essentielles; Textériorisation spontanée des besoins et des senti- ments. L'autre condition, qui dépasse les sentiments, est le pouvoir de traiter leur expression naturelle comme un symbole, de la considérer comme un signe ou plutôt un système de signes, d'établir une correspondance rigoureuse entre ces signes et des choses ou des états de la pensée; or, à partir du moment où elle devient symbole, on comprend que l'expression naturelle devienne convention et que les sons du langage et les gestes intellectuels s'écartent peu à peu des sons et des mouvements affectifs jusqu'à perdre tout contact avec eux. L'émotion s'exprime par des modifications internes, par des mouvements, par des cris ; à ses variations d'intensité correspondent les variations du tonus musculaire; l'action qu'elle implique s'exprime par ce qu'on appelle la mimique, qui est en grande partie une action commençante ainsi l'espèce d'agression qu'il y a dans la colère; enfin les représentations qu'elle suppose se traduisent par des mouvements qui s'adressent directement à elles, et qui deviennent aisément des gestes. Il va sans dire que l'expression d'une émotion un peu complexe contient à la fois ces trois élé- ments. Tous trois aussi ils interviennent dans le langage, car s'il n'a pour matière que des mouvements perceptibles au dehors et que nous pouvons produire volontairement, les sons et les gestes dont il est composé subissent l'influence de l'émotion qui le dicte ou l'accompagne de sorte qu'ils sont modifiés par elle, les sons dans leur hauteur, leur intensité, leur timbre, les gestes dans leur amplitude, l'un et l'autre dans leur durée. Le geste nous montre à merveille, beaucoup mieux en tout cas que le mot qui s'est bien éloigné des sons d'où il tire son origine, H. DELACROIX. — PSYCHOLOGIE DU LANGAGE 3 cette progression du langage naturel au langage artificiel. Au plus bas degré, la gesticulation confuse et violente qui exprime l'inten- sité de l'émotion; au-dessus encore les mouvements déjà précis et significatifs par lesquels nous esquissons instinctivement une action; au-dessus encore les mouvements simplifiés et intellectua- lisés, par lesquels nous réagissons à nos représentations. On peut distinguer des gestes indicateurs la préhension s'affaiblit jusqu'à l'indication, des gestes imitateurs, comme lorsque la main dessine ou figure l'objet que nous nous représentons ^ l'imitation peut du reste porter sur un élément seulement de l'objet ou de la personne ; ainsi le geste d'enlever son chapeau pour désigner l'homme; et des gestes qui sont l'abréviation de mouvements plus complexes, qui ne sont, en somme, qu'un moment de l'action qui s'adresse à l'être ou à la chose que l'on veut désigner ainsi lorsque l'Indien, pour signifier l'eau, met sa main en forme de coupe; cette dernière catégorie peut, à la rigueur, se ramener aux gestes indicateurs, si l'on n'entend pas ceux-ci comme des gestes seulement désignatifs. Le geste glisse ainsi de l'action réellement accomplie, ou com- mencée., à la représentation de l'action ou de 1 objet par un double intermédiaire l'imitation de l'objet ou de l'action l'abréviation de l'action, le choix d'un de ses moments constitutifs ; et celle repré- sentation, naturelle à l'origine — car il est naturel, lorsque nous éprouvons une émotion un peu complexe, que nous nous en représentions l'objet et que nous prenions une attitude à son égard, attitude qui s'ajoute et se superpose aux mouvements d'expression par lesquels notre émotion proprement dite s'exprime — devient conventionnelle au moment où ils cessent d'exprimer immédia- tement ce qu'ils entendent exprimer. Le sourd-muet non éduqué forme son langage en désignant par un geste le trait le plus saillant et le plus imitable de l'objet le geste en se réduisant, en se simplifiant, n'est plus compréhensible que par une convention qui exige un apprentissage le langage des gestes a dès lors son vocabulaire il a sa s"ntaxe dès que l'ordre des mots obéit à une règle. Cette syntaxe paraît bien être indépendante de celle qui gouverne le langage parlé-. 1. Le geste et l'art plastique; le geste et le début de l'écriture. 2. Sur tout ceci consuMer '^"undt, Die'Sprache; eiSprachgeschichte und Sprach- psychologie, ainsi que Delbrûck, Grundfragen der Sprach forschung. Le langage 4 REVUE PHILOSOPHIQUE Le geste accompagne toujours le langage parlé on comprend que son rôle se réduise alors; il passe au second plan, c'est le langage qui est chargé d'exprimer et de communiquer. La gesti- culation y concourt pourtant combien il nous est plus aisé de comprendre une personne quand nous voyons ses gestes! La gesticulation traduit d'abord les sentiments du sujet qui parle; son attitude logique c'est-à-dire en somme le mouvement de sa pensée. ses élans et ses arrêts, ses hésitations et ses reprises, la division, la scansion du discours; la main en particulier, la main habituée à tout faire et par conséquent à tout représenter, la main habituée à écrire, c'est-à-dire à souligner, à ponctuer, à dessiner la phrase; de là vient le très inégal affinement du geste, selon les civilisa- tions et les professions; de là vient aussi en partie le caractère de dextralité de la gesticulation la partie droite du corps est singu- hèrement plus expressive. Il ne faut pas oublier non plus que le geste, s'il accompagne le langage, ne lui est pas nécessairement postérieur, et qull ne se borne pas à lui battre la mesure, il plonge, au delà du discours, dans la pensée en train de se faire de là vient qu'il exprime souvent des sous-entendus; de là son importance chez le primitif et l'enfant, aussi bien que chez le subtil penseur. La maladie dissocie cette double forme du geste, le geste émotif et le geste intellectuel. Chez certains aphasiques on remarque une impossibilité plus ou moins marquée d'exprimer les idées par les gestes, alors qu'il n'existe aucun trouble de l'expression réflexe des sentiments. Il arrive même que la mimique émotive, par son exu- bérance, donne une apparence de richesse mentale; mais si l'on étudie la mimique conventionnelle, on la trouve très restreinte ^ La matière du langage est faite surtout de sons conventionnels des gestes, malgré les difTérentes formes qu'il peut prendre etla grande part de convention qu'il contient, paraît bien plus universel que les langages oraux, comme le prouve l'expérience de Mallery en 1880; il mit en rapport des Indiens et des sourds-muets qui se comprirent en mimant des récits voir aussi Degé- rando, II, p. 203. 1. Mazurkiewicz. Ucber die Stôrungen der Geberdensprache, Jahrbilcher fur Psychiulrie und Neurologie, Wien, 1900; Pierre Marie, Traité de Brouardel et Gilbert, XXX, 89. Il y a aussi dans l'ordre du geste des déviations qui corres- pondent aux néologismes de l'aliéné. Certains malades traduisent ou soulignent leurs idées délirantes par des gestes bizarres dont la signification convention- nelle nous échappe. C'est la • Parasémie ». Ibid., 134. H. DELACROIX. — PSYCHOLOGIE DU L\>GAGE 5 c'est-à-dire qui n'ont qu'un rapport arbitraire avec ce qu'ils désignent. Pourtant la voix relève, elle aussi, de l'expression des émotions; le cri dépend de mouvements respiratoires et ne se mani- feste d'abord qu'à l'occasion d'émotions violentes. La vie en commun complique ce cri réflexe cri de signal, cri d'appel ; chez les animaux supérieurs l'expression est plus riche la voix est capable d'exprimer plusieurs dispositions différentes. Il reste dans tout langage quelque chose de cette forme rudimentaire; l'interjec- tion, cri articulé, son émotif; peut-être aussi quelques mots qui dérivent de ces sons naturels ». Mais il est difficile de ramener tout le langage à des faits aussi simples. Aussi a-t-on essayé de l'onomatopée; l'imitation aurait constitué le langage et fondé d'un seul coup le son et le sens. L'hypothèse paraît fragile'. En désespoir de cause, Wundt fait intervenir le geste vocal Lautgebàrde ». Les mouvements d'articulation dépendent de l'impression que produit l'objet; le geste vocal est en somme un i. V. Graramonl, Revut des langues romanes, 1901. Danger de l'hypothèse caractère profondément subjectif de l'onomatopée le président des Brosses s'extasiait sur la fluidité de fleuve • mais à côté de fleuve, il y a fleur, fléau. D'autre part il y a des onomatopées accidentelles, c'est-à-dire qui ne doivent leur valeur imitative qu'à l'évolution phonétique d'un mot qui n'otail pas origi- nairement • onomatopoiétique •; telle verbe fnehan vieux norois, souffler qui remonte à une forme ineipressive prégermanique tîvex, et qui en dérive par LaulverschiebiuKj. Le redoublement suggère la répétition; mais la répétition n'est expressive qu'en puissance et sa valeur ne vient en lumière que si l'idée l'emporte; ainsi TÈTTaps; n'exprime rien; de même ce qu'on appelle la valeur expressive des sons ne vient en lumière que pouss en avant par la signification des mots; il en est de même en ce qui concerne l'harmonie des vers; V. Gram- mont, Le vers français, p. 19". Les mots onoraatopéiques obéissent servilement au lois phonétiques même si la transformation que leur imposent ces lois doit leur ôler toute valeur expressive, .\insi puisque l'évolution crée ou défait avec la même inconscience les onomatopées, elles semblent n'être qu'un accident de langage. En sens inverse, on objecterait en vain contre la théorie de l'Onomatopée la dilTérence des articulations par lesquelles les peuples divers ont exprimé un fait physique identique. Eneltet un même objet se présente aux sens sous dilTérents aspects, et ditîérentes familles de langues ont choisi celui qui paraissait le plus caractéristique. On a observé chez les enfants des onomatopées spontanées Gramaussel, Le développement intellectuel de l'enfant, p. 8j-86; Stern. Die Kindersprache, p. 273. Si les exemples sont assez rares c'est que probablement le langage de l'adulte anticipe sur celui de l'enfant; l'enfant re>.'oit de l'adulte ses onomatopées comme le reste de son lan- gage. Les onomatopées observées se rapportent à des objets rares, montrés occasionnellement à l'enfant. La tendance à l'onomatopée se manifeste aux périodes les plus récentes delà vie des langues exemple Teuf-teuf. Hermann Paul compte plus de 200 onomatopées d'origine récente en allemand. Sur l'utilité originaire de l'onomatopée, v. Steinthal. Ursprung der Sprache, 22" Man lockt einen Gegenstand mit dem Laute, den dieser selbstvon sich gibt ». 6 REVUE PHILOSOPHIQUE cri, qui a une certaine affinité avec l'objet en présence duquel il est proféré, parce qu'en présence de cet objet notre corps tout entier prend une attitude qui Timite, et que le mouvement d'arti- culation d'où le son procède, imite, lui aussi, jusqu'à un certain point. Si nous comprenons bien, la Lautgebârde » se distingue de l'onomatopée parce qu'elle est imitation motrice, parce qu'elle rend non pas le son de l'objet, mais l'attitude à laquelle l'objet nous oblige, attitude imitatrice accompagnée d'un son, qui se trouve imitera Ce que l'on appelle Lautbilder », les images sonores, les gestes sonores, constitue un phénomène du même ordre * des mots comme frémir, frissonner, glisser semblent bien l'écho sonore de l'imitation motrice des objets. Il semble toujours qu'il n'y ait là qu'une faible partie du langage. Mais on ne voit guère d'autre rapport entre le son et le sens; et une association purement arbitraire est incompréhensible car elle supposerait, à l'origine du langage, une raison toute faite, déjà maîtresse de ses conventions, c'est-à-dire du langage. D'autre part, avec le temps les changements phonétiques ont pu voiler ces phénomènes naturels sous nos yeux, le geste va de la nature à la convention. On comprend que le problème soit insoluble. Tout le problème de l'origine du langage tient dans les deux questions suivantes 1° Comment l'expression naturelle devient-elle un symbole; 2° de quels sons l'homme s'est-il servi pour former le langage? Le premier problème est le problème même de la raison quelle est la caractéristique de l'intelligence humaine qui fait que la nécessité de signes artificiels s'impose? Certains animaux, surtout les ani- maux domestiques, semblent comprendre et employer des signes. Le chien gratte à la porte pour qu'on ouvre. D'où vient qu'il n'a pas un système de signes? C'est qu'en réalité, il ne sait pas ce que c'est qu'un signe, il exprime une intention qu'il sait exprimer, par un mouvement qui nous paraît un signe mais la preuve que ce mouvement n'est pas réellement un signe, c'est que lorsque l'expression manciue à l'animal, il ne songe pas à la créer; le signe 1. L'hypothèse de Wundt se rallache à celle .GAGE 19 racines, devant l'analyse linguistique inutile de rappeler que la racine n'existe que pour la science et que la période des racines » a vécu ; ce qu'on appelle l'indo-européen, par exemple, n'est qu'un système de correspondances entre langues d'une même famille. Nous n'avons à étudier que les fonctions du mot dans la phrase. Les catégories grammaticales répondent aux catégories psycholo- giques le substantif est objet, l'adjectif qualité, le verbe action et état, les morphèmes et les particules^ sont rapports. Les mots se forment comme signes de la constitution des concepts qui relèvent de ces catégories; un objet particulier par exemple n'est que le concept d'une chose particulière et le langage n'est possible qu'autant que ce savoir se fonde au-dessus de la perception. Si on examine les catégories grammaticales, si on réfléchit sur le travail que le langage opère inconsciemment, il semble d'abord que le substantif a une valeur particulière; il est le support de la phrase et dans toutes les langues il est pleinement ; des familles de choses sont groupées en familles de mots au moyen d'une racine commune ou d'un morphème qui constitue un thème nominal-. Aux origines, le nom et latlribut se confondent on nomme par les qualités; mais certaines qualités stables se distinguent. En somme l'adjectif et le nom peuvent échanger leurs fonctions; la différence entre eux n'est souvent qu'une nuance et vient de ce que l'on considère une des qualités comme plus essen- tielle que l'autre, au moins en la circonstance; comme quand on dit un grec philosophe, un philosophe grec. La distinction du nom et du verbe n'est pas partout également nette. Mais là où il y a verbe, il y a expression du temps. Dans l'expression du temps il convient du reste de distinguer deux jrands types de notions 1 ^ ''^'^ips proprement dit, présent, passé 1. Le» morphèmes sont • les éléments variables, agglutinés généralement à la finale des mots dans les langues européennes et qui servent à indiquer certains rapports fjraynmaticau-r flexion d^s noms et des verbes ou à former des mots nouveaux ^préfixes et suffixes. Les morphèmes n'ont en principe aucune exis- tence indépendante, ils ne vivent qu'en fonction des mots ; ils ne sont isolés que par le raisonnement et l'analyse. • Dauzat. La philosophie du langage, 212. D'une manière générale on peut entendre par morphème tout ce qui, dans le langage, marque une catégorie grammaticale. C'est le sens que M. Meillet donne à ce mot. 2. Comme dans le cas où un suffixe par exemple caractérise les comparatifs, les superlatifs, les adjectifs de couleur, les noms de parenté, les noms de temps. 20 REVUE PHILOSOPHIQUE OU futur, et l'aspect, c'est-à-dire le degré d'achèvement de l'action opposition de formes indiquant l'action et de formes indiquant le résultat de l'action, opposition du perfectif et de l'imperfectif, etc.. C'est l'aspect qui est le plus exprimé par les langues des peuples imparfaitement civilisés et le développement pris par la notion du temps est en partie un fait de civilisation^. Le mode exprime l'état de l'âme du sujet parlant, un état subjectif associé à l'idée d'action; impératif, optatif, subjonctif volonté et prévision. L'infinitif marque le retour du verbe au substantif l'idée verbale s'y dépouille de toute détermination et de sa valeur d'assertion. L'infinitif qui désigne la forme générale du verbe, le nom de l'action, est une conquête de l'abstraction l'anglais peut servir d'exemple. Les rapports, avons-nous dit, sont exprimés par les morphèmes et les particules parmi les morphèmes, il faut signaler les flexions, en particulier les cas, lorsqu'il s'agit des noms. Les cas indiquent le rapport logique ou spatial du nom avec le verbe ou avec d'autres noms. La simplification progressive de la déclinaison est un fait frappant de l'histoire des langues. Les particules sont les formu- laires de la pensée, les instruments de la syntaxe, les outils du langage qui forgent la phrase et la période. Leibniz disait déjà que les particules sont autant de marques de l'action de l'esprit ». Rien ne serait plus propre à faire connaître les différentes formes de l'entendement que leur analyse-. Les particules qui commandent le mouvement de la phrase ont probablement pris leur valeur de leur position habituelle dans la phrase"^. 1. Meillet, Bulletin de la Société pour l'Étude des langues et des Littératures modernes mars 1911. Pour préciser cette notion d'aspect citons d'après Brug- raann, op. cit., p. 521, quelques-unes de ses formes essentielles. Il y a l'aspect ponctuel l'action est représentée comme accomplie aussitôt que commencé il y a des verbes qui sont ponctuels par eux-mêmes exemple trouver l'aspect cursif l'action est représentée dans son cours sans qu'on en envisage le début et la fin comme montrer, vivre. Cet aspect 'se trouve souvent exprimé par le thème du présent; l'aspect parfait, l'aspect itératif, l'aspect tcrminatif. 2. Leibniz, Nouveaux Essais, III, § 53. I! avait du reste très bien aperçu que les cas répondent aux prépositions et souvent la préposition y est enveloppée dans le nom et comme absorbée, et d'autres particules sont cachées dans les flexions des verbes ». 3. Exemple cependant, pourtant », où rien ne marque orginairement l'opposition. Soit la préposition. Elle se présente d'abord comme un adverbe accompagnant les cas de déclinaison devenus trop peu clairs. L'ablatif qui marque par lui-môme l'éloignement, vient par exemple à s'accompagner de ab ou de ex qui ont été d'abord des adverbes de lieu. Ce mot, simple accompa- H. DELACROIX. — PSYCHOLOGIE DU LANGAGE 21 Le jugement a pour expression verbale la phrase. Il n'est pas nécessaire du reste que la phrase soit explicite ou complète; le jugement peut porter sur un seul mot, qui représente, il est vrai, une phrase* ; et il faut que la phrase soit pensée comme proposition logique, car des phrases entières peuvent venir automatiquement à l'esprit sans que le sujet leur donne le titre de jugements, La phrase est l'expression linguistique d'une représentation d'ensemble dont les éléments sont distingués et disposés suivant leurs rapports logiques-. Elle est, en même temps qu'une unité logique, une unité phonétique. Elle comporte en même temps que des éléments logiques, des éléments émotionnels ; l'accentuation de la phrase qui vient de l'énergie avec laquelle certaines de ses parties sont prononcées, la hauteur il n'y a qu'à écouter une phrase affirmative et une phrase inlerrogative pour percevoir la différence de modulation, la rapidité. On peut distinguer, d'après leur fonction psychologique, trois grandes espèces de phrases la phrase exclamative, toute voisine de l'interjection, avant tout expression d'un sentiment; la phrase énonciative, qui juge, décrit, explique, raconte; la phrase interro- gative, qui suppose la possibilité d'une énonciation. Celle dernière repose en somme sur un jugement problématique; la question exprime une hypothèse à laquelle on croit plus ou moins, que l'on cherche à transformer en vérité de fait par un appel à l'expérience d'autrui; incertitude avec souhait de se décider et recours à l'inter- locuteur. La phrase en se compliquant va de la simple juxtaposi- tion à la coordination et à la subordination, de la parataxe à l'hypotaxe; le jugement hypothétique et disjonctif, les rapports de gnement d'abord, paraît régir; il régit en effet. D'adverbe il devient préposition. Leibniz supposait déjà que les prépositions sont toutes prises de la distance et du mouvement transférés • à toutes sortes d'ordres, suites, différences et conve- nances ». 1-. Comme Bien! Oui! Non! expressions qui sont des réductions ou des con- centrations de phrases; comme certaines interjections, comme les vocatifs, comme les impératifs, comme certaines expressions elliptiques; l'ellipse est la suppression, dans une expression courante, d'un élément qui n'est pas indispen- sable pour rendre l'idée du moment suppression d'autant plus aisée qu'elle est plus clairement indiquée soit par la forme grammaticale, soit par le sens général, soit par la modulation de l'accent de la phrase. 2, Cf. Hermann Paul. A, 110. • La phrase est l'expression linguistique, le sym- bole du fait que la combinaison de plusieurs représentations ou groupes de représentations s'est faite dans l'esprit du sujet parlant, et le moyen de réaliser la même combinaison des mêmes représentations dans l'esprit de l'auditeur. . 22 REVUE PHILOSOPHIQUE dépendance espace, temps, condition, fin et moyen prennent de cette complication leur pleine expression verbale. Cette structure de la phrase, cette composition de la période dépendent élroitement de la culture; l'organisation intérieure devient plus riche à mesure que le travail de la pensée devient plus riche et plus complexe. Les nuances propres de la pensée individuelle en brodant sur ce canevas dans une intention esthétique font le style. Mais si la phrase subit jusqu'à un certain point l'impulsion du sujet qui pense, si elle aspire à suivre les mouvements, les sinuo- sités de sa pensée, si notamment l'ordre de la phrase est réglé jusqu'à un certain point par le degré d'accentuation des concepts, par l'aperception synthétique d'une pensée complexe, qui aspirant à relier en unité les éléments d'un même thème les enveloppe les uns dans les autres, par l'invention à mesure qui impose à l'expres- sion des détours, des arrêts et des recommencements, si le rythme de la phrase dépend jusqu'à un certain point de l'allure du pen- seur, toute langue a des règles fixes pour l'ordre des mots et l'usage impose à l'Allemand de mettre l'adjectif avant le nom et le participe après lès compléments, comme il impose au Français des règles différentes, sans qu'il soit toujours possible d'expUquer de façon satisfaisante cette stabilisation traditionnelle ^ M. Meillet a récemment montré que les procédés par lesquels se construisent les formes grammaticales sont au nombre de deux 1" l'analogie, qui consiste à faire une forme sur le modèle d'une autre. C'est par analogie que l'enfant dit vous disez ». Ce pro- cédé n'agit guère que pour renouveler le détail des formes le plus souvent il laisse intact le plan {l'ensemble du existant; 2° la grammaticalisation » .des mots; le passage d'un mot auto- nome au rôle d'élément grammatical; par exemple le mot suis » qui est autonome dans une phrase comme je suis celui qui suis » est un simple outil grammatical dans je me suis promené ». Ce procédé crée des formes neuves, introduit des catégories qui n'avaient pas d'expression linguistique, transforme l'ensenîhlc du ^. L'ordre des mots semble donc dépendre de deux principes difféiiin?, ic degré d'accentuation des concepts et l'usage. Morne dans les langues qui doivent à certains procédés, comme la flexion, un DE l'É>ERG!E 31 thermiques, la somme des masses des éléments combinés ne reste pas constante en vertu de la relation déduite de 16 lE,= l7n,\-. Soit, par exemple, la formation de l'eau à partir de ses élé- ments pris à l'état gazeux. La combinaison de 2 g. d'hydrogène à 16 g. d'oxygène, dégage 69000 calories-gramme-degré, équi- valentes à environ 3 x 10'* ergs. On n'obtiendra pas alors 18 g. d'eau, car la chaleur dégagée sous forme de rayonnement \ entraîne une perte de masse égale à .^ X 10~* g., soit une différence de 5 milliardièmes entre la masse du gaz tonnant et celle de l'eau qu'il peut former, à la même température, 5"> Variation de la masse dans les transformations radio-actives. — Il en sera de même pour les transformations des corps radio-actifs. La masse initiale d'un de ces corps et la masse totale de ses pro- duits de désintégration au bout d'un certain temps, ne seront pas équivalentes, la transformation s'accompagnant de rayonnement. On sait qu'un gramme de radium métallique dégage 130 calories par heure, en même temps qu'il se transforme en radium D et en hélium, à travers les formes successives d'émanation, de radium A, B, G. En tenant compte de ce que la vie moyenne d'un atome de radium est de 2 600 ans, on peut évaluer que la transformation totale d'un gramme de radium en hélium et eu radium D libérerait une énergie égale à 1,1x10'' ergs. L'émission de cette énergie correspondrait à une différence, entre fa masse primitive du radium D et de l'hélium, égale par gramme à •>" 9X10^'^ — . La désintégration du radium en hélium et en radium D ne représente qu'une étape des transformations qui partent de l'ura- nium pour aboutir à l'héHum et au plomb. La désintégration com- plète d'une quantité donnée d'uranium en hélium et en plomb représenterait une déperdition de masse supérieure à un dix- millième de luranium primitif, La fraction de la masse qui se transforme ainsi en énergie rayonnante est d'un ordre de grandeur 32 REVUE PHILOSOPHIQUE beaucoup plus élevé que dans le cas des réactions chimiques. Il est à présumer qu'elle provient de l'énergie latente de l'uranium, c'est-à-dire de son énergie intra-atomique. Si l'on parvenait à établir exactement, presque à des grandeurs de l'ordre de 10~*, le bilan des masses dans le cas des transformations radio-actives, il serait possible de vérifier l'identité de la masse et de l'énergie. En résumé, l'énergie est inerte et la masse d'un corps est égale à son énergie interne, qu'elle sert à mesurer. Cette énergie interne représente, au zéro absolu, une colossale accumulation d'énergie intra-atomique. Suivant qu'un corps acquiert ou cède de l'énergie, sa masse augmente ou diminue. Elle est plus grande quand il est en mouvement qu'au repos, à chaud qu'à froid, électrisé que déchargé; elle varie dans les réactions chimiques et, d'une façon plus sensible, dans les transformations radio-actives. Le principe de la conservation de la masse qu'avait formulé Lavoisier n'est plus vrai qu'en première approximation, et il vient se fondre dans celui de la conservation de l'énergie. XIII. — Conséquences de la pesanteur de l'énergie LA THÉORIE DE LA GRAVITATION d'EiNSTEIN. Les expériences d'Eotvôs montrent que si l'énergie est inerte, elle doit être pesante en proportion. Dans le cas contraire, une certaine quantité d'uranium et les produits de désintégration, hélium et plomb, auraient des poids égaux, mais des masses diffé- rentes, et ne prendraient par conséquent pas la même accélération sous l'action de la pesanteur. Il devrait exister, en un même lieu, des différences au moins égales au dix-miUième dans les valeurs correspondantes à l'accélération de la pesanteur, ce qui semble être accessible aux mesures. L'énergie ne possède donc pas seule- ment une masse inerte elle possède aussi une masse pondérable {jL=y2- Conformément à ce qui arrive pour l'inertie, une variation d'énergie interne s'accompagne en même temps d'une variation de masse et de poids. Un corps est plus lourd en mouvement qucn repos, à chaud quà froid, en état d'électrisation que neutre, le gaz tonnant que Ceau qu'il produit, Vuranium que ses produits de désin- tégration. L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATION DE l' 33 M. Langevin^ voit une preuve expérimentale de l'inertie et de la pesanteur de l'énergie interne dans les écarts à la loi de Proust. Cette loi énonce que les poids atomiques sonl des multiples entiers d'une même quantité. Bien qu'elle soit sensiblement exacte, les poids présentent cependant de petites irrégularités vis- à-vis de cette loi. Ces écarts proviendraient de ce que la formation des atomes à partir d'éléments primordiaux, par désintégration comme on le voit en radio-activité, ou par un processus inverse d'intégration non encore observé, qui donnerait naissance aux atomes lourds, s'accompagnerait de variation d'énergie interne par émission ou absorption de rayonnement. La somme de^, poids des atomes ainsi formés différerait de cell^ des atomes transformés d'une quantité égale au quotient de la variation d'énergie par le carré de la vitesse de la lumière. Ces écarts sont tels que les énergies mises en jeu seraient du même ordre de- grandeur que celles observées effectivement au cours des transformations radio- actives. Si, par exemple, l'atome d'oxygène résultait de la conden- sation de 16 atomes d'hydrogène ou de 4 atomes d'hélium, il suffi- rait, pour expliquer le poids atomique 13,87 inférieur à IG, d'admettre que cette condensation s'est accompagnée d'une perle d'énergie cinq fois plus grande seulement que celle dégagée pendant la transformation d'un atome de radium en radium D, L'intérêt d'une telle explication des écarts de la loi de Proust est de rendre possible l'hypothèse de Tunité de la matière, c'est-à-dire l'hypothèse que tous les atomes soient construits à partir d'un ou plusieurs éléments primordiaux, ce qu'il était impossible de conci- lier avec ces écarts, tant que l'on admettait le principe de la con- servation de la masse dans les réactions chimiques. L'énergie possédant une masse pondérable, et l'inertie d'un corps n'étant que l'inertie de son énergie interne, la loi de Newton exprime en réalité la loi de V attraction de V énergie par r énergie. Nous allons voir ce qu'il en résulte pour un rayonnement libre, pour une radiation lumineuse par conséquent. Un rayonnement qui se propage librement dans le vide repré- sente, par unité de volume, une certaine densité d'énergie E, et 1. P. Langevin, Journal de Physique, juillet 1913, p. 584. TOME LXXW. — 1918. 3 34 REVIÎE PHILOSOPHIQUE F" une certaine quantité de mouvement électromagnétique égale à ^. Il en résulte qu'il possède une masse inerte, définie comme le F quotient de la quantité de mouvement par la vitesse =^. Si toute masse inerte entraîne l'existence d'une masse pondérable en pro- portion, un rayon lumineux sera pesant; il sera attiré par une masse située dans son voisinage, en vertu de la loi de Newlon. Il sera dévié dans un champ gravifique proportionnellement à l'angle compris entre la direction du rayon et celle de la force d'attrac- tion. Einstein 1 a calculé la grandeur de cette déviation et il est arrivé, en 1911, à la formule ,,_g. 2KM où est la déviation du rayon qui passe devant une masse sphé- rique M la masse d'un astre par exemple, K la constante de la gravitation, R la distance du centre de la sphère au rayon. Pour un rayon passant au voisinage de la surface du soleil, il vient a=0",083,ce qui constitue une grandeur mesurable, en observant, par exemple, la position d'une étoile près du bord du soleil, au moment d'une éclipse totale. En vertu du principe de l'équivalence d'Einstein, une radiation lumineuse à l'intérieur d'un système qui subit une accélération, devra se comporter comme un projectile au lieu de décrire une ligne droite, elle décrira une parabole. Des observateurs enfermés dans le boulet de Jules Verne qui tomberait en chute accélérée, pourraient donc, à l'aide d'expériences optiques, se rendre compte de l'état d'accélération du système, sans savoir du reste s'ils doivent l'attribuer à la présence d'un champ gravifique ou à Félat d'accélération de leur boulet. L'équivalence entre la masse inerte et la masse pondérable entraîne celle des. effets produits sur les phénomènes physiques par un champ de gravitation ou par un état d'accélération conve- nable du système de référence auquel on les rapporte. Il doit en résulter que le potentiel de gravitation agit sur le cours du temps et sur les dimensions des corps de la môme façon que l'accéléra- 1. Einstein, Ann. der Phys., t. XXXV, 191 1, p. 898. L. ROUGIER. — I. V MATÉRIALISATION DE L ÉNERGIE 35 tion. Or, il suit du groupe de Lorentz qu'un corps est d'autant plus contraclé dans le sens de sa translation, pour des observa- teurs 0„ qui le voient passer, et que la vitesse des phénomènes qui s y déroulent, mesurée par ces mêmes observateurs, est d'autant plus ralentie que le corps est en mouvement plus accéléré par rapport à eux. Pareillement, un corps sera d'autant plus con- tracté et la marche des phénomènes dont il est le siège d'autant plus ralentie que le potentiel de gravitation du lieu où il se trouve sera plus élevé. Deux chronomètres égaux, placés à des distances inégales du soleil auront une marche différente et le plus éloigné avancera sur le plus rapproché. Or, une molécule chimiquement définie qui émet, en vertu de ses oscillations, une lumière spectrale déterminée, constitue un chronomètre de dimensions atomiques. Si donc on observe à l'aide d'un speclroscope, deux molécules identiques en des lieux de potentiel gravifique différent, l'une à la surface du soleil et l'autre à la surface de la terre par exemple, les oscillations de la seconde étant plus rapides que celles de la première, et, par suite, la fréquence de la lumière qu'elle émet étant plus élevée, on devra trouver que la raie émise par la seconde est déplacée dans le spectre, par rapport à la raie émise par la première, dans le sens du violet. Connaissant la diirérencc du potentiel de gravitation à la surface du soleil et à la surface de la terre, il est facile de calculer que la différence des longueurs d'ondes des raies spectrales devra atteindre environ rnri d'unité Angstrom, c'est-à-dire un millionième de micron, ce qui est une grandeur accessible à l'expérience. Il est remarquable que des déplacements de cet ordre aient été effectivement observés par MM. Fabry et Buisson, en comparant les raies de Frauenhofer du spectre solaire avec les raies correspondantes d'une source terrestre'. E La relation [A^yj montre que les lois de la conservation du poids sont les mêmes que celles de la conservation de l'énergie. Or, dans un champ gravifique, le poids d'un corps varie quand il se déplace dans le champ il croît quand le corps s'élève. A cette augmentation du poids doit correspondre une augmentation 1. Cf. Freundlich, Phrjs. Zeitsch.,XY, 1914, p. 369. 36 REVUE PHILOSOPHIQUE d'énergie équivalente au travail dépensé contre la force de la pesanteur pour élever le corps. Ce changement de l'énergie entraîne, en vertu de la formule M^rrr^, soit un changement de masse, soit un changement de la vitesse de la lumière dans le champ gravifîque, au point considéré. G. Mie* a développé une théorie de la gravitation, conforme aux idées relativistes, où il fait dépendre la masse du potentiel de gravitation et non la vitesse de la lumière. Il sauvegarde ainsi le postulat de la constance de la vitesse de la lumière requis par le principe de relativité, mais il est obligé de renoncer à l'équiva- lence entre la masse pesante et la masse inerteétablie par Eotvos. G. Nordstrom 2 a cherché à maintenir le postulat de la constance de la vitesse de la lumière et la proportionnalité de la masse pesante et de la masse inerte dans les limites les plus étendues» mais il est obligé d'admettre une variation de la longueur des corps et de la marche des phénomènes, en fonction du potentiel de gravitation, qui ne cadre pas avec celle prévue par le groupe de Lorentz. Aussi Einstein s'est il résigné à faire l'abandon de la constance de la vitesse de la lumière pour un champ à potentiel variable et à admettre qu'elle varie avec le heu suivant la formule 19 V==Vol + ^ où cf représente la grandeur du potentiel newlonien au lieu considéré. Le groupe de Lorentz ne s'applique plus qu'à des domaines où le potentiel de gravitation est constant, ou, ce qui revient au môme en vertu du principe de l'équivalence, à des systèmes en mouvement de translation uniforme. Einstein s'est préoccupé de trouver un groupe de transforma- tions, admettant comme cas particulier celui de Lorentz, tel que les équations du champ de gravitation puissent être ramenées à la forme qu'ont celles d'un système sans gravitation, rapporté à un trièdre de référence en état d'accélération. La découverte de ce groupe, grâce au calcul différentiel absolu développé par Ricci et 1. G. Mie, Ann. der Phys , t. XG, 1913, p. 25; P/njs. Zeitsch., 1914, p. 115 et 169. •2. E. Nordstrom, Phys. Zeilschr., 1912, p. 1126; 1914, p. 315, 604; Ann. der Phys., 1913, p. 533, 856; 191-4, p. 1101 L. ROUGIER. — lA MATÉRIALISATION DE l'éNERGIE 37 Levi-Civita, lui a permis de généraliser le principe de relativité au cas de mouvements uniformément variés- De même que nous ne saisissons jamais que des vitesses relatives, de même nous n'observons que des accélérations relatives, et une accélération absolue, pas plus qu'une vitesse absolue, n'a de sens. Par le même effet, on ne peut plus attribuera l'inertie considérée comme résistance à l'accélération » un sens absolu, pareil à celui qu'elle avait dans la mécanique classique l'inertie d'un corps est d'autant plus grande qu'il y a, dans son voisinage, plus de masses inertes qui ne participent pas à son accélération, et elle disparaît dans le cas contraire. Le groupe d'Einstein sauvegarde celle relativité de l'inerlie. Le principe de l'équivalence montre que presque tous les phé- nomènes naturels, correspondant à des grandeurs d'énergie, engendrent nécessairement un champ de gravitation et sont influencés en retour par celui-ci, si bien qu'eux aussi sont relatifs. Cette relativité générale est conforme avec ce que nous enseigne la psycho-physiologie. Cette science nous montre que nos sens ne sont sensibles qu'aux changements relatifs du monde extérieur notre vue ne nous renseigne que sur des mouvements relatifs, notre sensibilité thermique que sur les variations du régime de déperdition de la chaleur entre noire main et le milieu ambiant. Les travaux d'Einstein ont mis d'accord nos conceptions physiques avec les conditions de notre connaissance. Elles ont comblé une énorme lacune épistémologique. Mais ce relativisme est-il universel et radical; ou bien, tout en étant fondé sur la nature des choses, n'irait-il pas sans admettre un certain absolu? Einstein se prononce pour la première alter- native. Selon lui, il n'y a pas d'éther immobile, et, par conséquent, il n'y a pas de trièdre de référence et d'horloge privilégiés, il n'y a pas de région de l'espace jouissant de propriétés physiques absolues. La contraction de Lorentz n'est qu'une apparence réci- proque, provenant du temps local, de ce que les horloges des observateurs liées à un corps et celles des observateurs en mou- vement par rapport à lui ne marchent pas de la même façon. Si Dieu existe, ce n'est que par un décret arbitraire de son hbre arbitre, dans un complet étal d'indifférence intellectuelle, qu'il choisit une fois pour toutes une horloge pour y rapporter tous les 38 REVUE PHILOSOPHIQUE phénomènes et établir une chronolagie universelle des événements qui se passent dans le temps, afin de fixer conventionnellement leur simultanéité et leur ordre de succession. Cette relativité ne serait pas absolue s'il existait, comme y incline Lorenlz, un éther immobile, d'une nature que nous igno- rons, mais qui serait bien différente de celle de l'éther mécanique de Faraday, de lord Kelvin et de Sir Oliver Lodge. Il y aurait alors, pour une intelligence omnisciente, un système de référence et une horloge privilégiés n'importe quel système d'axes lié à l'éther et n'importe quelle horloge en repos soustraite à l'influence de tout champ de gravitation. Cet esprit omniscient pourrait parler pro- prement de mouvement, d'ordre de succession et de synchronisme absolus. La contraction de Lorentz, le ralentissement des horloges lui apparaîtraient comme des phénomènes physiques, dus aux liai- sons de la matière et de l'éther, à une action exercée par celui-ci sur celle-là. Mais ce trièdre de référence privilégié, ce cours du temps absolu nous seraient à jamais dérobés par suite de l'action même de l'éther sur les corps, qui serait telle précisément qu'elle nous empêche de déceler leur mouvement absolu. Les observa- teurs Oq ne seraient pas plus fondés à se dire en repos et mar- quant l'heure vraie que les observateurs 0,. Un expérimentateur quelconque pourra toujours expliquer ce qu'il observe en suppo- sant, soit qu'il est en repos dans l'éther, soit que son laboratoire est traversé par un courant d'éther qui a pour effet de raccourcir ses instruments et de ralentir ses horloges, soit qu'il n'y a pas d'éther du tout, mais que c'est le mouvement d'une barre ou d'une horloge dans son laboratoire qui produit le raccourcissement de l'une et le ralentissement de l'autre. Suivant la théorie pragmatisle de la vérité, ces deux théories, dont la première est soutenue par Einstein, la seconde chère à Lorentz, sont équivalentes, puisqu'elles conduisent à sauver les mêmes apparences. Celle d'Einstein, à suivre l'adage non sunt mul- tiplicanda entia sine causa, est slrictement positive et plus économe en rejetant l'éther, devenu une hypothèse inutile. Celle de Lorentz, en maintenant l'éther, sauvegarde nos vieilles habitudes dépenser, donne satisfaction à notre aspiration vers l'absolu, dispense comme une quiétude à notre esprit, élubht un trait d'union entre la phy- sique d'hier et celle d'aujourd'hui, et rentre dans la catégorie des L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATION DE l'ÉNERGIE 3» théories explicatives, puisque le raccourcissement des corps, le ralentissement des horloges, la constance déla vitesse de la lumière dans un champ gravifique à potentiel constant s'expliquent parles liaisons de la matière et de l'éther. Mais l'existence de l'éther est à tout jamais rendue problématique en vertu du principe de relativité. Sa nature nous est inconnue, puisque les propriétés mécaniques, dont l'avaient doué Faraday, Helmholtz, lord Kelvin, Sir Oliver Lodge, l'ont une première fois condamné. Il ne paraît pas devoir représenter l'anticipation d'observations et d'expériences futures, comme la théorie pasteurienne des microbes ou la théorie atomique; il ncst qu'une méthode d'exposition, une hypothèse Ggurative pour soutenir l'esprit d'abstraction, qui, utile pour les esprits que Duhem appelait amples et faibles, devient surérogatoire, et encombrante, et fastidieuse pour tes esprits étroits mais profonds. Quoi qu'il en soit dans l'avenir, les résultats d'Einstein, sur l'inertie, la pesanteur de lenergie, et la relativité des phénomènes, sont acquis pour toujours. Le principe de relativité représente une des normes de la recherche physique qui limite le champ de nos investigations et détermine, en partie, la forme des équations de la physique. XIV. — Le succès de la théorie électronique l'explication DES rapports de LA MATIÈRE ET DU RAYONNEMENT, Nous venons de voir qu'un corps est inerte et pesant en propor- tion de l'énergie qu'il contient, si bien que le concept de matière se subsume sous celui plus général d'énergie, et que le principe de la conservation de la masse se confond avec celui de la conserva- tion de l'énergie. L'énergie, comme le voulait Ostwald, devient la seule réalité subsistante dans laquelle viennent s'absorber l'éther et les nombreux agents impondérables que la physique du début du xix" siècle s'était plu à multiplier. Il apparaît toutefois que l'énergie se présente essentiellement sous un double aspect sous forme d'électricité résineuse douée d'une structure corpusculaire et sous forme de rayonnement libre. Sous son premier aspect, elle est formée de grains d'électricité pouvant se mouvoir suivant des vitesses allant de 0 à V, dont les assemblages constituent les édi- fices atomiques et moléculaires, relativement stables et étonnam- 40 REVUE PHILOSOPHIQUE menl lacunaires, qui apparaissent à nos sens sous forme de corps continus. Sous son second aspect, elle paraît formée d'ondes transversales, indéfiniment expansibles et divisibles, balayant tout l'espace avec la vitesse uniforme de la lumière. Dans le premier cas, elle prend le nom de matière, dans le second, celui d'énergie rayonnante. Le caractère spécifique d'une portion de matière ne doit plus être recherché dans la masse et le poids, l'énergie rayonnante étant également inerte et pesante et la masse cessant d'être une quantité scalaire invariable, pour prendre le caractère d'une gran- deur tensorielle, dissymétrique et variable en fonction de la vitesse et de l'énergie interne des corps. Il doit être cherché dans le nombre et la nature des éléments primordiaux qui la consti- tuent. Ces éléments sont, par delà les atomes changeants où s'arrête la chimie, les électrons et les restes positifs, de structure encore inconnue, qui nous apparaissent sous la forme de noyaux positifs d'atomes d'hélium. Seuls ces éléments resteraient invariables à travers les changements que subirait la matière et pourraient servir à la définir, , Entre la matière ainsi caractérisée et le rayonnement, quelles sont les relations existantes et quel est le mécanisme de leurs échanges énergétiques? C'est à ce sujet que fut posé le pseudo-problème métaphysique de l'action de l'impondérable sur le pondérable, et c'est à quoi la théorie électronique de la matière prétend donner une réponse satisfaisante. Reprenons pour cela le cas d'une particule chargée en mouve- ment quasi stationnaire. et voyons ce qui se passe lorsqu'elle subit une accélération. Le sillage de la particule, en mouvement quasi stationnaire, est formé par le système des lignes de force électriques radiales et de lignes de force magnétiques circulaires qu'elle emporte avec elle. Il peut être considéré encore coinme l'ensemble des ondes électro- magnétiques de vitesse, émises aux différents instants de sa course, centrées sur ses positions antérieures, qui s'enveloppent mutuelle- ment, si bien que le champ électromagnétique produit par le déplacement de la particule est déterminé, non par l'état central de la particule, mais par tous ses états antérieurs. L'énergie du L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATIO?l DE l' 41 champ ainsi créé est localisée presque entièrement au voisinage immédiat de la particule, parce que lintensité du champ décroît en raison inverse du carré de la dislance, et tend rapidement vers zéro, à mesure qu'on s'éloigne de la particule. Les ondes-vitesse qui constituent le sillage, d'un électron par exemple, ne corres- pondent à aucune énergie rayonnée à grande distance, allant se perdre à l'infini. Elles représentent une énergie cinétique qui accompagne l'électron dans son déplacement, en conservant, pour une vitesse constante, une distribution fixe dans l'espace. Comme l'espace n'exerce aucune action de viscosité, ce qui laisse à penser qu'il est vide, aucune intervention extérieure n'est requise pour conserver celte énergie en mouvement, et lélectron lancé se meut indéfiniment avec la même vitesse, conformément au principe d'inertie, tant qu'une cause étrangère ne vient pas modifier son état de mouvement et provoquer une accélération. Examinons co qui se passe dans ce dernier cas. En premier lieu, l'énergie magnétique du sillage, en conformité avec la relation — v^ valable pour de petites vitesses, augmente ou diminue d'une quantité, appelée énergie de changement, qui correspond à une réorganisation des lignes de force du sillage. En second lieu, le changement de vitesse détermine l'apparition d'une onde sphérique d'accélération, dont le rayon croît avec la vitesse de la lumière et qui reste centrée sur le point où se trouvait l'électron au moment de l'émission. Cette onde correspond, en chaque point, au passage d'un champ électrique et d'un champ magnétique, situés dans le plan tangent à l'onde et perpendiculaires l'un à l'autre dans ce plan. Ces champs représentent une localisation d'énergies électrique et magnétique égales par unité de volume, ce qui achève de donner à l'onde d'accélération tous les caractères du rayonnement libre. Les champs présents dans l'onde d'accélération se superposent à ceux des ondes de vitesse. Comme ces derniers, variant en raison inverse du carré de la dislance, diminuent beaucoup plus rapide- ment que ceux-là, qui varient seulement en raison inverse de la distance, si l'on s'éloigne de l'électron, il n'exislera bientôt plus que l'onde d'accélération. L'énergie rayonnée ainsi à l'infini, avec la vitesse de la lumière, par le rayonnement qu'émet l'électron 42 REVUE PHILOSOPHIQUE pendant le temps dt, est proportionnelle au carré de la charge et de l'accélération suivant la relation 20 ~~-dt. Cette énergie rayonnée représente l'énergie intrinsèque de l'onde d'accélération. Elle est empruntée aux actions extérieures qui modifient la vitesse de l'électron. Mais elle ne représente qu'une faible partie de l'énergie qu'emporte au départ, en quittant le centre, l'onde d'accélération. Celle-ci est l'intermédiaire par lequel l'électron réorganise son sillage, avec la vitesse de la lumière, c'est-à-dire par lequel le champ de l'électron reçoit le complément d'énergie magnétique nécessaire pour l'accroissement d'énergie cinétique lié à l'augmentation de la vitesse, ou restitue l'énergie magnétique en excès, lorsque la vitesse diminue. C'est par l'onde d'accélération qu'est distribuée à chaque région du sillage ou restituée sous forme de travail l'énergie magnétique de changement qui correspond à l'augmentation ou à la diminution de la vitesse, et qui est empruntée, dans le premier cas, aux actions extérieures, et restituée, dans le second, sous forme de travail fourni contre les actions retardatrices. L'énergie rayonnée de l'onde d'accélération représente comme un déchet nécessaire, un tribut payé à l'onde auxiliaire pour le service rendu. L'émission du raxjonnement est toujours Liée à V accélération de par- ticules électrisées. C'est la présence dans la matière des différentes sortes d'électrons qui permettent d'expliquer l'émission des diverses sortes de rayonnement, et les phénomènes qui s'y ramènent, tels que l'induction mutuelle et la self-induction. Considérons d'abord ces deux derniers phénomènes. Les cou- rants de conduction se ramènent à des courants de conveclion ils correspondent au mouvement d'ensemble, sous l'influence d'une diffcrence de potentiel, des électrons libres des conducteurs métal- liques ou électrolytiques, les électrons positifs tendant à aller dans un sens, les négatifs dans un autre. Si deux fils sont placés côte à côte, telles les deu» spires voisines d'un transformateur, le passage du courant inducteur correspond à la circulation dans le premier fil des électrons libres auxquels il doit d'être conducteur. L'inten- L. ROUGIER. — LA >1ATÉRIALISAT10S DE L 43 site du courant est proportionnelle à la vitesse d'ensemble de ces électrons, et toute variation d'intensité correspondra à une accé- lération subie par les électrons. Au moment où le courant varie, il y aura émission d'ondes d'accélération par les électrons du fil. La superposition de ces ondes en un point du fd voisin donnera lieu à l'apparition d'un champ électrique parallèle au fil et dirigé en sens inverse du courant si l'intensité augmente, de même sens s'il diminue. Dans le cas où ce point est situé à l'intérieur du fil voisin, le champ électrique ainsi créé déterminera un courant, correspondant à l'existence d'une force électromotrice, dont le sens est donné par la loi de Lorentz. Les phénomènes de self-induction s'expliquent de la même manière. Si l'intensité du courant augmente, les ondes d'accélé- ration, émises par les électrons dont la vitesse varie, se totalisent dans le circuit, comme à l'extérieur, et y produisent un champ électrique de sens opposé au courant, par l'intermédiaire duquel est empruntée, à ia source électromotrice qui produit le courant, l'énergie nécessaire à l'accroissement du champ magnétique entourant le circuit. Quand le courant diminue, les accélérations des particules positives étant opposées au sens du courant, les ondes rayonnées produisent dans le conducteur un champ électro- moteur de même sens, par l'intermédiaire duquel se trouve restitué au circuit l'excès d'énergie du champ magnétique qui l'entoure. Les courants de conduction ne sont au fond que des courants de convection; l'explication de leur self-induction doit rendre compte de l'inertie d'une particule électrisée en mouvement. Cette inertie est due à la production d'un champ magnétique engendré par le déplacement de la particule, et au fait que l'énergie présente dans ce champ doit varier avec la vitesse, par l'intermédiaire de Tonde d'accélération. La force d'inertie qu'oppose la particule au change- ment de vitesse provient de l'action sur chaque élément de sa charge du champ électrique présent dans les ondes d'accélération émises par les autres éléments de cette charge. Les caractères du rayonnement libre, qui se manifeste sous forme d'ondes hertziennes, de lumière, de rayons Rôntgen, de radiations calorifiques, dépendent de la nature des électrons qui s'accélèrent et des circonstances de leur accélération, brusque, continue ou périodique. 44 REVUE PHILOSOPHIQUE Une accélération brusque est réalisée lors de l'arrêt subit par un obstacle des particules cathodiques ou des particules p, lan- cées à des vitesses comprises entre 20 000 et 290 000 km. à la seconde. La radiation consiste dans une pulsation brusque, une sorte de bruit électromagnétique, émise au moment de l'arrêt de la particule, dont l'épaisseur est égale au produit de la vitesse de la lumière par la durée du choc, c'est-à-dire est de l'ordre des dimensions atomiques. Cette extrême minceur explique le pouvoir pénétrant, ainsi que l'absence de réfraction et de diffraction, des rayons X. L'accélération est périodique dans le cas des électrons qui se meuvent sur des courbes fermées autour d'un centre positif, à l'intérieur des atomes. Il en résulte une émission continuelle d'ondes régulières, dont la période est égale à la durée de révolu- tion des électrons. Cette émission correspond à une lumière d'une longueur d'onde déterminée, comme celle qui constitue les spectres discontinus. Si l'accéléralion est due à l'agitation désordonnée des électrons libres de sources incandescentes, il en résulte des radiations de toute longueur d'onde qui forment les spectres continus des corps incandescents. Si le rayonnement est dû aux accélérations que subissent les électrons libres d'une enceinte métallique opaque, par suite de l'agitation thermique des molécules qui les choquent, il constitue le rayonnement calorifique intérieur à cette enceinte, appelé rayonnement noir. La présence des électrons en mouvement dans la matière n'explique pas seulement l'émission du rayonnement, mais aussi les lois de sa propagation à travers les milieux matériels et celles de son absorption. L'absorption du rayonnement par la matière est due à ce que les électrons présents dans la matière, sous l'action des champs alter- natifs des ondes électromagnétiques incidentes, se mettent à vibrer en concordance avec elles. Par suite des mouvements ainsi procurés, ils choquent les molécules matérielles voisines dont ils augmentent l'agitation cinétique au détriment de leur énergie vibratoire. C'est par ce mécanisme que l'énergie électromagné- tique du rayonnement absorbé se change, par l'intermédiaire des chocs, en énergie thermique, c'est-à-dire en énergie cinétique L. ROUGIEE- — LA MATÉRIALISATION DE l'ÉNERGIE 45 d'agitation désordonnée des molécules du corps absorbant. C'est pour cela qu'un corps qui absorbe un rayonnement s'échaufTe au détriment de l'énergie électromagnétique incidente, et que sa masse augmente de toute la masse mauperluisienne de la radia- tion absorbée. Dans le cas de l'absorption sélective, ce ne sont plus les électrons libres, mais les électrons en mouvement pério- dique régulier au sein des atomes, qui absorbent, par un phéno- mène de résonance, les radiations de période égale à celle de leurs mouvements. En conclusion, la théorie électronique de la matière paraît rendre compte du mécanisme des rapports existants entre la matière et le rayonnement. Par le succès de cette entreprise, la théorie électro- nique se trouve fortifiée d'autant. Elle accrédite cette façon de voir qu'il n'existe au fond que de l'énergie électromagnétique qui se présente sous deux aspects différents étroitement circonscrite et accumulée dans l'espace, sous forme de charges élémentaires en mouvement, dont la vitesse peut varier de O à V, et sous forme de rayonnement balayant tout l'espace avec la rapidité de la lumière; sous forme de grains d'électricité et sous forme d'ondes transver- sales indéfiniment expansibles et divisibles ; stabilisée en des édi- fices d'architecture variée et définie, et libre d'aller se perdre, en rayonnant, à l'infini. Le succès de la théorie électronique et de la mécanique de la relativité ramène finalement le pluralisme primitif de la matière pesante et des agents impondérables au dualisme de l'électricité négative peut-être aussi positive;, douée dune structure corpus- culaire, et du rayonnement électromagnétique, formé d'ondes continues, également inertes et pesants. XV. — L'ÉCHEC DE LA inÉORIE ÉLECTRIQUE LE RAYONNEMENT NOIR ET LA TUÉORIE DES QUANTA. La théorie électronique a cependant rencontré ses limites elle s'est révélée impuissante à rendre compte de la loi de la répartition de l'énergie dans le spectre du corps noir et de la diminution des températures aux basses pressions, tandis que la théorie classique du rayonnement, due à Maxwell et à Hertz, échouait devant cer- tains phénomènes d'optique physique. Pour mettre d'accord la 46 REVUE PHILOSOPHIQUE théorie et l'expérience, il a fallu introduire de nouvelles h3^po- thèses complémentaires. Vont-elles modifier les résultats antérieu- rement acquis, accuser le dualisme entre la matière et le rayonne- ment? Bien loin de là, elles l'atténuent au contraire, car elles ne reviennent à rien moins qu'à douer l'énergie rayonnante de struc- ture, après l'avoir doué d'inerlie et de poids. Elles aboutissent, en effet, à considérer le rayonnement, non plus comme un système d'ondes, indéfiniment expansibles et divisibles, propagées par un milieu hypothétique, l'éther, mais comme une projection dans l'espace vide avec la vitesse de la lumière d'unités discrètes, émises et absorbées d'une façon discontinue par les corps^ Pour comprendre ce dont il s'agit, il faut commencer par définir ce qu'est le rayonnement noir. Tout corps qui n'est pas au zéro absolu, émet de l'énergie sous forme de rayonnement thermique. Si l'on place des corps inéga- lement chauds dans une enceinte, on voit à la longue s'établir entre eux un équilibre thermique, tous les corps de l'enceinte se mettant à la même température. Cet équilibre n'a pu être atteint que par échange de rayonnement entre les corps. Quand il est atteint, les corps n'en rayonnent pas moins, mais chacun d'eux acquiert par absorption autant qu'il dépense par émission. Ceci a conduit Kirchhoff à énoncer, au sujet du rayonnement thermique, la loi suivante le pouvoir émissif d'un corps, pour chaque espèce de radiations et à toute température, est égal à son pouvoir absor- bant. Dans le cas d'un corps noir idéal, qui absorbe en totalité les radiations qui le frappent, le pouvoir absorbant est égal à l'unité. On peut alors se proposer de découvrir la loi de la distribution de l'énergie rayonnante dans le spectre émis par un corps noir, à une température donnée. Il n'existe pas dans la nature de corps rigoureusement noir qui ne réfléchisse ou ne diffuse en partie le rayonnement qu'il reçoit. Kirchhoff a permis de tourner la difficulté en donnant le moyen de réaliser artificiellement un corps noir. Considérons une enceinte opaque et une radiation quelconque qui se propage à l'intérieur elle frappera une première fois la paroi et sera partielle- 1, Cf. La théorie du rayonnement et les quanta, rapports cl discussions de la réunion de Hruxellcs, publiés par P. Langevin el M. de Broglie, I^aris, 1912. L. ROUGIER. — LA MATÉRIAUSÀTION DE l'éNERGIE 47 ment absorbée; la radiation restante, réfléchie ou diffusée, reviendra frapper d'autres régions de la paroi et s'y absorbera dans la même proportion, si bien que la radiation qui aura échappé à l'absorption tendra rapidement vers zéro. Une telle enceinte possède donc un pouvoir absorbant égal à l'unité pour toute radiation elle réalise le corps noir. Plongeons celte enceinte, après y avoir fait le vide, dans un bain à température constante, de façon à maintenir ses parois à tem- pérature constante. L'expérience prouve que l'espace intérieur à l'enceinte est isotherme, c'est-à-dire qu'un thermomètre, placé en un point quelconque intérieur à cette enceinte, finira par marquer la môme température. L'action subie par le thermomètre plongé dans le vide ne peut être exercée que par rayonnement dans la région où le thermomètre se trouve, il ne cesse d'arriver des divers points de l'enceinte des ondulations qui se superposent, en formant des systèmes d'ondes station naires de fréquence déterminée, qui s'adaptent aux dislances existant entre deux parois et réalisent un régime permanent de changements extrêmement rapides, dont les détails échappent pour les durées et les temps qui sont à notre échelle. C'est ce que l'on exprime en'disant que l'équilibre ther- mique réalisé à l'ialérieur de l'enceinte est un équilibre statique. Cet équilibre est réalisé pour chaque espèce de radiations isole- ment, et il est caractérisé par la quantité d'énergie qui se trouve par unité de volume dans l'espace intérieur à l'enceinte et par la distribution de celle énergie entre les différentes longueurs d'onde des systèmes d'ondes stationnaires. C'est précisément cette densité d'énergie et celle distribution d'énergie dans le spectre qu'il s'agit de déterminer pour le rayonnement noir. C'est ce que l'on parvient à faire par la méthode suivante. L'expé- rience prouve que la température marquée par le thermomètre est indépendante de la nature, de la forme et des dimensions des parois de l'enceinle. Il en résulte que toutes les directions sont équivalentes et que chaque centimètre cube de l'enceinte contient la môme densité d'énergie rayonnante. Si l'on considère dans l'enceinle un contour fermé plan d'un centimètre carré de surface, la quantité de rayonnement qui passe par ce contour en une seconde, aura une valeur déterminée, proportionnelle à la densité de l'énergie du rayonnement en équihbre à celte température. Pour étudier la 48 REVUE PHILOSOPHIQUE composition du rayonnement de l'enceinte isotherme, identique à celui d'un corps noir et dénommé pour cela rayonnement noir, il suffira de pratiquer une petite ouverture dans l'enceinte, de façon à recueillir le rayonnement qui en sort et que nous savons être identique au rayonnement qui, dans Tenceinte isotherme, traverse à chaque instant une section d'égal contour. Ce dispositif a permis de découvrir, pour la densité d'énergie rayonnée, la loi de Stcphan la densité d'énergie totale rayonnée par unité de temps est propor- tionnelle à la quatrième puissance de la température absolue. En recevant le rayonnement sur un appareil dispersif, on a découvert, au sujet de la distribution de l'énergie dans le spectre, qu'à une température donnée, l'énergie rayonnée présente un maximum pour une certaine radiation déterminée, de part et d'autre de laquelle, elle décroît rapidement. Quand la température augmente, la densité d'énergie de chaque radiation simple augmente tou- jours, mais le maximum d'intensité se déplace vers les plus courtes longueurs d'ondes, de l'infra-rouge à l'ultra-violet pour la partie visible du spectre émis. La courbe des intensités se déplace le long du spectre en se gonflant de plus en plus, d'abord lentement, puis avec une extrême rapidité, à mesure que la température s'élève. Wien a découvert la loi de ce déplacement qui détermine la courbe de répartition de l'énergie globale du spectre d'un corps noir, en fonction de la longueur'd'onde, pour une température donnée La longueur d'onde correspondant au maximum de l'intensité décroît en raison inverse de la température absolue, tandis que l'intensité du maximum croît proportionnellement à la cinquième puissance de la température absolue. Il restait à exprimer, dans une seule formule empirique, la répar- tition dans le spectre des intensités du rayonnement noir, pour toutes les températures observées c'est à quoi est parvenu JMax Planck et c'est l'interprétation physique de cette formule qui est le point de départ de la théorie des Quanta. Dans l'enceinte isotherme, il y a équilibre thermique entre la matière des parois et l'espace vide ou l'éther où se trouve le rayonnement noir. La température des parois est due à l'agitation intestine des molécules qui les constituent; la température du vide est due aux ondes stationnaires qui existent entre les parois. L'équilibre thermique entre la matière et le rayonnement est L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATION DE l'ÉNERGIE 49 réalisé par le mécanisme précédemment décrit. Les molécules des parois de l'enceinte heurtent, dans leur agitation cinétique, les électrons libres qui s'y trouvent. Par suite de ces chocs, ceux-ci subissent des accélérations qui déterminent un rayonnement de toutes longueurs d'onde, dont l'énergie électromagnétique est empruntée à l'énergie thermique d'agitation moléculaire la température du vide est augmentée au détriment de celle de la matière. Réciproquement et par un mécanisme inversement symétrique, les électrons, soumis à l'action des radiations, vibrent en réso- nance avec elles; par suite des oscillations ainsi procurées ils choquent les molécules voisines dont l'agitation thermique s'élève la température de la matière se trouve augmentée au détriment de celle du vide. Il y a équilibre thermique entre la matière et le rayonnement, lorsqu'il y a égalité entre les échanges énergétiques réalisés au moyen des électrons. L'ensemble des molécules matérielles, des électrons et des diverses ondes stationnaires qui existent dans le vide forme un système en équilibre statique auquel peuvent s'appliquer les lois de la mécanique statique, en particulier le théorème, découvert par Maxwell, correctement démontré par Boltzmartn, qui résume les propriétés de pareils systèmes. C'est la loi de l'équiparlition de l'énergie. Elle énonce que, dans un système thermique, l'énergie cinétique moyenne se partage également entre tous les degrés de liberté du système. On appelle degrés de liberté d'un système, les différents mouve- ments qu'il peut prendre en respectant les liaisons auxquelles il est assujetti. Par exemple, un point matériel peut se mouvoir suivant trois axes, il a trois degrés de liberté; une sphère peut subir une translation parallèle à chacun de ces trois axes et une rotatfon autour de ces axes, elle a six degrés de liberté. La molécule d'un gaz monoatomique, comme l'argon, est supposée avoir trois degrés de liberté; une molécule d'oxygène en aura cinq, une molécule matérielle en aura six, trois degrés de translation et trois degrés de rotation. Si l'on applique la loi de l'équipartition à un gaz en équilibre thermique, la force vive que prendra en moyenne chaque molécule est proportionnelle au nombre de ses degrés de liberté si dans l'équilibre statique une molécule d'argon possède à une TOME LXXXV. — 1918. 4 bO REVUE PHILOSOPHIQUE certaine température la force vive 3, une molécule d'oxygène devra posséder la force vive 5. Cette loi, qui résulte de la forme hamiltonienne des équations de la dynamique, doit s'appliquer au système statique constitué par les parois matérielles de l'enceinte et le rayonnement noir. 11 nous suffira de dénombrer le nombre des degrés de liberté du sys- tème, pour prévoir, en vertu de cette loi, la composition spectrale la plus probable pour le rayonnement en équilibre thermique, et dont la réalisation sera une nécessité physique en vertu du principe de Carnot. Il y a lieu d'envisager, d'une part les molécules des parois matérielles, d'autre part les divers systèmes d'ondes stalionnaires possibles dans le vide. Soit N le nombre des molécules matérielles contenues dans les parois de l'enceinte, le nombre de leurs degrés ^de liberté étant égal à six, il n'y aura, pour la matière, qu'un nombre fini de degrés de liberté, comme suite de sa discontinuité, égal à G N. Considérons l'espace vide d'autre part. Il a un nombre infini de degrés de liberté, car il y a un nombre infini de systèmes d'ondes stationnaires possibles, dont les longueurs d'onde sont comprises entre oo et 0. Si l'on applique alors la loi de Téquipar- tition entre tous les degrés de liberté, l'énergie se trouvera tout entière dans l'espace vide, et il ne restera rien pour la matière l'équilibre cessera d'être possible, ou plutôt il n'y aura plus qu'un seul équilibre possible au cas où la matière sera au zéro absolu. De plus, l'énergie reçue par l'espace doit être également répartie entre ses degrés de liberté, en nombre infini quelle que soit la quantité d'énergie emmagasinée, celle qui sera assignée à chaque degré de liberté sera nulle à moins que l'on ne dispose d'une quantité d'énergie infinie, ce qui n'a pas de sens physique. Il n'en serait plus ainsi, si l'on admettait que la longueur des oscillations lumineuses ne peut descendre au-dessous d'une certaine limite -o. Ceci reviendrait à admettre l'éther et h lo douer He structure. En effet, ce qui limite les mouvements périodiques qui peuvent se propager dans un milieu donné, c'est la nécessité, pour leurs longueurs d'onde, d'être sensiblement supérieures à l'échelle de structure du milieu. La longueur d'onde des sons rendus par une corde vibrante doit être supérieure aux distances mutuelles des molécules qui constituent la corde, sans quoi les sons n'existeraient pas. De même les ondes sismiques qui tra- L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATION DE l'ÉNERGIE 51 versent un continent n'ont de réalité que pour un observateur dont l'horizon dépasse le domaine des variations locales. Pareille- ment, s'il existe une structure de léther, on ne peut plus parler de longueurs d'onde infiniment petites au sens mathématique du mot les longueurs d'onde les plus petites qu'il serait possible d'admettre sont celles dont la grandeur X est voisine du nombre qui mesu- rerait la distance de deux molécules d'éther. Le nombre des degrés de liberté de i'élher serait en nombre fini, et l'équilibre thermique entre la matière et l'éther devient désormais possible. Cette conception a le tort de reposer sur l'existence hypothé- tique de l'éther, et d'un élher doué de structure discontinue, ce qui est malaisé à concevoir. Mais de plus elle est inefficace, car elle conduit à des prévisions contraires à l'expérience. En effet, le nombre des systèmes d'ondes stationnaires dont la longueur d'onde eàt comprise entre les limites X et X -h rfX est d'autant plus grand que X est plus petit. Il en résultera que les degrés de liberté des longueurs d'onde les plus petites tendront à accaparer toute l'énergie disponible, qui se dissipera en radiations extrêmement courtes, ce qui est contraire à l'expérience et à la formule de Planck. Ainsi riiypothèse précédente conduit à une loi fausse, formulée pour la première fois par lord Rayleigh et Jeans, comme une con- séquence de l'équipartition de l'énergie l'énergie rayonnée, pour une longueur d'onde donnée, est proportionnelle à la température absolue et en raison inverse de la quatrième puissance de la lon- gueur d'onde. Pour sortir de ces difficultés, Planck a émis une hypothèse radi- cale, qui a le mérite de s'affranchir de la considération de tout milieu hypothétique pour ne plus considérer que la seule réalité positivement accessible l'énergie. La formule qu'il a proposée pour représenter la répartition de l'énergie du spectre noir revient à substituer une série discontinue d'éléments, dont la somme reste toujours finie, à une intégrale qui figure dans l'expression mathé- matique de la loi de lord Rayleigh et qui a le tort de devenir infinie. Il interprète celte discontinuité, non par des hypothèses sur la structure du milieu où se meut l'énergie rayonnante, mais par des hypothèses sur l'absorption et l'émission de cette énergie Selon lui, les échanges d'énergie entre le rayonnement et la matière ne pour- raient pas se faire d'une façon continue en proportion quelconque. 52 REVUE PHILOSOPHIQUE ce qui introduit un nombre infini de degrés de liberté, mais d'une façon discontinue en proportions définies. Les résonnateurs élec- triques électrons libres par l'intermédiaire desquels se réalisent ces échanges ne pourraient absorber ou émettre de l'énergie rayon- nante que d'une façon discontinue, par sauts brusques, suivant les multiples entiers de quantités élémentaires, indivisibles comme des atomes d'énergie, appelés quanta. Ces quanta, qui fixent la limite inférieure de l'accès ou de la sortie de l'énergie, ne seraient pas les mêmes pour tous les résonnateurs ils seraient en raison inverse de la longueur d'onde ou de leur période d'oscillation et liés à la fréquence v suivant la relation 21 q = hv, où h représente une constante universelle. Comme suite de cette hypothèse, les résonnateurs à courte période ne pourront absorber et émettre l'énergie que par grosses bouchées, tandis que les réson- nateurs à longue période pourront l'avaler et la débiter par petits morceaux. Il faudra une grande quantité d'énergie disponible pour ébranler un résonnateur à courte période, si bien que les réson- nateurs de cette sorte auront chance de rester en repos, surtout si la température est basse. Par ce moyen s'élimine le rôle nocif des longueurs d'onde voisines de zéro, dont la présence rendait l'équi- libre impossible. Par là s'explique aussi qu'il y ait relativement peu de lumière à courte longueur d'onde dans le rayonnement noir, conformément à la formule empirique de Planck. Par contre, la discontinuité dans l'accès et la sortie de l'énergie qui s'accentue progressivement, pour devenir énorme avec les courtes longueurs d'onde, tend à disparaître dans le domaine des grandes longueurs d'onde où l'on retrouve, comme résultat, la loi de lord Rayleigh. Considérons notre enceinte isotherme et voyons ce qui se passe lorsqu'on élève progressivement la température, en partant du zéro absolu. Tout d'abord les molécules sont immobiles et comme ankylosées par le froid, l'énergie thermique est nulle, les résonna- teurs sont muets. Si la température s'élève, par suite de l'agitation moléculaire naissante, les résonnateurs dont le quantum est le plus faible se mettront à vibrer et les premières radiations appa- raîtront, qui appartiendront à l'infra-rouge, très éloigné du spectre L. ROUGIER. — LA MATÉRIALISATION DE l' S3 visible. Peu à peu d'autres résonnaleurs entrent en branle et le spectre s'étendra vers les radiations lumineuses, puis vers l'ultra- violet, conformément à la loi de Planck et à ce que l'expérience nous révèle. Le quantum croissant indéfiniment à mesure que X tend vers 0, les radiations corcespondantes n'apparaîtront jamais. La théorie de Planck semble ainsi impliquer l'existence d'une structure discontinue de l'énergie. Chaque résonnateur ne peut émettre ou absorber qu'un nombre entier de grains d'énergie. La valeur de ce grain dépend uniquement de la fréquence v de ce résonnateur et lui est proportionnelle. Il y a des atomes d'énergie, comme il y a des atomes d'électricité et des atomes de matière, formés des premiers. Toutefois, alors qu'un atome d'hydrogène conserve sa masse quel que soit le composé dans lequel il entre; alors que l'atome d'électricité conserve son individualité à travers toutes les vicissitudes qu'il subit, il n'en est plus ainsi des quanta d'énergie. Si nous avons, par exemple, trois quanta d'énergie sur un résonnateur dont la longueur d'onde est 3, si cette énergie passe sur un second résonnateur dont la longueur d'onde est 5, elle représente, non plus 3, mais 3 quanta d'énergie c'est là une des nombreuses difficultés de la théorie. Une des confirmations de la théorie des Quanta est tirée de la détermination qu'elle procure de la constante d'Avogadro nombre des molécules contenues dans la molécule-gramme d'un gaz. Deux constantes figurent dans la formule empirique de Planck l'une qui exprime la discontinuité de l'énergie d'oscillation des résonnateurs, appelée constante universelle A, l'autre qui exprime la discontinuité moléculaire, appelée constante d'Avogadro. Pour déterminer les deux nombres h et N, il suffit de disposer de deux bonnes mesures du pouvoir émissif quantité d'énergie qui sort de l'orifice de l'enceinte par seconde pour des valeurs différentes de la longueur d'onde X et de la température T. On trouve alors pour h la valeur /i = 6,2 . 10-2^ ce qui conduit pour N à la valeur N = 64 . 10». Ce nombre s'accorde très sensiblement avec la moyenne des 54 REVUE PHILOSOPHIQUE nombres obtenus par les méthodes jugées les plus sûres, et cette coïncidence est d'autant plus surprenante que le nombre des molé- cules est déduit de mesures effectuées sur la chaleur rayonnante. Une seontie confirmation, due à Einstein et à Nernst, est tirée de Télude des chaleurs spécifiques des solides à basse température. On sait que les chaleurs spécifiques des solides diminuent rapide- ment quand la température s'abaisse. C'est ainsi que pour le dia- mant, à la température de l'hydrogène liquide, la chaleur spécifique se réduit environ au septième de ce qu'elle est à la température ordinaire. Tout se passe comme si les molécules perdaient des degrés de liberté en se refroidissant, comme si leurs articulations s'ankylosaient sous l'effet du gel. Cela est contraire au théorème de l'équiparlition de l'énergie qui permet de calculer les chaleurs atomiques des corps solides et de retrouver la loi de Dulong et Petit, d'après lesquelles les chaleurs atomiques sont égales pour tous les corps et indépendantes de la température. Planck définit la chaleur spécifique d'un résonnateur unique comme l'accroissement pour un degré centigrade, évalué en calories, de l'énergie moyenne que doit posséder un résonnateur de fréquence donnée, à une température définie, pour se trouver en équilibre avec le rayonnement noir. Einstein introduit alors les hypothèses simplificatives suivantes il considère que les corps solides ne possèdent qu'une seule espèce de résonnateurs et qu'il n'y a qu'un seul résonnateur par molécule; le produit de la con- stante d'Avogadro par la chaleur spécifique d'un seul résonnateur, lui donne alors la chaleur spécifique du solide considéré, rapportée à la molécule-gramme. Suivant cette formule, la chaleur spécifique d'un solide varie à peine avec le changement de température, aux températures élevées; mais, aux basses températures, elle décroît rapidement et tend vers zéro quand on se rapproche du zéro absolu. Nernst, en compliquant un peu l'hypothèse d'Einstein, par l'adjonction à son système unique de résonnateurs, des résonna- teurs accordés à l'octave, est arrivé à obtenir une coïncidence surprenante avec les nombres expérimentalement obtenus par lui et ses élèves, pour un très grand nombre de corps, à des tempé- ratures qui s'étendent de la température ordinaire jusqu'aux plus basses températures qu'ait pu obtenir M. Kamerling-Ownes, en son laboratoire cryogène de Leyde. Cette théorie revient à cela L. ROUGIER. — lA MATÉRL4LISATI0>' DE l'É>ERGIE 5j si Ion considère un solide comme un ensemble d'atomes ou de molécules oscillant autour d'une position d'équilibre, lénergre de chaque oscillateur ainsi réalisé doit être, comme pour les oscilla- teurs électriques de Planck, un multiple entier de hv. La diminu- tion de la chaleur spécifique du solide à basse température s'explique ainsi. Quand la température diminue, la provision d'énergie disponible offerte à chacun des oscillateurs matériels tombe au-dessous du quantum d'un grand nombre d'entre eux; au lieu de vibrer peu, ils cessent de vibrer tout à fait, si bien que l'énergie totale diminue plus vite que dans les anciennes théories. Aux températures élevées, au contraire, le quantum hv devient si petit que l'on retrouve la loi de Dulong et Petit obtenue en parlant de la loi de l'équipartition de l'énergie. XVI. — La structure du rayonnement. L'étude du rayonnement noir et des chaleurs spécifiques aux basses températures ont conduit Planck, et à sa suite Einstein, à l'idée que les échanges entre le rayonnement cl la matière ne se font pas d'une manière continue, mais par éléments discrets, p^sr quanta d'énergie. Que deviennent ces éléments une fois libérés par la matière? A l'ancienne théorie du rayonnement libre, considéré comme formé d'ondes sphériqu'es indéfiniment divisibles et expan- sibles, propagées par un milieu hypothétique continu, voici que se substitue ridée d'un rayonnement projeté dans le vide sous forme d'unités élémentaires distinctes, qui impliquent une distribution discontinue de l'énergie sur le front des ondes transversales lumi- neuses. C'est un retour inattendu à la théorie de l'émission, ren- dant superflue la considération d'un élher servant de > 215. Schopenhauer, en tant qu'il admet une chose en soi, ne fait pas exception à la règle. Non, quoi qu'en dise Renouvier, l'œuvre de la Critique n'a pas été manquée en Allemagne. Ce n'était pas faire avorter l'œuvre de Kant que d'affirmer la réalité souveraine de l'Esprit- Si le criticisme a dégénéré quelque part, c'est en devenant le néo-criticisme de Renouvier, c'est en s'abaissant à un phénoménisme stérile, qui renonce à tout ce qu'il y a de grand et de fort dans la pensée de Kant » 216; cf. 230, 2i7. Bien que ce réquisitoire ait été prononcé en 1915, c'est, je crois, un devoir de l'écouter et d'y réfléchir comme nous l'aurions fait à toute autre date. Je ne dirai pas qu'il faut oublier la guerre; on ne le pourrait et on ne le doit pas la lutte contre l'esprit de domination est, elle aussi, et plus réellement peut-être que l'hégélianisme, un épisode de cet effort vers l'universel où s'alimente la philosophie. Mais il serait puéril de prendre fait et cause pour Renouvier par cela seul qu'il est un compatriote; il ne le serait pas moins d'en vouloir à l'auteur de son admiration pour l'Idéalisme absolu, sous prétexte que cette métaphysique passe pour la philosophie nationale de r.\lle- magne, ni môme parce qu'elle a sans doute contribué à y obscurcir l'idée du droit. Chez M. Ch. Werner, cette admiration a des racines pro- fondes, qui n'ont pas attendu, pour se développer, les circonstances actui lies. Son livre n'est pas seulement d'un philosophe habile dans l'art d'écrire, sensible au rythme et à la beauté des phrases il semble !a floraison spontanée d'une âme idéaliste, au sens artistique et moral de ce mot autant au moins qu'au sens métaphysique, éprise avant tout de hautes doctrines et de nobles attitudes intellectuelles. D'où qu'il parte, il glisse d'un mouvement naturel et large, parfois avec une véritable éloquence, à l'idée du supra-sensible et du divin. Fides qnaerens intellectum, dirait-on volontiers, s'il était bien entendu qu'il ne s'agit pas pour lui de poursuivre avec effort une conciliation difficile, mais tout au contraire d'aller chercher l'intelli- gence, qui s'y prête joyeusement, pour ratifier les aspirations de la foL 68 REVUE PHILOSOPHIQUE S'occupe-t-il, par exemple, de la morale kantienne? 11 en admet, nous l'avons vu, la valeur incomparable. Mais il ne l'accepte pas dans tout son détail. 11 n'en retient que l'idée essentielle, la Raison. Or, la Raison, c'est, par opposition à la nature, une puissance de liberté; par opposition au contingent, à l'individuel, c'est l'universalité. Liberté, universalité, tels sont les caractères de l'esprit absolu. Mais l'esprit absolu, c'est Dieu. Loin de séparer morale et religion, il suffit donc d'approfondir l'une pour trouver l'autre. La vie morale, étant fondée sur la raison, implique la réalité de l'Absolu » 23. — Parle-t-il de Rousseau? Tous les aspects de cette éloquente et doulou- reuse sensibilité s'éclairent de la même lumière. Par l'intensité de ses manifestations, par la rupture qu'il opère avec la tradition, par sa lutte contre la raison humaine oublieuse de son origine et préten- dant se suffire à elle-même, par l'importance qu'il attache à la valeur de la personne, par son affirmation de l'existence de Dieu, présent dans le cœur de l'homme et dans le cœur de la nature, le génie de Rousseau est essentiellement un génie religieux; et c'est pourquoi ce génie a laissé une trace aussi profonde. Il n'y a de fort, dans les œuvres humaines, que ce qui vient des profondeurs par lesquelles l'homme se rattache à l'infini de l'Esprit » 84-85. — Dans le senti- ment esthétique, M. Ch. Werner voit, comme Schiller, un jeu mais loin de le conduire à louer l'art pour l'art, cela même lui est un motif de l'assimiler au sentiment religieux l'un et l'autre, en effet, ne nous affranchissent-ils pas semblablement du successif et du discursif pour nous mettre en face d'une réalité complète qui se suffit à elle-même? ' La vie esthétique nous délivre des exigences de la raison et de la sensibilité.... Toute contrainte est abolie. Le désir a perdu son aiguillon, et la raison ne commande plus inexorablement. C'est la liberté qui vient se poser sur la vie humaine et l'égaie de sa douce lumière.... Cette totalité que nous donne le sentiment esthétique, c'est la totalité que nous donne la religion. Le sentiment esthétique et le sentiment religieux ont la même racine tous deux sont fondés sur l'Absolu » 96-97. On voit par où M. Ch. 'Werner se rattache naturellement à l'hégélia- nisme et combien le positivisme, le néo-criticisme, doivent lui paraître étroits et mesquins. Il n'est à l'aise qu'au-dessus des détails et des par- ticularités. Un lecteur français, quelque peu familier avec l'histoire de la philosophie, songera tout de suite en le lisant à un autre admirateur de Hegel, dont les idées spiritualistes, après avoir subi des mépris excessifs, ont aujourd'hui repris faveur celui môme qui fut aussi, en son temps, le champion de l'éclectisme et de laperennis philosophia^. 1. La vérité de toutes les grandes religions est aussi la vérité de toutes les grandes philosophies; cette vérité que l'Absolu est le fond de tout, et que l'homme n'a de réalité que lorsqu'il participe à l'Être éternel. » Etudes de philo- sophie morale, p. 202. REVDE CRITIQUE 69 Même position de la métaphysique au centre de la philosophie, et de l'Absolu au centre de la métaphysique; même identification célèbre de rintini et de l'Absolu ^; même puissance d'atteindre les choses en soi attribuée à la Raison, en tant que forme supérieure de lentende- ment2; même critérium du vrai et du faux, tiré du caractère positif» ou négatif » des diverses doctriness. Avec une connaissance infini- ment plus riche de la doctrine kantienne, ce sont les reproches mêmes de Cousin et de la grande école spiritualiste française que M. Ch. Werner renouvelle contre la Critique de la raison pure Kant a manqué de confiance dans la raison » 165; il a voulu fonder la morale sur une suppression illégitime de la connaissance théo- rique; disons plus, car l'auteur lui-même emploie le mot, il tombe dans le scepticisme* ». — La raison est une, plus profondément une que ne le pensait Kant. Rien d'elle ne peut être supprimé; dans aucune de ses fonctions elle n'est impuissante; sous quelque aspect qu'on la considère, elle révèle le divin » 167. Qui donc, à deviner, ne croirait reconnaître l'auteur de ces trois lignes? Et n'enlend-on pas encore, pour la forme et pour le fond, un écho du style large et grave de Victor Cousin dans le passage que voici Nous saluons comme une grande vérité l'affirmation de Kant, qu'il y a une connaissance supérieure à la connaissance par l'entendement, la connaissance par la raison, la raison étant comprise comme la faculté de l'infini. Mais nous estimons que Kant s'est trompé, lorsqu'il a prétendu que la raison est incapable de connaître le réel en soi. La raison n'est supé- rieure à l'entendement que parce qu'elle dépasse le phénomène et va saisir le réel dans son intériorité » 171. — Qu'on nous pardonne encore une citation, tant elle est caractéristique de cette profonde parenté intellectuelle. Elle est d'ailleurs, comme beaucoup d'autres pages de M. Ch. Werner, un modèle de style soutenu, et contient une image qui ferait honneur à nos meilleurs écrivains. Discutant Renou- vier, et lui reprochant d'avoir sacrifié ce qui fait la grandeur de la philosophie et la noblesse de sa mission », il ajoute Qu'il est à plaindre, le philosophe incapable de s'élever à la notion de l'Infini et 1. Le réel en soi, dans son intimité, par delà les formes de l'espace et du temps est élevé au-dessus de l'existence finie... il existe dans son intégrité, dans sa totalité.... C'est par là précisément, c'est par cet infini qu'il domine le phé- nomène et fait régner sur le monde la liberté. » Ibid., 223-224. Voir tout le passage, et en rapprocher les pages 175, 220, 228, etc. 2. Voir p. 16 à 22. 3. . Elle est vraie sans doute la philosophie de Renouvier par tout ce qu'elle affirme; mais elle a beaucoup nié; elle a donc commis beaucoup d'erreurs . /ôfû?., 203-204. Ce critérium est d'origine leibnizienne; mais on sait quelle place lui ont donné nos Eclectiques. 4. . Ici encore, Kant n'a pas eu assez de confiance dans l'esprit humain. Ayant conçu la sensibilité comme étrangère au réel, il n'a pas rendu justice à la science positive, à la physique de Newton qu'il prétendait sauvegarder. En voulant fonder la science, il est tombé dans le scepticisme. . Ibid., 169. "70 REVUE PHILOSOPHIQUE de l'Un! Il ne connaît que l'être dans sa fuyante dispersion; il ne voit que les individus, inexorablement séparés les uns des autres. Aveuglé par cette poussière de l'être, il ne discerne pas le principe qui se retrouve le même dans toutes les existences finies, et constitue leur réalité. Il n'entend pas résonner à ses oreilles l'harmonie qui monte des profondeurs de l'être. Étranger à tout et à lui-même, il reste spectateur inerte en dehors de l'existence. Les portes de la réalité sont fermées devant lui. Jamais il ne saisit le cœur vivant des choses, l'activité primordiale, l'Absolu, le Divin » 228. Tels sont le contenu et l'esprit de ce livre. Des appréciations histo- riques ou critiques qu'il contient, je ne veux dire qu'un mot. Discuter l'interprétation de Kant dont j'ai déjà signalé le caractère paradoxal, ramener à ses justes proportions la valeur de l'idéalisme romantique, défendre Renouvier ou M. Boutroux contre les agressions de M. Ch. Werner, ce serait, ou opposer simplement des dénégations à des thèses, ou entrer dans des controverses interminables. Je ne puis cependant laisser passer sans quelque protestation sa manière de louer l'œuvre de M. Maurice Blondel, cet esprit si différent du sien. M. Blondel a dû être bien surpris de se voir enrôlé, avec Platon, Aristote, et Leibniz 66-67 dans cet éclectisme à tendances panthéis- tiques, pour qui l'Absolu est une sorte d'àme du monde, dont la contemplation rationnelle fournit au philosophe un refuge contre les vicissitudes de l'existence. Quel écart, de l'un à l'autre, entre la manière de comprendre l'Unité qui fait le fond des choses »! Personne moins que moi ne médira de l'amour que les philosophes — et tous les hommes, je crois, quand ils ne sont pas entraînés par quelque théorie préconçue ou quelque passion — ressentent pour l'unité et l'identité. Et si l'on veut appeler Absolu » ce qui satisferait à ce besoin, affectif et rationnel à la fois, je n'y fais pas de difficulté. Mais il y faut certaines réserves, certaines qualifications, comme disent les Anglais, auxquelles M. Ch. Werner ne me parait pas avoir fait leur part légitime. Entiiun varietates non temere minuendae. On sait quelle place Kant et Schopenhauer ont accordé à ce principe de spécification dans la méthode philosophique. Et c'est avec raison. Identifier l'Absolu, l'Infini, la Liberté, et Dieu, c'est enlèvera chacune de ces idées ce qui la définit et par suite ce qui fait sa force. Et sans parler des diflicultés logiques, si classiques et si fortes, soulevées déjà par Hamilton et par Mill contre l'assimilation qu'en faisait Cousin, n'est-ce pas couper les ponts entre le domaine religieux et philoso- phique, d'une part, la science et la vie réelle, de l'autre? M. Ch. Werner insiste souvent, et on ne peut que l'en approuver, sur le devoir de ne pas séparer le sensible de l'intelligible, de n'en pas faire deux mondes sans communication. Mais cet intelligible, auquel il donne tant de noms, comment le mettrai-je en relation avec le monde où je vis en fait, où se posent pour moi les problèmes économiques, techniques, REVUE CRITIQDE "1 affectifs, moraux? Quel appui tirer d'un Dieu qui n'est plus une personne, mais seulement la négation de toute relativité, en tant qu'absolu, de toute définition, en tant quinfini, de toute déterm - nation, en tant que liberté pure? D'une pareille croyance, je ne puis recueillir qu'un large sentiment dïUusionnisme universel, d'unité secrète et invariable des choses, et par conséquent d'indifférence à l'égard de tout ce qui peut arriver, comme Ardjouna donnant d'un cœur paisible le signal du massacre, à la réalité duquel il ne croit plus. La doctrine de Renouvier a des faiblesses logiques, que je ne me dissimule pas ; mais combien elle est plus tonique et plus vivifiantL- ! Des formules de cette sorte, si hautes et si nobles quelles soient, et dont la souplesse échappe aux objections purement logiques, peuvent être un opium pour le jugement et le caractère. Elles conduiraient ia philosophie à se détacher du concret et de l'action, et à s'engourdir dans un acquiescement optimiste à toutes choses, qui toutes expriment l'Absolu. Nous voilà sans doute dans les parages de l'hégélianisme, mais à coup sûr aux antipodes de l'acte de volonté, tel que le conçoit M. Maurice Blondel. La véritable unité n'est pas, à mon sens, une harmonie qu'on entend'.* chanter dans l'univers, à condition seulement de prêter à la fois l'oreille à tous les bruits du monde, à toutes les clameurs et à tous les cris. L'Unité est le but, — infiniment éloigné par la nature même. — dune action réelle, travaillant sur des diversités et des oppositions réelles, qu'il s'agit de dissoudre ou de surmonter. L'individualité, je le reconnais, peut être en un certain sens qualifiée d'illusoire mais seulement en ceci qu'elle aboutit nécessairement à sa ruine, et non pas en tant quelle constitue la volonté de vivre et de primer, qui s'érige en fin suffisante et tend à la conquête du monde. De l'être universel ^pour autant qu'on en puisse dire quelque chose il faudrait dire qu'il est divisé contre lui-même rien n existe que par la lutte et par l'effort. Chaque centre de vie aspire au rang suprême; mais il ne peut jamais l'obtenir, et il s'appauvrit dans la mesure où il y tend. Il s'élargit et s'enrichit au contraire quand il renonce à son ambition, non par faiblesse, mais par raison ou par amour. Tandis que l'unité d'hégémonie, lors même qu elle paraît un moment victorieuse, croule fatalement un jour ou l'autre, 1 unité d'assimilation peut s'accroitic indéfiniment. Mais elle n'est pas; elle se fait, elle progresse. Et c'e&t pourquoi l'on compromet, me semble-t-il, l'idée de Dieu, en l'identi- fiant à cet Absolu qui sert de centre de perspective à l'œuvre humaine. Un tel Dieu, lui aussi, ne serait qu'une promesse, et non pas une force à laquelle puisse s'unir la nôtre pour avancer. Mais il faut, dira-t-on, que l'alpha préexiste à l'oméga. Il faut qu'uue unité substantielle garantisse l'unité finale. Et pourquoi donc? Pourquoi le monde ressemblerait-il aux problèmes qu on donne aux enfants, et où l'on s'est arrangé d avance pour que le résultat soit un nombre simple et facile à calculer, plutôt qu'aux problèmes que les 72 REVUE PHILOSOPHIQUE physiciens rencontrent dans les choses, et qui parfois ne comportent que des solutions partielles, parfois même dépassent toutes les ressources de notre technique? On n'en agit pas moins, dans la plupart des circonstances de la vie, dans toutes peut-être. Bien que le succès ne soit pas rigoureusement assuré, faut-il, pour essayer une hypothèse, une œuvre d'art, une entreprise industrielle, être certain d'avance qu'elles réussiront? Loin que la connaissance rationnelle de l'Absolu soit la base nécessaire de la morale, ce sont la bonne volonté et la croyance toute normative à la possibilité du progrès qui s'expriment, rétrospectivement, par le symbole de l'unité primordiale. Une existence ne peut être la raison d'une valeur, si ce n'est sous la forme grossièrement égoïste, — et que repousserait certainement M. Ch. Werner, — où l'on ne voit dans la morale qu'une habile spéculation dont les bénéfices sont payés dans une autre vie. Encore dans ce cas faut-il supposer d'abord que nous avons la volonté d'être heureux, et ensuite que nous jugeons raisonnable de sacrifier le plaisir immédiat à un avenir meilleur double jugement de valeur irréductible qui s'impose par lui-même, ou qui n'est pas. On ne peut éviter d'admettre un impératif catégorique ou plusieurs; on ne peut que choisir. Le souci qu'ont eu longtemps les spiritualistes de fonder » l'obligation morale reposait, comme l'a bien montré M. Lévy-Brûhl, sur une équivoque; cette critique reste vraie lors même qu'on écarte la question sociologique pour s'en tenir à l'analyse la plus immédiate de l'action. Et c'est précisément, à mon sens, un des grands mérites du criticisme d'avoir osé considérer en elle-même la pure affirmation de ce qui doit être et, pour la première fois, — bien qu'avec des hésitations et des retours, — d'avoir aperçu dans l'existence un corollaire de la vérité logique ou de l'obligation morale. André Lalande. Analyses et Comptes rendus I. — Sociologie. Edgard Milhaud. — La Société des nations. Paris, Grasset, 1917, in- Nann Clark Barr Mill et Comte. — Stuart Mill reconnaît lui- même l'influence qu'il a reçue de Comte. L'esprit historique et synthé- tique de Comte vient se superposer en lui à l'esprit égoïste analytique et discontinuiste de Bentham. D'où entre Mill et Comte des ressem- blances et des différences que lauteur analyse rapidement. Même positivisme dans leur théorie purement phénoméniste de la connais- sance. Même substitution de l'étude du comment à celle du pourquoi. Même but pratique savoir pour prévoir. Mais désaccord sur le rôle dévolu à la psychologie que Comte refuse de considérer comme une science et comme un instrument de la méthode générale. Mill, au contraire, espère beaucoup en elle pour intellectualiser le sentiment et l'instinct, et pour adapter le caractère aux circonstances. Et puis pour Mill l'analyse psychologique est la pierre de touche du raison- TOSIE LXXXV. — 1918. 6 82 REVUE PHILOSOPHIQUE nement et de la méthode. Comte au contraire réduit la méthode 5 elle-même. Dans le domaine social les différences s'accentuent davantage encore. Mill attribue une réalité et un rôle à l'individua- lité psychologique, il oppose aux tendances comtistes son individua- lisme foncier, son adhésion au principe du laisser faire et de la liberté individuelle. D'où les divergences morales, politiques et pédagogi- ques entre les deux penseurs. 6° Aima Thorne Penney Le volontarisme intellectualiste de Fouillée. — Fouillée représente la synthèse de l'idéalisme et du natu- ralisme, de l'intellectualisme et du volontarisme comme l'indique bien la dénomination d'idée-force qu'il a créée lui-même pour désigner le principe constitutif de sa philosophie. Cette synthèse n'offre, d'après l'auteur, ni l'obscurité ni la mollesse de l'éclectisme. Elle représente un produit philosophique naturel et original dont il s'attache à déter- miner les éléments composants. Elle représente aussi l'horreur de toute pensée unilatérale, soit exclusivement intuitionniste, soit exclu- sivement intellectualiste. 7" Edgar Henderson Hinman L'Hégélianisme et la Philosophie des Védas. — Faut-il rapprocher l'idéalisme moniste occidental delà philosophie panthéistique Hindoue, ou au contraire l'apparenter exclusivement, comme le veulent les hégéliens, au spinozisme? 8° G. "Watts Cunningham La cohérence logique entendue au sens d'organisation. — L'auteur oppose aux critiques du Pragmatisme Dewey, Schiller une défense de la conception idéaliste et intellec- tualiste de la vérité qui prend pour critère du vrai l'unité logique et la cohérence des perceptions. Il montre que cette cohérence est tout autre chose que le formalisme abstrait et stérile que le Pragmatisme tourne en dérision. 11 faut l'entendre au sens d'une organisation des fins de la connaissance. On trouve chez Kant le type de la théorie de la cohérence il oppose l'unité systématique et la continuité de la connaissance à la conception empirique de Hume. La vérité, pour lui, réside dans un système de relations, système unitaire et cohérent. A cette théorie le Pragmatisme oppose i° que cette unité — l'unité transcendentale de la perception — est trop extérieure à l'expérience concrète, trop purement formelle; 2" que cette unité est intemporelle alors qu'au contraire l'organisation de l'expérience se fait essentiel- lement dans le temps par approximations successives. — Mais si la théorie Kantienne de la vérité fondée sur l'unité transcendentale de la connaissance mérite bien ces objections il n'en est plus de même de la théorie néo-hégélienne, de celle par exemple du Professeur Posanquet. dans sa Logique et dans ses Gifford Lectures. 'Voilà ce que le Pragmatisme n'a pas vu. Cependant il y a lieu d'adapter mieux encore que ne l'ont fait Bosanquet et Bradley, la théorie de la vérité ANALYSES. — Philosophical Essays. 83 au caractère essentiellement temporel et relatif de l'expérience, et cela tout en définissant toujours la vérité par la cohérence. Tel est le dessein de l'auteur qui pense, en le réalisant, échapper totalement aux critiques du Pragmatisme, et voilà pourquoi il substitue à la cohérence purement logique la cohérence-organisation des fins de lexpérience II y a, écrit-il, une vérité et une rationalité, une léga- lité et une unité dans la vie mentale parce que nous les y trouvons. Si nous ne les y trouvions pas, je ne vois pas comment nous pour- rions définir la vérité d'une façon intelligible » p. 139. Il ne faut donc pas séparer la pensée de l'expérience ni de la conscience réelle pour l'ériger au-dessus d'elles en réalité abstraite. C'est la pensée au contraire qui, pénétrant l'expérience et la conscience, en produit l'unité. Sans être abstraite et proprement transcendante, elle est donc cependant un vrai principe, leur principe d'organisation, puisqu'elle est plus que chacun des états ou des moments pris isolément, et plus aussi que leur simple série envisagée collectivement. En second lieu la pensée fait non seulement l'unité mais aussi la continuité de l'expérience et de la conscience son organisation enveloppe le temps puisqu'elle implique un lien entre le passé et l'avenir et actualise le passé dans le présent. La pensée n'est donc pas un principe intem- porel. Ce n'est pas non plus une simple fonction individuelle et sub- jective. La pensée au contraire est essentiellement objective c'est elle qui assure le contact de l'individu et du monde. Tels sont les pos- tulats essentiels sur lesquels repose cette théorie de la cohérence- organisation ils la rendent assez solide, suivant l'auteur, pour résister à toutes les attaques du Pragmatisme et pour échapper, en particulier, aux deux objections capitales de n'être qu'une pure abstraction logique et de ne représenter qu'une unité étrangère à la conscience et à l'expérience réelles. 90 Joseph Alexander Leighton Le temps et la logique de Vidi'a- llsme moniste. — Discussion encore des théories de Hegel, Bradley, Bosanquet et Royce. La cohérence logique que les néo hégéliens pren- nent pour critère de la vérité implique-t-elle nécessairement comme corollaire métaphysique un ordre immuable des choses, éternellement fixé dans l'intemporel et dont la succession des phénomènes temporels n'est qu'une déformation? L'auteur ne le pense pas, et il soutient une conception métaphysique, pluraliste et temporelle la réalité fon- cière lui apparaît sous forme de pluralité d'éléments discontinus et individuels. 10^ "Walter Bowers Pillsbury Le Datum. — Toute espèce de philosophie suppose pour se construire, un certain donné fonda- mental principe abstrait ou fait d'expérience. Quel usage les grands systèmes font-ils de ce donné et quelle signification lui confèrent-ils? 84 REVUE PHILOSOPHIQUE Ho Grâce Andrus de Laguna Les limites du physique. — L'auteur montre, dans une discussion très concrète, qu'il faut renoncer à fonder la distinction du physique et du psychique sur un dualisme métaphysique ontologique. La vraie distinction à établir est tout empirique. Le point de vue de la science physique sur les choses aussi bien que sur les événements de la vie commune s'étend partout où il y a une détermination mécanique possible au moyen de concepts et de lois, et s'arrête là où il y a qualité et individuation. A partir de ce point le langage de la physique n'éclaire plus rien il s'agit de choses d'un autre ordre. Le bulletin de vote qui tombe dans l'urne représente bien un fait physique il est en effet un cas particulier de la chute des corps. Mais il représente autre chose aussi en tant qu'il signifie la victoire de Wilson de ce point de vue, il'devient incommensurable à la science qui ne connaît que des forces mécaniques, mais ignore les victoires démocratiques et les armées allemandes. Il y aurait bien à dire sur cette distinction tranchée affirmée par l'auteur et sur la soi- disant impuissance de la science à déterminer ce qui n'est pas pure- ment mécanique. La psychologie, l'histoire, la sociologie ne préten- dent-elles pas de nos jours au titre de sciences? 12° Henry "Wilkes "Wright Le dualisme du corps et de l'esprit est-il irréductible? — La question n'est pas métaphysique, mais pour ainsi dire historique et sociale. Il ne faut pas opposer une substance à une autre au point de vue de leur compatibilité ou de leur incompatibilité, mais distinguer le principe subjectif de l'activité qui se détermine elle-même du facteur objectif qui impose des limites à cette libre activité. C'est donc en appliquant notre activité au monde de l'expé- rience que nous nous rendons compte si elle est ou non limitée par quelque chose d'extérieur à nous-mêmes. Et ainsi le problème du dualisme est plutôt relatif à la volonté qu'à l'intelligence. Transpo- sition sociale intéressante d'une discussion traditionnellement méta- physique. 13° Alfred H. Jones La révolte contre le Dualisme. — Étude d'un caractère très différent des précédentes. Examen critique de la méta- physique écossaise et des flottements de la pensée de Raid à propos de la question du dualisme et du réalisme moniste. 14° EdmundH. Hollands A propos de Ulnstrumentalisme. — Que peuvent opposer le pragmatisme de W. James et surtout l'instrumen- talisme de Dewey à la critique courante et bien connue Le Pragma- tisme confond l'ordre théorique et l'ordre pratique; il assimile vérifi- cation à vérité; et s'il rend bien compte des percepts qui nous donnent sur le réel une prise suffisante pour notre pratique, il méconnaît l'importance du concept au point de vue de la connaissance théorique. Or suivant l'instrumentalisme, la vérité n'est qu'un ANALYSES- — PhUosophical Essays. 85 résultat de l'adaptation. C'est un événement organique. L'adéquation de l'idée à son objet 'agreement n'est que la réussite de l'adaptation. Les voies de l'adaptation en train de se réaliser, voilà ce qu'il faut appeler la signification {meaiiing de l'idée, sa vérité We find out what an idea really means by seeing to what il leads. Meaning is siraply a process of leading begun, and agreement the same process terminated. » James et les instrumentalistes proposent ainsi une théorie purement naturaliste. Mais les instrumentalistes sont plus clairs et plus précis dans l'explication qu'ils donnent de la signifi- cation vraie meaiiing d'une idée. Par contre ils sont impuissants à rendre compte de la véritable nature du concept, de la connaissance théorique. La question capitale est de savoir en effet s'il peut exister une connaissance purement théorique, si par exemple la constatation que les comètes n'ont pas d'influence sur les affaires humaines a pour jamais détruit toute science des comètes, une telle science ne pouvant plus être que théorique. Dewey et les instrumentalistes font d'une connaissance de cette sorte le privilège de quelques spécia- listes. C'est une erreur a La connaissance théorique est naturelle à l'homme. » En prétendant revenir au réalisme naïf et ne fonder la philosophie que sur la science naturelle de l'adaptation humaine, l'instrumentalisme au fond méconnaît donc à son tour la vraie réalité. Cependant l'auteur ne conclut pas contre l'instrumentalisme, il lui reproche seulement un faux excès de naturalisme, et il appelle de ses vœux un instrumentalisme qui s'idéaliserait en se laissant loucher de la grâce métaphysique et serait ainsi susceptible de rajeunir l'idéalisme. 15° EUen Bliss Talbot Le pragmatisme et la théorie de la vérité- correspondance {entre la pensée et les choses. — L'auteur entreprend de défendre celte théorie traditionnelle de la vérité contre les objec- tions du pragmatisme, et il soutient ce qu'il appelle un intellectua- lisme modéré ». 16° E. Jordan Idée et action. — Essai de conciliation du point de vue empiriste et du point de vue intellectualiste à propos des rapports de l'idée et de l'action. V 17° Harvey Gates Townsend Quelques substituts pratiques de la pensée. — Peut-on vraiment, sous l'influence des idées biologiques d'adaptation, substituer à la fonction intellectuelle de la pensée orientée vers une fin rationnelle la fonction naturelle et pratique d'adaptation aux conditions d'existence, fonction déterminée seule- ment par le besoin de survivre? Le processus d'adaptation efficace de notre perception aux besoins de l'action tient-il lieu d'idée vraie? L'auteur ne le pense pas. Ne nous laissons pas tromper par la théorie biologique de la survie des plus aptes, et ne croyons pas que cette 86 REVUE PHILOSOPHIQUE théorie rend compte de tout notre développement intellectuel. Sans doute le jugement n'est souvent qu'un simple instrument d'adaptation, mais il n'est pas toujours cela, et la pensée est souvent autre chose que l'adaptation mécanique. Que la fréquence du substitut ne nous fasse pas oublier l'original il y a des situations où il l'aut penser, juger au sens propre de ces termes, et ce sont précisément ces cas qui engagent notre responsabilité individuelle. 18" Emile Cari Wilm Individualité. — Traite le problème de la conscience de soi. Tout acte de connaissance implique-t-il, comme le voulait Kant, un moi, conscient du fait qu'il pense, où sommes-nous, comme le veut James, capables d'avoir une connaissance directe des choses {acquaintance with ou une connaissance relative aux choses knowledge about sans qu'une telle connaissance s'accompagne d'aucune conscience de nous-mêmes? — L'auteur s'attache d'abord à Classer les théories relatives à ce moi, soit transcendental, soit empirique, et à en dégager les traits, puis à rechercher dans quel sens on peut parler d'un moi. Le moi n'est pas une substance méta- physique extérieure à la conscience, il lui est immanent c'est le courant concret de la conscience et rien autre chose. La psychologie empirique suffît donc à rendre compte de son unité et de son identité. 19" Robert Morris Ogden Activité mentale et contenu de la conscience. — Les psychologues se placent à deux points de vue très différents pour expliquer l'activité mentale dans ses rapports avec la conscience. Les uns {tlie strucluralists ne voient que la structure soit purement physiologique soit psychologique de la conscience, c'est-à- dire les associations physiques ou psychiques qui existent entre ses éléments. Les autres {the behaviorits considèrent surtout la façon dont la conscience se comporte en réagissant aux excitations externes. L'auteur propose une interprétation fonctionnelle de la conscience qui est la synthèse des deux points de vue précédents et s'inspire du psychologue Kûlpe. 20" Johu Wallace Baird Le rûle de l'intention dans le fonction- nement de V intelligence. — Encore un disciple de KQlpe qui vient attirer notre attention sur des faits bien connus et qui montrent une finalité dans toutes nos opérations mentales. Description sans explication. 21° Théodore de Laguna Punition et blâme. — Série de remar- ques sur la nature et la vertu psychologique de la peine. 22° Edward L. Schaub Interprétation fonctionnelle de la reli- gion. — La pensée et la civilisation modernes ont un caractère essen- tiellement pratique. D"où une tendance, évidemment plus marquée en Amérique que partout ailleurs, à attribuer plus d'importance à la ANALYSES. — PhUosophical Essays. 87 volonté qu'à l'intelligence et à voir dans la volonté avant tout un organe d'adaptation au milieu. Actes volontaires et états de conscience, cognitifs et affectifs, deviennent ainsi des manifestations du pro- cessus vital, et sont interprétés d'un point de vue fonctionnel ». Dès lors la religion elle aussi sera soumise à la loi d interprétation commune. Telle est la thèse des psychologues True, King, Ames. Voici quels sont, d'après notre auteur, les trois postulats essentiels de cette interprétation fonctionnelle 1° On accentue la part de la vokmté et le caractère pratique de la religion, en insistant sur les rapports de la religion et de la vie. 2* On affirme l'impossibilité de rien comprendre à la religion autrement qu'en étudiant ce dévelop- pement et en sachant situer ce* développement dans celui de la cul- ture en général d'où une méthode d'explication génétique. 3° On pose le caractère essentiellement social de la religion tant au point de vue de son origine que de son développement on lui assigne des motifs, des intérêts et des buts sociaux p. 331-332. L'auteur se demande si une interprétation de la religion ainsi entendue est capable de rendre compte de tous les aspects du fait religieux, en particulier du caractère transcendant et immuable que la conscience religieuse attribue à son objet, et de la recherche constante, qui est la sienne, d'une vie individuelle profonde, d'une appréciation person- nelle du sens et de la valeur de la réalité, et enfin d'une communion avec quelque chose à quoi elle attribue une réalité et une valeur émi- nentes. Mais ces questions sont trop nombreuses et trop grosses pour être soulevées à la fois l'auteur borne donc sa critique à trois points essentiels. En premier lieu il remarque que les partisans d une inter- prétation fonctionnelle de la religion se basent sur l'analyse des reli- gions primitives des sociétés inférieures où ils croient facilement trouver la preuve que les rites ont une utilité sociale incontestable. Ainsi font King et Henke. Or il est sans doute exact que certains rites sont utilitaires. Mais le sont ils tous, dans leur origine et dans leur but? L'auteur en doute et il invoque avec raison le témoignage de Durkheim dans son récent livre sur les Formes élémentaires de la vie religieuse. Dans cet ouvrage, en effet, le grand sociologue français, s'appuyant sur une discussion très documentée et très minu- tieuse des religions primitives australiennes, soutient une thèse absolument opposée à la thèse utilitaire. 11 y a dans les rites religieux bien des éléments étrangers à l'utilité sociale. L'auteur les résume d'après le livre que nous venons de citer, et note que même certain s théoriciens utilitaires, tels que King, ont eu le sentiment de cet aspect spécial de la religion. — Si maintenant, laissant de côté les rites et les coutumes, on analyse la notion mêîne de sacré » et les raisons pour lesquelles les religions primitives décernaient la quali- fication de sacré, on voit les considérations extra-utilitaires jouer un rôle plus grand encore. Le primitif en réalité croit que dans tout ce 88 REVUE PHILOSOPHIQUE qu'il proclame sacré se cache un véritable pouvoir mystérieux qu'il appelle de noms variés manitou, wakonda, orenda, mava. Et ici encore King reconnaît lui-même l'existence d'un tel pouvoir. Force est donc bien de conclure, ce que ne fait pas l'interprétation fonction- nelle, que le sens de ce pouvoir est pour la conscience religieuse quelque chose d'au moins aussi important que l'effort vers l'adapta- tion sociale. Mais ayant ainsi conclu, l'auteur ne s'inquiète pas de savoir si ce pouvoir lui-même n'est pas susceptible d'être expli- qué, et si précisément le livre de Durkheim qu'il a cité et utilisé ne cherche pas à rendre compte de la nature de ce pouvoir incla dans le niann religieux. Sans doute il sera question plus loin du caractère social delà religion, mais d'une façon indirecte et un peu d'un autre point de vue l'auteur ne verra pas comment la thèse de Durkheim qu'il a commencé par opposer au fonctionnalisme finit par s'en rappro- cher grâce à l'explication sociale qu'elle propose. C'est ici donc que la question de l'explicatien sociale du pouvoir religieux devait se poser directement et se débattre. Le second point sur lequel l'auteur attaque ceux qu'il appelle les fonctionnalistes est le suivant tout en voulant pratiquer la méthode génétique, ils n'en admettent pas moins, au point de départ, certaines choses comme données et certaines qualités comme innées, telle la double influence essentielle et naturelle sur l'évolution religieuse de l'instinct nutritif et de l'instinct sexuel. Avec grand soin par exemple Ames retrace les multiformes influences de la nutrition et de la sexua- lité sur l'organisation sociale et économique, sur les coutumes et les tabous, sur les rites, sur la magie, sur le sacrifice, bref sur tous les traits essentiels et permanents qui lui paraissent conditionner toute évolution religieuse. Cela est significatit comme l'expression même d'instincts fondamentaux {basai instincts dont se sert Ames, et qui montre bien qu'on a aff'aire à une construction psychologique, ressem- blant à l'animisme de l'anthropologie, plutôt qu'à une explication génétique proprement dite. Toute cette critique de notre auteur est exacte et fine. Enfin quand les fonctionnalistes se placent au point de vue génétique proprement dit, et considèrent non plus ce qu'ils appel- lent les instincts fondamentaux mais leur développement à travers les formes religieuses diverses, ils méconnaissent encore certaines néces- sités de la vraie méthode génétique. Ainsi ils identifient des processus tout à fait distincts, ou bien ils sont trop portés à appliquer aux reli- gions inférieures un langage et des critères d'explication qui ne valent que pour les religions supérieures; ou bien ils passent insensi- blement et sans s'en apercevoir de l'explication par l'adaptation à celle par l'cfl^ort individuel; ou encore ils méconnaissent le rôle sans cesse croissant du facteur intellectuel dans le développement de la religion la pensée joue de plus en plus un rôle efficace pour assurer la continuité de l'évolution, pour définir les fins en môme temps que pour déterminer les moyens; — enfin et surtout ils considèrent trop ANALYSES. — PhUosophical Essays. 89 que la religion est un phénomène secondaire et dérivé, une sorte d'épiphénomène de l'adaptation sociale. Le troisième et dernier point essentiel sur lequel l'auteur fait enfin porter sa critique c'est l'affirmation fonctionnaliste suivant laquelle la religion est essentiellement chose sociale. Par là il faut entendre que ce sont les changements de la -conscience sociale qui expliquent les modifications et le développement des rites comme des croyances. Mais que devient alors la distinction pourtant nette, dit notre auteur, entre ce qui est social et ce qui est religieux? Si l'on qualifie de reli- gieux l'homme qui participe à l'activité sociale et aux sentiments sociaux, suivant la définition proposée par Ames, on se trouve obligé de refuser cette qualification aux saints de tant de religions, car ils se sont insurgés contre les sentiments sociaux de leur groupe, jusqu'à payer du martyre leur attitude précisément non sociale. D'autre part l'interprétation fonctionnelle admet que ce sont seulement les actes faits en commun ou les valeurs collectivement reconnues par le groupe qui peuvent acquérir l'intensité, l'idéalité et la permanence requises pour se transformer en faits religieux. Elle admet encore une corres- pondance entre le rituel religieux et la structure sociale. Elle admet enfin que l'accomplissement des rites est socialement utile pour entretenir l'esprit du groupe. Mais le vrai caractère social de la reli- gion signifie plus encore que tout cela. Il implique dans les religions les plus élevées, et même déjà dans les religions inférieures, le désir qu'a la conscience de s'élargir toujours davantage pour arriver à par- ticiper, en communiant avec lui, à un esprit plus large que celui de l'individu humain. Déjà dans Vintichiuma australien se trouve la racine d'un tel besoin. Enfin un dernier caractère de l'esprit religieux qui échappe à l'interprétation fonctionnelle c'est sa tendance à réaliser, à objectiver la fin de ses désirs et le contenu de ses concepts, bref à poser une personnaUté divine. En définitive la thèse fonctionnelle déforme partiellement la nature et rétrécit la signification de la reli- gion. G. Revue des Périodiques Revista de Filosofia. Mai-Septembre 1917. José Ingenieros Le Daniec, biologiste et philosophe. — M. I. voit dans Le Dantec un des hommes les plus exceptionnels de la science contemporaine, comparable à Guyau pour la précocité et l'importance de son œuvre. Naturaliste, il osa être philosophe. Ce fut chez lui l'effet de son génie déductif et d'un caractère éloigné de toute dissi- mulation prudente en ce qui concerne les conséquences de la recherche expérimentale pouvant heurter les idées reçues. Mais pour certains problèmes qu'il aborde question du déterminisme, il manque de la préparation nécessaire. Sa passion généreuse pour le critérium tout objectif de la science est cause que son œuvre se partage entre la science pure et la polémique contre des opinions relevant surtout de la logique affective. Sa faiblesse fut peut-être de vouloir convaincre et parfois de recommencer le même livre pour répondre à de nouvelles objections. De là, malgré sa puissance de synthèse, une œuvre fragmentaire. 11 donne une forme paradoxale à l'expression de ses idées, se faisant un langage à lui par précaution contre les erreurs inhérentes à l'emploi des vocables usuels. Indépen- damment de sa théorie physico-chimique de la vie, ce qui le classe parmi les notables continuateurs de Darwin et de Lamarck, c'est d'avoir introduit un nouvel ordre d'arguments dans le débat du transformisme, en vérifiant sur les organismes élémentaires les faits de variation et de fixité des espèces. Quelques lettres a Alexis Pevret. — Notons une lettre de Miguel Cane, spirituelle et d'un libéralisme élevé; elle roule sur la célébration du centenaire de Voltaire à Buenos-Ayres et contient une appréciation sur La Récolution de Taine. Juan B. Ambrosetti Les superstitions de la région des Missions. — Matériaux abondants pouvant servir à l'étude des formes embryon- naires de la logique sociale; superstitions en rapport avec le genre de vie hasardeux des campagnards créoles de ces contrées. Elles ont trait aux pratiques funéraires [velorio, aliments portés sur les tombes, aux âmes en peine malignes ou bienfaisantes, au jeu, au bon ou au REVUE DES PÉRIODIQUES 91 mauvais sort, à l'amour, au travail, à la thérapeutique. Des éléments hispano-moresques sy mêlent à d'autres Guaranis combinés avec des motifs tirés de pratiques religieuses catholiques. Des traces de toté- misme s'y retrouvent et fréquemment aussi des pratiques de la magie sympathique. Une part doit être faite encore aux confusions verbales et à la supercherie qui tire profit ou prétexte des croyances admises. Certaines légendes concernant les animaux et relatives à telles de leurs particularités font intervenir des métamorphoses d'êtres humains. Les amulettes {payés ont certaines propriétés pouvant se retourner contre leurs possesseurs, s'ils ne se soumettent pas à certaines restrictions, et il arrive que ceux-ci aient recours à l'Église pour briser l'influence de, ces fétiches exigeants. RoDOLFO RiVAROLA L'actualité politique et les études de la faculté de Philosophie et Lettres. — Entre autres aperçus sur les rapports de la philosophie et de la vie, et sur la nécessité de la culture pour la pleine réalisation de la forme républicaine, l'auteur discerne une faiblesse de l'éducation supérieure nationale. Elle a fait des profes- sionnels compétents de tout ordre, mais la pénurie d'hommes qui se manifeste dans la politique dénonce une lacune au point de vue de la formation philosophique. Formation d'autant plus nécessaire dans cette époque de crise morale où les idées de juste et de droit semblent mises en question d'une façon menaçante pour les nations moins fortes. Il est toutefois rassurant pour l'avenir du droit que le droit de la force recule devant son énormité » et que les peuples de violence mettent un certain empressement à se couvrir même d'un faux prétexte de bon droit. L'orientation philosophique a son importance aussi dans la préparation du professorat, tâche délicate, d'ordre spirituel, pour laquelle les hommes qualifiés n'auraient pas manqué, soit parmi les nationaux, soit parmi les étrangers fixés dans le pays, mais qui fut confiée par le pouvoir à d'érudits techniciens de la pédagogie appelés d'outre-Rhin, suivant une conception de la primauté du procédé éducatif sur la matière enseignée que l'auteur ne semble pas partager. HoRACio Ramos Mejia L'âme coloniale et la littérature de VIndé- pendance. — La vie coloniale, médiocre et grise d'après l'esquisse qui nous en est tracée, se trouve avoir réalisé, par la privation systé- matique de tout moyen de culture intellectuelle, une sorte d'expéri- mentation psycho-sociologique en vase clos. Ses traits principaux furent la suppression radicale de tout art ou industrie des aborigènes ainsi que des monuments de leur histoire, — la prohibition, concer- nant non moins l'élément immigré que l'élément indigène, de tous les livres profanes et surtout des livres d'auteurs étrangers traitant de matières relatives aux colonies, à ce point que l'histoire de la découverte du Nouveau Monde était devenue presque un mythe même 92 REVUE PHILOSOPHIQUE pour les personnes un peu lettrées, — le désintérêt pour le pays où ils vivaient, chez les fils des immigrants, façonnés à recevoir toute norme morale et spirituelle de la métropole, — la pensée considérée comme une tentation démoniaque. Aussi chez les plus sensibles à l'influence française parmi les écrivains de l'Argentine émancipée persista selon H. R. M., outre la passivité aux influences étrangères, l'empreinte de sécheresse oratoire dont les dominateurs et éducateurs espagnols avaient fait à l'âme américaine une seconde nature. José Ingenieros Notes sur les idéologistes argentins. — Nous trouvons ici quelques épisodes du parallélisme déjà étudié par l'auteur, qui fait se refléter dans l'histoire de l'Argentine les mouve- ments d'idées et les transformations politiques de l'Europe et de la France. Sous Rivadavia, dont Benjamin Constant représente l'idéal politique, l'influence des idéologistes succède à celle des encyclopé- distes. Les libéraux s'inspirent en philosophie des continuateurs du condillacisme, en économie politique de Saint-Simon et de Bentham, en pédagogie des écoles lancastériennes. L'opposition appuyée sur un féodalisme gauche qui présente occasionnellement des phénomènes de Messianisme, reproduit les tendances absolutiste et fanatique de la Restauration de Ferdinand VII. Dans ce milieu troublé par des passions rétrogrades, ce n'est pas sans lutte que les initiateurs de l'enseignement philosophique, Lafinur, Agùero, Alcorta, se firent les introducteurs du sensationnisme de Cabanis et de Destutt de Tracy. Idéologiste passionné, Lafinur fut combattu non seulement par les obscurantistes mais encore par un adepte de l'éclectisme naissant. Aguero, penseur plus mûr, venu de la scolastique à l'idéologie, suivra Rivadavia dans sa chute. Avec Alcorta, l'influence- de l'idéologisme français se continue, même sous le régime dangereux de Rosas, et arrive à son terme. Alcorta, philosoph,ç et médecin, moins combatif, plus physiologiste que les précédents, procède surtout de Cabanis. Après lui la réaction politico-scolastique restaurera la théologie de Suarès. J. PÉRÈS. Voprossi filossoûi i psychologuii. Janvier-juin 19n. L. M. LoPATiNE Les problèmes de la pensée contemporaine. — Hier nous pouvions avoir la prétention d'être presque au bout d'un important processus historique, nous avions le droit de croire que l'époque de la barbarie sanguinaire était terminée, qu'encore quelques pas et nous atteindrons le règne de la vérité, de la raison, de la liberté , REVUE DES PÉRIODIQUES 93 de la paix et du bonheur universel. Aujourd'hui, nos rêves se sont envolés, grâce surtout à la nation qui se prétendait la plus civilisée de l'univers et dont le travail et le passé imposaient. Le présent est terriblement sombre. Jamais le niveau moral n'avait été si bas, et qui nous dit que demain le bien vaincra le mal? Faut-il être pessi- miste? M. Lopatine ne veut pas l'être, mais il l'est tout de même. 11 estime qu'il faut renoncer définitivement aux tentatives de pénétrer la sphère du transcendental. Cette nécessité lui paraît être le résultat de la crise mondiale et de la déchéance philosophique du naturalisme qui, sous l'autorité de la science positive et expérimentale, demeure toujours la base de notre culture. Le distingué directeur des Voprossi est persuadé que l'expérience pure, détachée de toutes abstractions philosophiques, n'aboutit qu'à des sensations subjectives. Il faut renoncer à toute conception positiviste et chercher la vérité dans le spiritualisme la vérité serait dans le spiritualisme où il n'y a pas de vérité. Mais si la vérité était dans le spiritualisme, comment expliquer le problème du mal? Il n'y a aucune harmonie dans la vie, aucune perfection réelle, dans le sens moral. — C'est que le bien ne doit pas être envisagé comme un phénomène déjà existant, mais comme une Cn à réaliser. Lauteur croit que le spiritualisme vaincra le natu- ralisme. Par des considérations sur le théisme, le pluralisme, le monisme, la théorie de l'immortalité, il arrive à cette conclusion la vérité se trouve dans les fondements de toutes les religions, mais elle se manifeste le plus profondément dans le christianisme. D'autre part, deux leçons se dégagent de la catastrophe universelle 1° l'homme n'est pas devenu meilleur; 2^ les futures guerres seront plus désas- treuses que celle que nous subissons. Dans ces conditions, rhumanitc ne peut rien espérer de bon, — si elle ne s'engage pas résolument dans le chemin du spiritualisme c'est le seul moyen de résoudre toutes les crises de nos temps troublés. Il nous suffit de refuser la voie — assez usée déjà — indiquée par M. Lopatine, pour que le pessimisme du philosophe russe nous apparaisse dans toute son évidence. E. N. Troubetskoï Le non-sens et le sens de l'univers. — Swedenborg prétend d'avoir vu, dans l'Enfer, Calvin condamné à écrire un ouvrage de théologie. Chaque page remplie tombait dans un gouffre et Calvin était astreint à recommencer son travail. Dans toutes les religions, chez les anciens comme chez les modernes, chez Heraclite et chez Platon, chez Schopenhauer et chez Dostoïevsky {Les frères Karamazov nous trouvons l'idée du non-sens du recom- mencement perpétuel {Der e\çige Wiederkehr de Nietzsche. Nous ne pouvons faire un pas dans la vie sans nous heurter à la répétition constante des choses dont l'absurdité trouble notre conscience et empoisonne notre existence. Ce non-sens ne prouve nullement que la vie n'a pas de sens, mais que le sens de la vie est au-dessus de 94 REVUE PHILOSOPHIQUE notre entendement et que notre désir de le saisir est une tentative toujours vaine. N. Kabanov Sentiments et émotions. — L'auteur analyse le méca- nisme des sentiments et des émotions simples l'appétit, la faim, la peur, la douleur, la colère, etc. I. A. Iline La liberté et la volonté dans Hegel. — C'est sur la liberté et la volonté, subjectives et universelles, que Hegel fonde le droit et la morale. B. Erne Étude non terminée sur Platon. — Erne, jeune philo- sophe qui promettait beaucoup, vient de mourir. P. I. NovGORODTSEV LHdéal social. — L'auteur continue toujours sa longue étude sur l'idéal social. Ses dernières 150 pages sont con- sacrées au mouvement socialiste en France et en Allemagne. Le socialisme dans ces deux pays n'a pas suivi la même voie, il y a un abîme entre le syndicalisme français et le social-démocratisme allemand. En Allemagne le socialisme se rapproche de la politique positive et perd son caractère révolutionnaire; en France, il s'écnrle de la politique d'État et monte vers le socialisme subjectif. M. Novgorodtsev étudie le syndicalisme français d'après les travaux de MM. Sorel, Lagardelle et Berlh. Il exagère la valeur des idées de M. Sorel et leur rôle dans le mouvement socialiste en France. M. Sorel, qui se donne comme autodidacte, est lui-même beaucoup plus modeste. 11 a lu Proudhon, Guyau, Nietzsche, il n'ignore pas Tolstoï, — Tolstoï, critique des faits sociaux, — il fréquente les Russes pour qui le matérialisme historique est le dernier mot de la sagesse historico-philosophique, il a vu de près la défaite de l'intellectua- lisme social, — et il a tout synthétisé, à travers son tempérament d'ingénieur, dans des phrases suffisamment obscures pour pouvoir voisiner avec le domaine des théories quasi abstraites. M. Sorel se dit pénétré de bergsonisme, il doit aussi beaucoup à la psychologie collective, très en vogue en France depuis un quart de siècle. Ses haines ont une base subjective, la partie polémique de son œuvre est amusante, sa philosophie constructive est nulle. En tout cas, les ouvrages de M. Sorel et de M. Lagardelle ne sont vraiment pas une documentation suffisante pour étudier la philosophie » du socialisme et du syndicalisme en France O. L. Nécrologie EMILE DURKHEIM. La mort frappe à coups redoublés sur les maîtres de la philosophie en France. Après Delbos. après Ribot, après Le Dantec, après Liard voici que Durkheim disparaît à son tour prématurément, et aucune perte ne pouvait être plus cruelle pour la philosophie et la science françaises. Emile Durkheim est mort à Paris, le 13 novembre 1917. Depuis plu- sieurs mois, sa santé, naturellement délicate, était devenue précaire. La mort de son fils, qui avait succombé à ses blessures dans la retraite de Serbie en 1915, lui avait fait une plaie inguérissable. Durkheim était né à Épinal en 1858, et avait été admis à TÉcole normale en 1879. La Revue philosophique a eu la primeur de ses travaux. C'est ici qu'il s'est dabord fait connaître du public, par des articles très remarqués sur la Sciev ce positive de la morale en Alle- magne 1888. Chargé par M. Liard d'un cours de sociologie — le premier en France — à la Faculté des lettres de Bordeaux, il fit paraître successivement la Division du travail social, le Suicide, les Régies de la méthode sociologique, et quelque temps avant la guerre les Formes élémentaires de la vie religieuse, ouvrages où la conceji- tion originale de la sociologie et la méthode propres à Durkheim trouvèrent leur pleine expression. La Revue philosophique publiera prochainement une étude sur celte doctrine. Autour de Durkheim s'étaient groupés des philosophes, des histo- riens, des juristes, des économistes, des linguistes, heureux de se sentir guidés par un maître dont l'autorité incontestée respectait reli- gieusement leur liberté d'esprit. Durkheim a été ainsi un chef d'école, dans toute la force du terme. De cette collaboration avec ces esprits si divers, tous pénétres de ses principes et de sa méthode, sont sortis les douze volumes de VAnnée sociologique. Ce recueil ne constitue pas seulement un répertoire de faits et d'idées et un instrument de travail uniques en leur genre. Il montre aussi comment, sous la direction de Durkheim, peu à peu les diiTérentes provinces de la nouvelle science sociologie religieuse, juridique, économique, etc. arrivaient à se délimiter et à s'organiser. Depuis longtemps Durkheim préparait des ouvrages sur des sujets étudiés par lui dans ses cours à Bordeaux et à Paris, en particulier 96 REVUE PHILOSOPHIQUE sur la théorie sociologique de la famille, sur l'introduction générale à la morale, sur la morale domestique, sur les théories sociales de Jean-Jacques Rousseau. On peut espérer qu'une partie au moins de ces travaux verra le jour une faible compensation pour la perte pré- maturée de ce puissant esprit, qui restera l'une des gloires de la pensée française de notre temps. LIVRES REÇUS AU BUREAU DE LA REVUE LÉPiNE Jean.— Troubles mentaux de guerre. In-i6, Masson, Paris. loTEYKO Josefa. — La science du travail et son organisation. In-16, F. Alcan, Paris. Baudin E.. — Psychologie. In-8, J. de Gigord, Paris. WoRMS René. — Philosophie des Sciences ^sociales. II. Méthode des sciences sociales. In-8, Giard et Brière, Paris. DuGAS L.. — La mémoire et Voubli. In-16, Ernest Flammarion, Paris. Mackenzie J. — Eléments of constructive Philosophy. ln-8, George Allen et Unwin, London. Gemelli Agostino. — /t nostro soldato. Saggi di psicologia mili- tare. ïn-16, Società editoriale Vita e Pensiero », Milan. Abaytua D"^ R. y. — Los Fenômenos biolôgicos aiite la Filosofia. In-8, Libreria internacional de Adriân Romo, Madrid. Le propriétaire-gérant Félix ALCAN. Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. Convergences des développements linguistiques. Quand une langue se différencie, comme l'ont fait par exemple à date historique le latin et l'arabe, les résultais de la différencia- tion varient à l'infini dans le détail matériel des faits, mais les lignes générales du développement sont la plupart du temps les mêmes. Si donc les ressemblances que présentent aujourd'hui les langues néo-latines ou les langues néo-arabes entre elles pro- viennent en partie de ce que ces langues ont conservé à un certain nombre d'égards létal latin ou l'état arabe ancien, leurs ressem- blances proviennent aussi en partie de ce qu'elles ont modifié dans un même sens l'état de choses ancien. Quand on envisage le développement linguistique durant une période plus étendue, on observe des faits analogues. L'indo-européen commun se parlait à une date relativement ancienne qui ne saurait être postérieure au début du second millé- naire avant l'ère chrétienne; il n'est pas attesté en fait, mais la comparaison du sanskrit, de l'ancien iranien, du grec, du latin, du slave, etc., en donne une idée assez précise. Entre l'indo-européen et les langues actuellement parlées qui sont des formes prises par cet idiome au cours du temps, comme le français, l'anglais, le persan, il y a des différences de détail infinies. Dans ces langues modernes, on ne reconnaît plus au premier abord l'unité d'origine, qui est certaine; mais elles offrent des concordances frappantes dans leur structure générale. L'arabe vulgaire, tel qu'on le parle aujourd'hui du Maroc à l'Egypte et à la Syrie, se distingue partout d'une même maniè'^e du sémitique commun, dont la comparaison du vieux babylonien, de l'arabe classic[^ue, de l'hébreu, etc., permet de restituer en une cer- TOME LXXXV. — FÉVRIER. — 1918. 7 98 REVUE PHILOSOPHIQUE taine mesure l'état ancien comme la comparaison du sanskrit du grec ancien, du latin, etc., permet de restituer l'indo-européen. Et, chose remarquable, le passage du babylonien au néo-babylonien qu'on suit à travers la succession des textes est à plusieurs égards parallèle à celui qu'on observe de l'arabe classique aux parlers arabes modernes. Les langues sémitiques dont l'évolution a été relativement rapide comme ~ l'hébréo-phénicien ou l'araméen , montrent, dès une date antérieure à l'époque chrétienne, un état d'altération de l'état sémitique commun analogue à l'altération qu'a subie l'arabe entre le vu" siècle après et l'époque moderne. Voici un exemple de ces développements parallèles qui est à la fois simple et saisissant. Le trait caractéristique de la grammaire de l'indo-européen commun consiste en ceci que les relations sou- tenues par les mots dans la phrase sont exprimées par la forme même de ces mots; chaque mot a autant de formes qu'il joue de rôles distincts dans la phrase. Par exemple l'indo-européen expri- mait par une forme spéciale du nom du père » le fait que ce nom sert de complément à un autre nom; quand il dit domus patris ou patris domus — les deux ordres étant possibles — le latin ancien conserve exactement un état de choses indo-européen; or, ceci^e dit en français la maison du père, en anglais the house of father, en persan mâ7i i pidar. Ces expressions se distinguent de l'expres- sion indo-européenne par deux traits essentiels d'une part, l'ordre des mots y est fixe, au lieu d'être libre, et, par là même, il est un moyen d'indiquer que le second nom est le complément du pre- mier; de l'autre, la forme du nom du père » employée comme complément d'un nom est la même que celle qui est employée pour dire le père est venu » ou j'ai vu mon père » ou je l'ai demandé à mon père », alors que, dans ces trois cas, le latin aurait employé trois autres formes pater, patrem, palri. Mais, dans les trois langues en question, le rapport qui n'est pas exprimé par la forme du nom l'est par un mot accessoire, en même temps que par l'ordre des mots de en français, of en anglais, t en persan; ces trois mots n'ont rien de commun entre eux; le de français a une autre origine et un autre aspect que Vof anglais, et Yi persan a même une origine historique d'une espèce tout autre que de et of. Du reste l'anglais dit communément the father s house, où s se com- porte- comme un mot accessoire, tout en ayant une origine autre A. MEILLET. — CONVERGENCES DES DÉVELOPPEMENTS LINGCISTIQUES 99 que of; l'ordre des mois est autre que dans the house of the father, mais il est également fixe dans celte manière de s'exprimer. Ainsi en français, en anglais, en persan, on observe le même change- ment de structure par rapport à l'indo-européen un ordre fixe des mots est substitué à un ordre libre, et un mot accessoire exprime la fonction; mais si Tordre est toujours fixe, il n'est pas le même dans toutes les langues et dans toutes les constructions; et, s'il y a des mots accessoires, ces mots sont divers et d'origines diverses. On peut multiplier les exemples de ce genre; on rencontrera tou- jours le même type de faits parallélisme des changements de struc- ture générale, divergence des innovations portant sur les moyens matériels d'expression. Dans les cas où une langue se différencie sans changer de type, le parallélisme des développements indépendants aboutit souvent à des résultais identiques, même dans le détail matériel de la forme. Ainsi la 1" personne du présent des verbes admettait en indo-européen deux finales suivant les cas; ces deux finales sont bien conservées en grec ; il y a une finale -6 dans des verbes comme legô je dis », et une finale -mi dans des verbes comme didOmi je donne » ; c'est la distinction des verbes en -0 et des verbes en -mi, bien connue de tous ceux qui ont étudié quelques éléments du grec. La finale -6 avait plusieurs inconvénients; elle manquait de corps surtout dans les langues où les voyelles des syllabes finales tendent à s'altérer, ce qui arrive très souvent ; il est résulté de là une tendance à étendre lemploi de -mi aux dépens de celui de -ô. Or, celle tendance sobserve dans une grande partie du domaine indo-européen dans le groupe indo-iranien, toutes les premières personnes ont reçu-?/i est petit et que les catégories grammaticales sont, au moins dans leurs traits généraux, peu nombreuses. 102 REVUE PHILOSOPHIQUE Soit, par exemple, le verbe. Tout langage exige qu'on exprime de quelque manière les différences entre les personnes qui parlent, à qui Ton parle ou dont on parle. Il faut qu'on puisse distinguer entre je dis, tu dis, il dit, nous disons, vous dites, ils disent. Le détail des distinctions peut varier. Ainsi la plupartdes langues de l'Europe tendent à confondre tu dis et vous dites en une expres- sion unique, par suite d'une habitude de politesse en français la distinction entre tu dis et vous dites ne subsiste que dans le langage familier; en anglais elle est abolie. Certaines langues de demi-civilisés distinguent deux manières de dire nous disons » suivant qu'il s'agit de moi et toi ou vous » pluriel inclusif et de moi et lui ou eux » pluriel exclusif. D'autres langues distinguent entre nous {deux disons, vous {deux dites, eux {deux disent et nous {flus de deux disons, vous {plus de deux dites, eux {plus de deux disent » cette distinction du duel et du pluriel disparaît partout avec le progrès de la civilisation, comme celle des formes inclusives et exclusives. Partout le progrès de la civilisation tend à détruire les formes demi-concrètes gl à ne laisser subsister que l'opposition abstraite de deux catégories, celle de l'unité et celle de la pluralité. A quelques détails près, dont une tendance générale commande du reste le développement comme on le voit, les catégories relatives au nombre et à la personne dans les verbes sont partout les mêmes, et cette identité résulte des conditions d'existence du langage. Quant aux procédés employés pour exprimer ces catégories, il n'y en a que deux. L'un, qui est celui de l'indo-européen commun conservé dans les anciennes langues du groupe telles que le sanskrit, le grec ancien, le latin, etc., consiste à faire varier le verbe et à lui donner autant de formes qu'il y a de catégories à exprimer ainsi en latin dico, dicis, dicit, dicimus, dicitis, dicunt. L'autre consiste à employer des mots accessoires, qui indiquent chaque catégorie; c'est ce qu'on fait en anglais quand on dit y say, we say, you say, they say. Enfin on peut employer à la fois les deux procédés; ainsi le français ne distingue pas sauf dans l'ortho- graphe les trois personnes du singulier du verbe, autrement que par le mot accessoire qui précède Je dis, tu dis, il dit et ainsi dans tous les verbes français sauf fai et je suis où ai et suis se dis- tinguent de l'a de tu as, il a et de l'e de tu es, il est; mais les trois A. MEILLET. — CONVERGENCES DES DÉVELOPPEMENTS LINGUISTIQUES 103 personnes du pluriel ont chacune une forme propre jwus disons, vous dites, ils disent et ainsi toujours, à ceci près que la 3^ per- sonne du pluriel ne se distingue souvent pas de celle du singulier autrement que par l'orthographe il aimait et ils aimaient, il aime et ils aiment ne diffèrent que par le mot accessoire précédent. Or, chacun des deux procédés tend à se détruire par l'effet de l'usage. Le procédé indo-européen commun, conservé dans le type latin dico, dicis, etc., a le défaut grave de dissimuler l'unilé du mot. Il y a en anglais un mot saij signifiant dire ; l'addition de -s, dans he says il dit » n'en dissimule guère la parfaite unité. En latin, il ny a pas de mot signifiant dire » ; le présent du verbe ayant ce sens est l'ensemble de dico, dicis, etc., sans qu'une des formes ait plus que les autres un titre à dominer. Quand on veut énoncer un verbe latin, on le fait soit au moyen de l'infinitif présent, dicere, soit au moyen de la 1" personne du singulier du présent, dico; mais ce n'est qu'affaire de convention. En sanskrit, où la structure lin- guistique est la même à ce point de vue, on emploie une conven- tion différente ; et l'on y cite les verbes à la 3 personne du singu- lier, ce qui est aussi arbitraire, mais pas plus. Contre celte insaisissabililé du mot, toutes les langues du groupe indo-européen n'ont cessé de réagir. Ce serait à peine une exagé- ration trop forte de dire que l'histoire des langues indo-euro- péennes se résume essentiellement en un effort pour passer du mot-forme, existant seulement à l'état de formes fléchies multiples dont chacune a une valeur particulière, au mot existant isolément et toujours semblable à lui-même. L'état de choses indo-européen est aussi loin que possible du mot isolable; une langue comme l'anglais y est arrivée presque entièrement, et les cas où un mot affecte plusieurs formes suivant le sens à exprimer sont devenus exceptionnels on compte en anglais les cas d'opposition comme celle entre le singulier foot pied » et le pluriel feet pieds ». La puissance de ki tradition est grande. Depuis quelque quatre mille ans qu'elle agit dans les langues indo-européennes, la ten- dance au changement n'a pleinement abouti nulle part, et certaines langues, les langues slaves notamment, n'ont aujourd'hui encore que des mots fléchis suivant le vieux type indo-européen. Mais l'action de la tendance a été universelle et constante. Ses effets se lOi REVUE PHILOSOPHIQUE voient partout. Et c'est l'action constante de cette tendance qui rend compte du fait que les langues indo-européennes se sont développées parallèlement les unes aux autres. La flexion a un autre défaut que celui de masquer l'unité du mot; c'est de n'être pas expressive. Le mot ne ressort guère dans le latin dico; mais l'indication de la personne et du nombre n'y ressort pas non plus bien fortement. Si l'on veut insister sur la personne, il faut l'indiquer par un mot séparé, et l'on dit en latin ego dico, qui ne signifie pas je dis », mais moi, je dis » ou , fu, il, iU ne sont plus des mots énonçables séparément, ayant un rôle par eux-mêmes ; je dis, tu dis, il dit, où il y à deux éléments séparables, ne sont pas plus expressifs aujourd'hui que dico, dicis, dicit ne l'étaient en latin. Et les variations de fiexion de nous disons, vous dites, ils disent ne sont plus que des survivances traditionnelles; elles subsistent parce qu'elles se transmettent et qu'aucun acci- dent ne les a encore détruites ; mais il n'y a pas plus de raison de distinguer la forme du verbe dans nous disons, vous dites, que dans je dis, tu lisel dans je joue, nous jouons que dans il joue, ils jouent, où les différences ne sont que graphique-. D'ailleurs la confusion des deux formes de il, pour le singulier et pour le pluriel, est un grave défaut de la langue française. Si le français n'était pas fixé par une tradition rigide, la confusion de il j->ue et ils jouent s'éliminerait, soit par une différenciation de la forme du pronom, qui répondrait à la tendance générale du déve- loppement des langues indo-européennes, soit par une dilTérencia- tion de la forme du verbe, qui répondrait à l'état de choses actuel du français; le français a en effet conservé une flexion verbale au pluriel; et sur le modèle de tV^ sont, ils font, etc., beaucoup de par- 1ers populaires ont actuellement i{ls jouont au pluriel. On aperçoit ici comment les tendances générales du développement linguis- tique sont croisées par des tendances propres à chaque langue en particulier, et comment, par suite, ces tendances générales n'abou- tissent que lentement et après avoir été arrêtées longtemps par des innovations accidentelles, et aussi comment il se fait qu'elles n'aboutissent pas partout à la môme date ni sous la même forme. La tendance à remplacer la flexion par des mots accessoires a été favorisée dans les langues indo-européennes par un détail de structure de la grammaire et par un principe de phonétique géné- rale. La flexion indo-européenne procédait essentiellement par des éléments ajoutés ou soudés à la fin des mots, par suffixes et par Jésinences, pour employer les termes techniques. C'est donc la fin uu mot qui renfermait les caraclérisîiques de flexion. Or, l'obser- vation montre que, dans un mot de plus dune syllabe, la syllabe finale tend à s'aflaiblir dans la prononciation, et finalement ù disparaître. Le français où la syllabe qui est d'ordinaire prononcée un peu plus forte, plus longue et plus haute que les autres est la 106 REVUE PHILOSOPHIQUE syllabe finale, ne laisse pas voir au premier abord les effets de cette tendance. Mais, s'il est parvenu à cet état, c'est précisément parce que la syllabe finale des mots latins y a été entièrement détruite au cours du temps ; là où le latin avait focum^ et où l'italien a encore fuoco et l'espagnol fuego, le français a feu, sans trace de ce que renfermait la syllabe finale du mot latin. Si, dans un mot comme raison, l'accent est sur la fin du mot, c'est parce que le -e{m final du latin rationem n'a pas subsisté en 'français; l'italien qui est resté plus fidèle à l'état ancien, a l'accent sur la syllabe pénultième dans raziône. L'affaiblissement progressif des finales et la destruction qui a été la conséquence dernière de cet affai- blissement ont beaucoup contribué à développer l'usage de mois accessoires moins la finale était nette, moins la flexion était claire, et plus l'emploi de mots accessoires était utile. Une langue comme l'anglais, qui a perdu toutes les anciennes finales, ne peut plus exprimer les relations grammaticales que par l'ordre des mots et par des mots accessoires. Le développement ne conduit pas toujours à substituer des mots isolés non fléchis, déterminés par des mots accessoires, à des mots fléchis. Le développement inverse se fait en même temps. En effet, les mots accessoires perdent de plus en plus leur sens propre et leur autonomie, et ils tendent à faire partie intégrante des mots qu'ils déterminent. Par exemple, en français, j'e, tu, il dans je dis, tu dis, il dit n'ont plus le caractère de mots; ces soi-disant pronoms n'existent qu'auprès des verbes, et, si on les isole, ils n'ont aucun sens; aucun Français ne pense je, tu, il séparément; et, si l'on a à exprimer la personne d'une manière spéciale, on recourt à moi, toi, lui moi je dis, toi tu dis, lui il dit. Au fur et à mesure qu'elle se détruit, la flexion tend à se reconstruire. L'his- toire du futur français fournit un bon exemple les langues romanes ont perdu le vieux futur dicam, dices, etc.; on l'a rem- placé, en France notamment, par un groupe dicere habeo j"ai à dire », qui comprend deux mots; le représentant du mot acces- soire habeo, réduit à ai, s'est fondu avec le verbe,' si bien que le français a de nouveau une flexion je dirai, tu diras, où personne ne reconnaît le verbe avoir. En ce qui concerne les cas où le développement indépendant de parlers séparés aboutit spontanément à des résultats identiques, A. MEILLET. — CONVERGENCES DES DÉVELOPPEMENTS LINGUISTIQUES 107 on ne pourrait montrer comment ces résultats sont nécessaires qu'en entrant dans des détails techniques. Mais il serait aisé d'établir que l'identité des résultats provient de l'identité des condi- tions particulières dans lesquelles a lieu le développement. On a souvent dit que les innovations linguistiques sont des créations individuelles généralisées. Les théoriciens qui insistent sur ce fait le font pour mettre en évidence la part d'invention indi- viduelle et de libre choix qu'il y a dans le développement du langage. Et ils signalent avec force le grand rôle de limitation dans le changement linguistique. Pour autant qu'il s'agit de vocabulaire et de tours de phrase, la part d'invention individuelle n'est pas niable. Mais ce sont les par- ties du langage où il ne se produit pas de faits de convergence. En dehors de quelques accidents fortuits qui ne peuvent pas ne pas se produire comme l'identité du mot signifiant mauvais » en anglais et en persan, bad, ou la ressemblance de feu en français et de feuer en allemand, sans que ces mots aient rien de commun, deux mots qui ont le même sens ne se recouvrent d'une langue à l'autre que s'ils ont une origine commune ou si l'une des langues a emprunté à l'autre. Le développement indépendant de deux lan- gues ayant même origine les amène à avoir des vocabulaires de plus en plus divergents. Par exemple le vocabulaire français et le vocabulaire persan diffèrent presque du tout au tout. Dans les parties systématiques du langage, où la convergence s'observe fréquemment, à savoir la phonétique et surtout la gram- maire, l'invention individuelle ne saurait guère intervenir, comme on peut le prévoir aisément si l'on observe le fait, familier à tout le monde, que l'on articule les sons et que l'on fait les formes grammaticales sans avoir conscience des procédés employés; c'est ce que montrent immédiatement les faits qu'on vient d'analyser. Sans doute, une langue n'existe pas en dehors des gens qui la parlent; et il n'y a d'innovations que celles qui ont été faites par des individus qui se servent de la langue. En ce sens, il est licite d'affirmer l'origine individuelle des innovations; mais il est inutile 108 REVUE PHILOSOPHIQUE de formuler une vérité aussi évidente, un truisme aussi naïf. Ce qui est essentiel, ce sont les forces qui déterminent les chan- gements. Or, ces forces agissent sur la collectivité des gens qui parlent une même langue. Et c'est parce qu'ils se trouvent dans les mêmes conditions et qu'ils subissent les mêmes actions, que^ les sujets parlants admettent les mêmes innovations. Ces actions sont en partie universelles, en partie spéciales à certaines langues. Ce sont les actions universelles qui produisent les convergences elles sont nombreuses et puissantes. Il y a aussi des actions par- ticulières à telle ou telle langue, et ce sont ces actions qui déter- minent les divergences de langues anciennement unes. Générales ou spéciales, ces actions n'aboutissent à un résultat que si elles s'exercent sur toute la collectivité, ou, du moins, sur une très grande partie de la collectivité. La question de savoir en quelle mesure les actions collectives se manifestent spontanément chez les divers individus qui parlent une langue donnée n'est pas résolue. On n'a jamais réussi à observer un changement grammatical en voie de réalisation depuis le moment où il apparaît jusqu'au moment où la nouvelle forme est de règle. Et, si par fortune on réussissait à faire une observation complète, ce ne serait jamais qu'un cas particulier dont on ne saurait tirer de conclusions générales. Toutefois, puisque l'on constate que des changements identiques, ou du moins très sem- blables, se réalisent indépendaranàent dans des dialectes semblables entre eux, mais entièrement séparés, comme l'étaient au moyen ûge les dialectes slaves, on a par là la preuve que, si les mômes conditions se rencontrent, les langues se développent non seule- ment en un môme sens, mais aussi de la même manière jusque dans le détail matériel des formes. Les mômes innovations se pro- duisent donc indépendamment chez des individus différents pourvu qu'ils soient placés dans les mômes conditions. Ceci ne prouve naturellement pas que les changements naissent sponta- nément chez chacun des sujets, et qu'il n'y ait pas, en une plus ou moins large mesure, imitation d'un sujet par un autre; mais il en résulte au moins qu'ils sont susceptibles de naître indépendam- ment chez plusieurs sujets, et souvent môme chez beaucoup de sujets. Et, quant sujets chez lesquels les innovations ne nais- sent pas spontanément, ils sont tout prêts à les accepter, parce A. MEILLET- CU>VEhbL>ui.3 u;.> iji.,. 1.^ ., i ,,- i iQUES 109 quelles répondent à un besoin senli par eux. L'existence d'une tendance collective est ce qui domine tout; peu importe le rôle que joue dans la réalisation des changements l'imilation. Grand ou petit, ce rôle n'est eu tout cas qu'un élément accessoire, tandis que la tendance générale est le principe d'où tout dépend. L'his- torien, qui se plaît à suivre des faits particuliers, peut désirer connaître les procès de détail par lesquels se font les innovations grammaticales; mais le linguiste qui a à faire "' - '-^ fait collectif du langage, se résigne aisément à les ignorer. Par cela même que l'on constate des développements linguis- tiques semblables là où se rencontrent des conditions semblables, et des développements identiques là où se rencontrent des condi- tions identiques, on voit que les résultats dépendent de ces condi- tions, et qu'ils sont indépendants des procédés par lesquels ils se réalisent. Les considérations qui précèdent ne visent pas à contester le rôle de l'imitation dans le langage. Il arrive souvent que des groupes sociaux, parfois des groupes très étendus, changent de langue, ou changent de parler. Après la conquête romaine, les Gaulois ont très vite accepté le latin, sans lutte linguistique. Les parlers locaux disparaissent aujourd'hui en France devant le iVanrais commun. Et une langue peut s'étendre, comme on le voit, à l'époque histo- rique, par l'exemple du latin ou de l'arabe. Des manières de parler peuvent se généraliser le parler des centres principaux de civili- sation tend à remplacer dans le monde moderne les parlers locaux qui ont moins de prestige. 11 y a là des faits qui sont de grande importance pour le développement linguistique, et qui procèdent uniquement de l'imitation. Mais ce n'est pas de ces faits — capitaux — qu'il a été question ici. 11 faut bien distinguer deux ordres de changements. 11 y a, dune part, les changements de langue et de parler qui consistent dans l'adoption d'une langue ou d'une manière de parler ayant un prestige. Et il y a, d'autre part, le changement linguistique, à 1 intérieur d'une langue, changement qui provient de l'action de tendances, les unes universelles, les autres spéciales à tel ou tel groupe de langues, à telle ou telle langue. C'est dans ce second cas, celui du changement linguistique, qu'ont lieu les faits de convergence étudiés ici. 110 REVUE PHILOSOPHIQUE Les convergences observées permettent d'élaljlir que, en matière de changement linguistique, les innovations sont générales plutôt que généralisées, et que l'identité ou la parité des conditions où se trouvent les sujets parlants est le fait essentiel, l'imitation une chose secondaire. A. Meillet. Les fondements d'une théorie de Thérédité QUESTION DE METHODE Parmi les théories géaérales qui essayent de rendre compte des phénomènes biologiques, les unes s'in»pirent du développement embryonnaire, d'autres de l'hérédité, d'autres encore de la varia- tion et toutes, en dépit de ces origines différentes, prétendent aboutir à relier les faits dans un ensemble cohérent. Toutes, à vrai dire^ se rencontrent sûr un terrain commun, puisque aucune d'elles ne peut faire abstraction de la matière vivante. Mais tandis que la logique imposait que l'explication des faits morphologiques dérivât de nos connaissances sur la constitution et le fonctionne- ment de la matière vivante, c'est, au contraire, cette constitution et ce fonctionnement que l'on déduit de l'interprétation des faits morphologiques. Ceux-ci, sans doute, ont leur valeur propre et pourraient fournir quelques indications sur leur substrat matériel; seulement, leur interprétation change suivant les points de vue, et avec elle change notre conception du substrat. Aux lacunes de nos connaissances, les auteurs suppléent par des hypothèses, n'hésitant pas à en imaginer de nouvelles chaque fois qu'un fait établi contredit leur système. De là, une profusion de qualités abstraites, d'entités métaphysiques qui, prenant la valeur d'obser- vations positives, servent à soutenir les théories. Finalement, données concrètes et hypothèses se mélangent d'une manière telle que, souvent, si l'on n'y prend garde, on ne distingue plus le domaine de chacune d'elles et que tout se passe comme si la matière vivante variait en fonction de chaque explication parti- culière, comme s'il existait une constitution différente pour l'onto- genèse, pour l'hérédité, pour la variation. 112 REVUE PHILOSOPHIQUE Ce résultat indiquerait-il l'inutilité d'une théorie générale des phénomènes biologiques? Il indique simplement un défaut de méthode, car la nécessité d'une théorie générale paraît au dessus de toute discussion, et l'on aperçoit aisément, même, la condition qu'elle doit remplir. Elle doit, avant tout, suivre de très près l'expérience et l'obser- vation, ne faire intervenir l'hypothèse qu'à titre de simple déduc- tion logique, et se tenir constamment éloignée de toute création de l'esprit indépendante des faits constatés. Ce principe évident une fois admis, toute théorie biologique géné- rale reposera forcément sur la constitution et le fonctionnement de la substance vivante. Nous ne les connaissons, assurément, que d'une manière très imparfaite. A leur sujet, néanmoins, nous possé- dons des renseignements assez circonstanciés qui permettent une première approximation satisfaisante. En tout cas, nous devrons nous en tenir à ces renseignements, car notre point de départ sera d'autant plus solide qu'il renfermera moins d'hypothèses. Et dès lors, notre conception de la matière vivante dérivera exclusivement des faits physiques, chimiques et morphologiques, en dehors de toute idée préconçue, sans nous laisser influencer par la traduc- tion extérieure des phénomènes que nous cherchons à expliquer. Il importe, au plus haut point, d'examiner la matière vivante pour elle-même; et lorsque nous y serons parvenus, mais alors seule- ment, nous confronterons avec elle les données relatives à l'onto- genèse, à l'hérédité, à la variation et tâcherons de saisir les liens qui les unissent. A suivre cette méthode, trop souvent méconnue, on risque, sans aucun doute, de ne donner parfois que des explications fragmen- taires; mais, si incomplètes soient- elles, elles sont préférables, à tout prendre, aux affirmations trop péremptoires qui, se substi- tuant aux faits, arrêtent pour longtemps la recherche. E. RABAUD. — FO>"[K^'^^'- ''"i - DE l'hÉRÉDITL 113 II LES HYPOTHÈSES ACTUELLES SUR l'hÉRÉDITÉ Nous inspirant de ces principes, comment comprendrons-nous la matière vivante? L'état actuel de nos connaissances sur la chimie de celte matière impose l'idée qu'elle consiste, essentiellement, en* un mélange extrêmement complexe de substances proléiques, qui existent surtout à l'état colloïdal et dont la structure moléculaire présente la plus grande diversité. Ces substances sont en nombre considérable; elles ne se trouvent pas toutes à la fois dans un mélange déterminé; elle ne s'y trouvent pas constamment dans les mêmes proportions. Par suite, les biologistes envisagent, non pas une matière vivante, mais des matières vivantes. Aucune de ces matières, aucun de ces sarcodes ', n'est donc et ne peut être une masse homogène. Du reste, outre que les données de fait l'imposent, l'idée d'hétérogénéité est une nécessité logique. On la trouve exprimée par différents auteurs, W. Roux, Y. Delage, F. Le Dantec; ce dernier, même, utilise, pour désigner les diffé- rents protéiques, le terme de • substances plastiques », qui a l'avantage de ne préjuger de rien et mérite, à ce titre, d'être conservé. Celle hétérogénéité sera naturellement pour nous d'ordre physico-chimique, car nous refusons d'assimiler à un degré quelconque les substances plastiques aux unités physiologiques de Spencer, qui, pour un même sarcode, seraient toutes semblables entre elles. Les substances plastiques, en outre, sont les seuls constiluants des sarcodes; l'expérience et l'observation ne révèlent, dans l'un quelconque d'enlre eux, que des substances matérielles et rien n'autorise à supposer qu'ils puissent renfermer autre chose. Il faudra donc nécessairement rapporter tout phénomène biolo- gique aux propriétés physiques et chimiques des substances plas- tiques, que nous connaissons dans leur ensemble. Telles sont les données et les idées fondamentales. Les théori- 1. On dit aussi protoplasme; mais ce terme aie tort de supposer implicitement ic !a matière vivante actuelle est la matière primitive. TOME LXXXV. — 1918. 8 Ii4 REVUE PHILOSOPHIQUE ciens de riiérédité en ont-ils tenu compte? ne les ont-ils pas entiè- rement négligées, pour n'attacher d'importance qu'aux résultats morphologiques de leurs observations? Sous le nom de gemmules, Darwin avait imaginé des particules représentatives renfermant, en puissance, les diverses parties de l'organisme. Dans la répartition relative de ces gemmules n'inter- venait aucun phénomène physiologique, chacune devant sans doute gagner sa place en vertu d'une sorte d'automatisme interne. Adoptant et développant l'idée des particules représentatives, Weismann sépare le plasma germinatif du plasma somatique. Le premier correspond, à son dire, au sarcode nucléaire qui devient, par là même, le substratura de l'hérédité; ce noyau se décom- poserait en parcelles de plus en plus petites, d'abord en idantes, celles-ci en ides, puis en déterminants et finalement en biophores. A chacune de ces particules, Weismann attribue un rôle très précis. Un biophore représente un caractère élémentaire et serait une parcelle vivante, se perpétuant et se multipliant d'une manière indépendante. Plusieurs biophores s'associent en un déterminant qui représente et détermine une certaine partie du corps. Ce système compliqué a séduit nombre de biologistes; non qu'ils l'aient accepté dans les détails, mais l'idée de particules représenta- tives autonomes leur a paru correspondre aux faits morphologiques. Reprenant alors sur d'autres bases, et parfois sous d'autres mots, la conception weismannienne, ils ont prétendu en tirer l'explica- tion des phénomènes héréditaires. Or, si diverses dispositions anatomiques de la cellule, si les pro- cessus de la segmentation normale des œufs, ainsi que les résultats apparents de l'étude des hybrides, semblent justifier la décompo- sition de l'organisme en parcelles, la signification et le rôle que les théories attribuent à ces parcelles ne sont légitimés ni par la com- paraison des faits d'observation, ni par les faits expérimentaux rapprochés de la constitution de la substance vivante, telle qu'elle s'impose actuellement à nous. Force nous est donc d'examiner les données essentielles que l'expérimentation fournit sur l'hérédité et de rechercher dans quelle mesure les théories qu'elles ont suscitées tiennent compte des propriétés fondamentales de la matière vivante. E. BABAUD- — FONDEMENTS d'u>E THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 115 Toutes les spéculations actuelles relatives à i'hérédilé reposent sur les expériences de Mendel qui ont provoqué, depuis 1900, un 1res grand nombre de recherches. Ces expériences ont incontesta- blement précisé bien des faits, grâce, surtout, aux données numé- riques quelles mettent en relief. Car, sans vouloir diminuer le mérite de Mendel, il importe de remarquer que Naudin, en mt?me temps que lui et d'une manière indépendante, avait obtenu des résultats concordants et abouti à une conception très voisine. Naudin et Mendel ont tous deux compris que l'étude de l'hérédité devait nécessairement porter sur des organismes pratiquement inva- riables depuis plusieurs générations, sur des races pures », dont les croisements donnent seuls des résultats intelligibles. Se plaçant dans ces conditions, on constate que, d'une manière très géné- rale, les produits de la première génération Pi' sont tous sem- blables entre eux, soit qu'ils ressemblent exclusivement à l'un des deux parents, soient qu'ils aient un aspect intermédiaire à celui de ces deux parents. On ne peut se rendre compte de l'un ou l'autre résultat si l'on envisage en bloc l'ensemble des dispositions anato- miques des organismes accouplés; il faut examiner séparément chacun des caractères extérieurs de ces organismes, les opposer deux à deux et rechercher quel est celui qui apparaît chez le pro- duit de première génération. Quand il féconde, par exemple, un Pois à fleur rouge par un Pois à fleur blanche, ou inversement, l'expérimentateur concentre son attention sur la couleur des fleurs; il constate alors que le caractère rouge » domine le ' caractère blanc , puisque toutes les fleurs des hybrides sont rouges; le blanc est dit récessif. Au gré des spécialistes de l'hybridation, les généticiens, ces faits, en dépit de leur intérêt, ne seraient que secondaires. Les plus importants seraient fournis par les hybrides de deuxième généra- tion Pj. Que l'on abandonne à l'auto-fécondalion, s'il s'agit de plantes, ou que Ton accouple entre eux, s'il s'agit d'animaux, les hybrides F,, on obtient constamment des produits de deux sortes, reproduisant, quant au caractère » considéré, chacun des deux parents, sans aucun intermédiaire. Dans le cas des Pois rouges et des Pois blancs, les hybrides P^à fleurs rouges, donnent des pieds L De Filius. 416 REVUE PHILOSOPHIQUE à fleurs blanches et des pieds à fleurs rouges, tous de teintes tranchées comparables à celles des pieds originels. Soumis à l'auto- fécondation, les premiers ne donnent que des pieds blancs dans la suite des générations, comme la race pure d'où ils provien- nent. Quant aux seconds, en dépit de leur similitude extérieure, ils appartiennent à deux catégories différentes l'une renferme des individus de race pure, ou présumée telle, donnant uniquement des descendants rouges; l'autre renferme des hybrides qui donnent à la fois des pieds rouges et des pieds blancs. Le même phénomène se reproduit à toutes les générations, de sorte que tout se passe comme si les hybrides Pj possédaient deux caractères indépendants et autonomes, le rouge et le blanc, qui se séparent chez leurs des- cendants. La séparation s'établit, du reste, avec une régularité remarquable et suivant une proportion numérique définie. Si nous désignons par D le caractère dominant quel qu'il soit, par R le caractère récessif, nous représenterons un hybride par le symbole DR; l'accouplement de deux hybrides DRxDR, donnera 1 D. 2 DR. 1 R, c'est-à-dire un quart de dominants purs, un quart de récessifs purs et la moitié d'hybrides. Dans le cas particulier des Pois, les dominants purs et les hybrides se confondent quant à l'aspect des fleurs, de sorte que le résultat brut de l'expérience est de 3 à 1, trois rouges pour un blanc. Le phénomène se présente dans toute son intégralité si nous croisons deux organismes qui diffèrent, non plus par une seule particularité morphologique, mais par deux au moins, tels que des Pois à graines rondes A et albumen jaune B avec des Pois à graines anguleuses a et albumen vert b. Les hybrides P, sont à graines rondes et albumen jaune, ce que l'on exprime en écrivant AB X ab = AaBb, les majuscules correspondant au caractère dominant » et les minuscules au caractère récessif ». Ces hybrides donnent alors naissance à des Pois respectivement E. RABAUD. — FO.^ d'uNE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 117 semblables aux formes parentes AB et ab, à des hybrides AaBb et, en outre, à des individus qui ont échangé ^> leurs caractères les uns à graine ronde et albumen vert Ab, les autres à graine anguleuse et albumen jaune aB. Ces divers individus se pro- duisent dans la proportion suivante 9AB, 3Ab, 3aB, lab soit 9 individus dominants complets graines rondes et albumen jaune hybrides ou de race pure, 3 individus à graines rondes et albumen vert, 3 autres à graines anguleuses et albumen jaune et 1 récessif complet graine anguleuse et albumen vert reconsti- tuant, lui aussi, une race pure. On obtient, naturellement, des résultats analogues lorsque les organismes croisés diffèrent par plus de deux caractères exté- rieurs le nombre des combinaisons possibles est alors d'autant plus élevé que le nombre de ces caractères est, lui-même, plus grand. A chaque cas correspondent des données numériques précises. Dans les exemples choisis, la disjonction des formes, précédée du phénomène de dominance, est particulièrement nette. Il n'en est pas toujours ainsi. Parfois tout se passe, à la première géné- ration, comme si les caractères extérieurs des deux parents se mélangeaient, de sorte que les hybrides Pp tous semblables entre eux, ont un aspect intermédiaire. Ces hybrides se comportent de manières différentes suivant les espèces. Tantôt la disjonction -opère en F, dans les conditions habituelles; tantôt, au contraire, les produits F^ sont tous semblables entre eux et Ton a un inter- médiaire véritablement stable; tantôt enfin, sans quil y ait dis- onction évidente, on constate, entre les produits Pj, des diffé- rences qui ne correspondent à aucune proportion numérique définie et se rangent entre deux extrêmes plus ou moins distants lun de l'autre. En accouplant, par exemple, un Lapin à longues oreilles avec un Lapin à oreilles courtes, la longueur d'oreille du produit est intermédiaire entre deux longueurs originelles; mais les longueurs d'oreille des descendants F, diffèrent légèrement, dun individu à l'autre, et oscillent, pour la plus grande majorité, autour 118 ' REVUE PHILOSOPHIQUE de la longueur intermédiaire; quelques-unes s'en éloignent, sans atteindre, sauf exception, les longueurs extrêmes. Les généticiens s'efforcent de prouver que ces formes intermé- diaires stables n'ont de la stabilité que l'apparence et ils les ramènent à la disjonction, qui serait le cas général. La disjonction, ou ségrégation, des formes parentes et le chassé- croisé de particularités morphologiques dans des proportions définies sont, effectivement, des faits très frappants ; ils avaient retenu l'attention de Naudin aussi bien que de Mendel et de ses successeurs. Pour en rendre compte, Naudin et Mendel admirent simultanément, en 1865, que les différences observées entre les descendants d'hybrides provenaient de différences dans la consti- tution des gamètes. Selon Naudin, ces différences s'expliquent naturellement par la disjonction des deux essences spécifiques dans le pollen et les ovules de l'hybride »*. S'arrêlant à cette vue d'ensemble, il constate simplement qu'à l'uniformité si parfaite de la première génération succède une extrême bizarrerie de formes », les unes constantes, les autres inconstantes. Mendel analyse cette bizarrerie » et pense que l'hybride doit former autant de gamètes mâles et femelles qu'il peut y avoir de formes combinées constantes. Ainsi, un hybride dû au croisement de deux organismes qui diffèrent par deux particularités, AB pour l'un, ab pour l'autre, correspondrait à la formule AaBb et produirait, en nombre égal, quatre sortes de gamètes, AB, Ab, aB, ab, chacun renfermant l'une des combinaisons possibles des caractères envi- sagés. En s'unissant deux à deux, au gré des probabilités de rencontre, ces gamètes donneront 16 combinaisons correspondant à quatre aspect morphologiques. Si les organismes considérés diffèrent par trois particularités ABC et abc, l'hybride résultant produirait, en nombre égal, huit sortes de gamètes, ABC, ABc, AbC, aBC, Abc, aBc, abC, abc dont l'union deux à deux s'effec- tuera suivant 6i modes possibles. Et ainsi de suite. Mendel fut ainsi amené à concevoir dans l'organisme des caractères » indépendants, se combinant de diverses manières 1. Ch. Naudin, Nouvelles recherches sur l'hybridilé dans les végétaux. Nou- velles Archives du Muséum, 1863, p. 149 et 150. E. RABAUD. — FONDEMENTS d'cNE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 119 au gré des rencontres. Les formules littérales dont il se sert ne sont que l'expression symbolique des combinaisons possibles. Les successeurs de Mendel ont sensiblement aggravé cette conception en substituant à lidée de caractère morphologique, celle des * facteurs » qui déterminent ces caractères. La substitution change plus qu'un mot, car, bien que ne résultant ni d'une acquisition de fait, ni d'une idée vraiment nouvelle touchant l'essence des phéno- mènes, elle vise à donner une interprétation de la structure des sarcodes. Sur la nature des facteurs », les mendéliens ne s'expli- quent pas mieux que sur celle des caractères. Us prononcent le mot d' enzymes », mais sans y insister, toute hypothèse à ce sujet leur paraissant fort inutile. Quant aux propriétés de la matière vivante, elles ne tiennent aucune place dans cette con- ception; les facteurs » ressemblent étrangement à des particules représentatives, aux déterminants de Weismann, donnant toujours naissance aux mômes caractères » morphologiques, dans toutes les combinaisons auxquelles ils prennent part. L'invention des facteurs » ne suffit cependant pas pour résoudre toutes les difficultés que présente l'interprétation des phénomènes héréditaires. Aussi les généticiens ont-ils dû faire quelques hypothèses complémentaires relatives aux facteurs » en général et à quelques-uns d'entre eux pris en particulier. Ces hypothèses se groupent en deux ensembles distincts, constituant deux théories opposées. Chacune prétend fournir l'explication la plus complète du mécanisme de l'hérédité; l'une d'elle, même, affirme qu'elle donne la solution définitive du problème tout entier. La première en date de ces théories est celle de Bateson^ On la désigne sous le nom de Théorie de la Présence-absence. Bateson ne recherche pas si la matière vivante renferme ou non des parties différentes, dont les unes porteraient les qualités héréditaire à lexclusion des autres; il repousse même très explicitement l'idée weismannienne que les facteurs » appartiennent aux éléments de la substance des noyaux, aux chromosomes. Par suite, il ne se préoccupe de connaître ni la situation des facteurs » dans le !. Mendels principles of heredîly, 3* éd., 1913. d20 REVUE l'IIILOSOPIIIQUE sarcode, ni les relations qu'ils peuvent avoir entre eux. Cela le dispense d'étudier le mécanisme de la ségrégation. Il considère simplement cette ségrégation comme liée à la formation des gamètes. La répartition des facteurs » sur les différents gamètes s'effectuerait au hasard pendant la segmentation des gamètes- mère; et comme il existe un nombre égal des diverses sortes de facteurs », il existe forcément pour chacun d'eux un nombre égal de gamètes. La ségrégation devient alors la découverte essen- tielle, le phénomène fondamental de l'hérédité ; elle met en évidence les unités qui entrent dans la constitution des cires; elle permet d'aborder l'analyse de l'hétérogénéité complexe des formes vivantes. Quelle que soit, cependant, l'importance de la ségrégation, les phénomènes de dominance et de récessivilé demandent une expli- cation. Bateson en fournit une fort simple. A chaque caractère s'oppose son contraire; mais tandis que l'un d'eux dépend de la présence d'un ou de plusieurs facteurs, l'autre résulte de Yabsencc de ces facteurs; les deux caractères antagonistes forment un couple a lélo7noyhe. La couleur rouge et la couleur blanche des fleurs de Pois forment, par exemple, un pareil couple; la première est liée à la présence d'un facteur spécial et la seconde à l'absence de ce facteur. De même, la robe uniformément colorée d'une Souris grise et la robe d'une Souris panachée forment un autre couple allélomorphe, dans lequel la coloration uniforme tiendrait à la présence d'un facteur d'uniformité » et la panachure à l'absence de ce facteur. Dès lors, un facteur ne domine que sa propre absence, et le problème se trouve résolu. Tous les faits, néanmoins, ne se plient pas, dès l'abord, à cette interprétation. Parfois, des individus récessifs donnent des produits portant le caractère dominant, ce qu'ils ne pourraient faire s'ils n'en renfermaient le facteur. Or, les facteurs seraient des unités indivisibles, dont aucun fragment ne se détache; par suite, un gamète possède un facteur ou ne le possède pas, ce qui revient à dire que, relativement à un facteur donné, les gamètes sont purs de tout mélange. Comment comprendre, alors, que des animaux sans cornes puissent donner naissance à des animaux encornés, que des chiens sans queue produisent des chiens avec queue, s'il n'existe dans les gamètes aucune trace des facteurs déterminant les cornes ou la queue? Cette difficulté essentielle montre le côté faible E. RABAUD. — FONDEMENTS D UNE THÉORIE DE l'iIÉRÉDITÉ 121 du système. Admettrons-nous que les facteurs se fragmentent en certaines circonstances? Cette hypothèse nous place en face d'un dilemme. Si les facteurs se fragmentent, la ségrégation ne se com- prend plus, puisqu'elle doit toujours porter sur des caractères entiers reproduisant intégralement ceux des parents; si les fac- teurs ne se fragmentent pas, la dominance ne se comprend guère mieux; surtout, les exceptions — nombreuses — à la dominance deviennent inexplicables. Une seule hypothèse permet de lever la difficulté; elle consiste à imaginer, pour le même caractère, deux facteurs le premier déter- minerait le caractère et le second arrêterait l'action du premier. Ainsi, quand le facteurdélerminantlescornesagirait seul, le produit d'un Taureau sans corne avec une A'ache encornée serait muni de cornes. S'il n'en était pas muni, cela ne proviendrait pas néces- sairement de l'absence du facteur déterminant les cornes, mais pourrait aussi bien provenir de l'action d'un facteur inhibiteur qui s'opposerait à la croissance des cornes. Ce facteur empêcherait donc le caractère dominant de dominer. S'il exerce régulièrement sa puissance sur tous les individus de plusieurs générations, tous ces individus nous sembleront être récessifs; et dès que ce facteur cessera d'agir, nous aurons l'illusion que les individus récessifs produisent des dominants. L'inhibition ne serait d'ailleurs pas toujours complète et, dès lors, tous les cas possibles devien- draient fort clairs. Cette difficulté résolue, d'autres surgissent aussitôt, car bien des caractères ne peuvent être considérés comme dûs à l'absence d'un autre. Dire que le blanc résulte de l'absence de toute couleur est Tin langage morphologique assurément discutable, mais accep- table à un certain point de vue; par contre, on n'admettra guère que le noir résulte de l'absence du gris. Et pourtant, si l'on croise une Souris grise avec une Souris noire, les produits de première génération sont gris; au sens vulgaire du mot, le gris domine le noir. Que se passe-t-il en pareille occurrence? Bateson, pour l'exphquer, se contente d'adopter une distinction due à Hurst quand deux facteurs antagonistes sont également présents, ils ne forment pas un couple allélomorphe, l'un ne domine pas l'autre, mais il le masque, il est épistalique. Sur le mécanisme de cette épistase, Bateson et son école demeurent d22 REVUE PHILOSOPHIQUE muets; il leur suffit d'avoir, par un mot, supprimé tout un monde de difficultés, PlateS il est vrai, parle d'une action chimique que les facteurs » exerceraient l'un sur l'autre; mais il ne précise pas autrement. Il n'apporte à la théorie de Bateson qu'un seul correctif il admet que l'état récessif peut être lié à un substrat matériel qu'il nomme Grund-faclor ». Par là, d'ailleurs, il ne fait que reprendre et généraliser, sous une étiquette différente, l'hypo- thèse des facteurs épistatiques. Tel est l'essentiel de la théorie de Bateson, actuellement adoptée par la majorité des mendéliens. Elle soulève des difficultés très graves et ne fournit, en somme, une explication des phénomènes qu'en accumulant des hypothèses dont aucune ne repose sur un fondement solide 2. La théorie de Morgan^ part d'un point de vue assez difîérent. Posant en principe que l'hérédité peut être expliquée par un mécanisme simple »^, il emprunte à Weismann l'idée que les chro- mosomes sont le substrat matériel de l'hérédité; les facteurs » appartiennent donc, d'une manière ou d'une autre, à ces chromo- somes. Comme Weismann encore, il voit dans les chromosomes des formations permanentes, conservant leur complète individualité à travers tous les processus de la division cellulaire. Par suite, il est conduit à admettre que les facteurs forment des groupes distincts, répartis sur les divers chromosomes, et appartiennent en propre à chacun d'eux. Bien plus, les facteurs seraient disposés en file, comme enchaînés les uns à la suite des autres, le long de leur chromosome respectif; dans cette file, chaque facteur occuperait une place déterminée, toujours la même, que Morgan se prétend en mesure d'indiquer avec précision fig. 3. Enfin, tout caractère, appartenant ou non à un couple allélomorphe, dépendrait d'un facteur, et ne résulterait jamais d'une absence. 1. L. Plate, Vererbungslehre, 1913. 2. On pourrait arguer que ces hypothèses conduisent à établir des formules qui rendent compte des proportions numérique des diverses combinaisons • résultant des croisements. En réalité, ce sont les formules expérimentales qui conduisent à imaginer les facteurs ». 3. Deux volumes Morgan, Sturlevant, MuUer and Bridges, The mechanism of mendelian heredily, New- York, 1913. T. Morgan, A critique of the Iheory of évolu- tion. l*rinceton 1916. 4. 1916, p. 41. E. RABAUD. — FOiXDEMENTS d'u>E THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 123 Ces conventions, loin de faciliter l'explication des faits expéri- mentaux, multiplient les difficultés. Sans doute, tant que les accouplements s'effectuent entre organismes semblables ou ne diffèrent que par un caractère, les processus courants de la division nucléaire rendent compte de la dissociation des formes, en admet- tant que les chromosomes maternels et paternels, réunis au moment de la fécondation, se séparent en bloc lorsque l'individu qui en résulte forme ses gamètes. La disjonction des facteurs d'un couple allélomorphe s'effectuerait nécessairement, en effet, puisque chacun provient de l'un des parents. Il n'en va plus de même lorsque les organismes accouplés diffèrent par plus d'une particularité. Alors se produit, dès la deuxième génération, le chassé-croisé des caractères, qui semble inexplicable si leurs facteurs sont liés à un chromosome et si ce chromosome conserve son individualité. Morgan se trouve alors dans l'obligation d'admettre que cette individualité irréductible n'empêche pas des échanges entre les chromosomes, qui acquièrent ainsi une individualité nouvelle. C'est en cela que consiste, sans doute, la partie la plus originale, mais aussi la plus fragile du système. S'appuyant sur certaines interprétations des processus de la division des cellules génitales, Morgan accepte comme un fait que les chromosomes maternels et paternels s'accouplent deux à deux au cours des phases préparatoires de la division, et de telle manière que les chromosomes homologues, portant les facteurs allélomorphes, se placeraient précisément en regard les uns des autres^ Parfois, les éléments ainsi conjugués prendraient simple- ment contact, puis se sépareraient; mais parfois aussi ils entre- raient en rapports plus intimes, s'enrouleraient réciproquement l'un autour de l'autre crossing-over et se souderaient aux points de croisement fig. 1. Au moment de la séparation, les chro- mosomes ne reprendraient leur indépendance qu'en abandonnant la portion située au delà de la soudure et en emportant la portion correspondante du chromosome homologue il y aurait échange fig. 2. Et comme les facteurs allélomorphes occuperaient, sur les chromosomes homologues, des situations correspondantes, l. Toute cette partie de la ttiéorie de Morgan a des rapports étroits avec les vues de Sutton. {The chromosomes in heredity. Biolog. Bullet, 1903. 124 REVUE PHILOSOPHIQUE l'échange effectué porterait nécessairement sur des facteurs allélo- morphes. Le nombre des facteurs ainsi échangés » dépend natu- rellement du point où se fait la soudure et du nombre de tours que les chromosomes font autour l'un de l'autre. Une fois admises ces diverses hypothèses, disposition linéaire des facteurs sur les chromosomes, accouplement des chromosomes, leur soudure, leurs échanges, il deviendrait possible d'établir Fig- 1. — Les échanges de facteurs » . d'après Morgan. — 1. Chromosome pater- nel ot chromosome maternel accouplés; 2. Enroulement simple des chromosomes 3. Enroulement double des chromosomes. Fig. 2. — Séparation des chromosomes après échange de leurs extrémités. — 1. Dans le cas d'enroulement simple; 2. Dans le cas d'enroulement double. mathématiquement la situation relative des facteurs. En effet, les extrémités sont constamment intéressées dans le processus d'échange, de sorte que les facteurs se substitueront d'autant plus souvent l'un à l'autre qu'ils seront plus rapprochés de ces extré- mités. Morgan estime qu'en partant d'une extrémité l'échange devient de plus en plus fréquent, à mesure que l'on gagne vers l'autre. La fréquence des substitutions indiquerait le rang occupé par le facteur sur le chromosome et l'auteur se croit autorisé à établir la répartition d'un grand nombre de facteurs sur les quatre chromosomes de la Mouche du vinaigre [Drosophita ampelophila, Low objet particulier de ses recherches fig. 3. Tel est le système de Morgan, qui joue avec les difficultés et abuse du cercle vicieux*. Cela ne suffît pas pour donner une vue exacte du mécanisme de l'hérédité, ni pour résoudre le problème i. Sans préjudice d'une extrême sévérité pour les auteurs qui ne partagent pas ses vues. E. RABAUD. — FONDEMENTS DUNE THÉORIE DE L HÉRÉDITÉ 12'ô 4-00 •% Ye//ow. Spot Lethell White. fos'i'n. CAerry Abnor'mal 1-6 0 Btfid 1, K..7 C/ub 9 9 Schiftcd ,;l ;l -1-26 5 Uthâf m 4-27 3 Tan I \ ;i • Vermi/ian r 3 6. 2 Miniature de Ihérédité lui-même ^ Tout, en effet, reste en question. Le phéno- mène de dominance ne fait l'objet d'aucune indication positive, ni davantage la nature des u facteurs »; et le système entier tombe devant un petit nombre de constatations. Constatons, tout d'abord, que la localisation exclusive de la substance héréditaire dans le noyau des cellules ne repose sur aucune démons- tration péremptoire. Constatons en second lieu que, serait-il démontré et les facteurs seraient- ils admis, l'enchaînement de ces facteurs en file linéaire sur les chromosomes ne répond à aucune nécessité. Trow-montred'ailleursqueles calculs au moyen desquels Morgan détermine la place des facteurs sur les chromosomes n'auraient de valeur que si tous les chromosomes de tous les noyaux des hybrides se comportaient de la même manière. Or, une pareille concordance n'a que de très faibles chances de se produire, de sorte que les pourcentages dont Morgan fait état n'ont pas la signification qu'il leur attribue. En outre, K. Foot et E. C. Strobell^ insistent, à deux reprises, à propos d'un cas particulier, sur l'im- puissance de la théorie de Morgan à expliquer certains faits. Ces auteurs, relevant la longueur de l'organe copulateur de deux insectes hémip- tères très voisins Euchistus variolarius et E. icte- ricus, obtiennent 69 nombres différents. Si cha- cun deux correspond à une unité spéciale et autonome, comment ces 69 unités seront-elles logées sur 14 chromosomes? Et si, en tenant compte des fluctuations possibles, on réduit arbitrairement le 1. The mechanisin of heredity has, I think, been discovered — discovered not by a flash of intuition but as the resuit of patient and carefui studv of Ihe évidence ilself. With Ihe discovery of this mechanisra I venture Ihe opinion that Ibeproblemof heredity has been solved T. H. Morgan, A critique ofthe Iheory of évolution, p. 144. 2. A. H. Trow. A criticisra of the hvpothesis of linkage and cros*;ing-over Journal of Genetic,\, l'iiG. 3. Katharine Foot and E. G. Strobe'.l a Results of crossing two hemipterous or l'un des chromosomes de la Mouchedu vinaigre , d'après Morgan. 126 REVUE PHILOSOPHIQUE nombre des unités, encore faul-il les placer sur un seul chromo- some. Ce serait, en l'occurrence, le chromosome sexuel. Mais celui- ci devrait également porter le facteur d'un autre caractère sexuel, la tache génitale or-les variations de l'organe copulateur et celles de la tache ne sont nullement liées. Le crossing over » n'est qu'un argument sans solidité. Ce n'est pas encore tout. Suivant Morgan, les deux extrémités d'un chromosome ne se comporteraient pas de la même manière; ^ le maximum de fréquence des échanges porterait sur l'une et le minimum sur l'autre. Entre deux parties symétriques, et qui paraissent placées dans des conditions très analogues, cette diffé- rence est inadmissible; tout indique que la fréquence doit être la même pour tous les points symétriques, qu'elle croît du milieu vers chacune des extrémités. Ainsi, même en acceptant le point de départ de Morgan conju- gaison parallèle des chromosomes paternels et maternels homo- logues, la théorie soulève de graves objections. Mais il en est une plus grave encore et tout à fait décisive la conjugaison parallèle ne se produit pas en réalité. Niée par Meves, elle l'est également par A. Dehorne' qui montre, avec la dernière évidence, que les deux chromosomes qui ont l'air de s'accoupler, de s'entortiller l'un autour de l'autre, sont simplement deux moitiés d'un même chro- mosome qui demeurent constamment unies, passent ensemble dans le môme noyau fille et, par suite, n'échangent jamais rien entre elles. De ce système péniblement échafaudé, de ce mécanisme soi- disant fondé sur l'observation directe, il ne reste donc rien. Parti, comme Bateson et les autres mendéliens, de l'hypothèse initiale des unités héréditaires, des facteurs indépendants, Morgan a tenté lui aussi de faire jouer ces facteurs » en s'appuyant uniquement sur les faits morphologiques, sans se préoccuper outre mesure de la matière vivante il devait forcément échouer. species with référence to the inherilance of two cxclusively maie characlers, Journ. linn. Society London. Zool., XXXII, 1913. b Resulls of crossing Euchislus variolarius and Eitchislus ictericus wilh référence to the inherilance of two exclusively maie characlers, Biological Bul- letin, mai 1917, p. 322. 1. Armand Dehorne, Recherches sur la division de la cellule. Archives de Zool. exp. et g en., 1911. E. RABAUD. — FO>iDEMENT> une double qualité l'indépendance des uns vis-à-vis des autres et une action spécifique au sens absolu. Transporté d'un orga- nisme dans un autre, chacun agirait comme s'il était seul, et produirait toujours le même effet; des organismes très différents renfermeraient les mêmes facteurs ». Les facteurs » se compor- teraient un peu comme les atomes, et le plus grand avantage de la théorie factorielle serait môme d'être, en biologie, l'équivalent de la théorie atomique en chimie. Castle va jusqu'à imaginer la structure factorielle des gamètes sur le modèle de la structure moléculaire des corps; il établit, par exemple, la formule pigmen- taire du Lapin gris de la façon suivante ^ B ' / \ A — G — Y E I \b./ I A étant un facteur de distribution de la couleur, C le déterminant de la conteur, U l'uniformité de la colorahon du pelage, I l'inten- sité de la coloration, E l'extension de la coloration, Y le jaune, B le noir, Br le brun. La disparition de l'un de ces facteurs ou son remplacement par l'un de ses antagonistes S déterminant l'appa- rition de plaques blanches et s'opposant à U, ou R réduisant l'exten- sion et s'opposant à E changerait aussitôt l'aspect extérieur. L'absence de A donne un Lapin noir; la substitution deR àE un Lapin jaune, parce que l'extension du noir ou du brun est réduite; la disparition de C donne un Lapin blanc', etc. Castle prétend expliquer ainsi les divers modes de ségrégation ; mais la prétention ne s'appuie absolument sur rien et le prétendu parallélisme de la théorie factorielle avec la théorie atomique se réduit à un puéril jeu de mots. Pourn'êtré, en effet, qu'un symbole, la notation atomique corres- pond néanmoins à tout un ensemble de données précises concer- nant des corps isolables pour le plus grand nombre, cl don! les pro- 1. Castle, Sludi'js of inherilance in Rabbils, Curnctjic Insliluliun. Iju,-. E. RABAUD. — i> u i,>ii i tit'.uiit. ir. i, m-u-cuiiÉ 129 priétés multiples on fait l'objet de recherches directes. La notion d'atome elle-même repose sur des mesures précises; la position relative assignée aux atomes dans un corps se déduit de données bien établies, et l'idée qu'un simple changement de position est accompagné d'un changement de propriét'''DEME>'TS d'uNE THÉORIE DE l'HÉRÉDITÉ 133 facteur unique réglant l'intensité de la couleur. Ce facteur I influerait donc sur un autre facteur; mais son influence différerait suivant les individus, si bien que la teinte change de Tun à l'autre, passant du clair au foncé et formant une série continue entre deux extrêmes. Sur la cause qui modifie l'influence du facteur I, les auteurs gardent un silence absolu, et Ton en devine aisément la raison, car, de deux choses Tune ou bien ce facteur I n'est jamais semblable à lui-même et il existerait alors un nombre illimité de facteurs I, ou bien ce facteur subit l'influence d'une action variable qui correspond elle-même à un nombre illimité de facteurs. Dans l'une ou l'autre alternative, l'hypothèse d'un facteur d'intensité ne fournit qu'une solution verbale. Ce n'est pas tout encore, et il faut examiner d'autres aspects de la conception factorielle. Comment expliquer », par exemple, le cycle évolutif d'une série d'organismes chez lesquels des générations d'individus unisexués alternent avec des générations d'individus hermaphrodites ou parthénogénétiques? On ne peut imaginer ici que deux facteurs, l'un pour le sexe mâle, l'autre pour le sexe femelle et voici l'usage qu'il conviendrait d'en faire, d'après Plate'. L'Anguillule des poumons du Crapaud se présente sous deux formes qui s'engendrent d'une façon cyclique, l'une hermaphrodite {Rhabdonema nigrovetiosum , l'autre à sexes séparés {Rhabditis nigrovenom. Appelant M le facteur » mâle et W le facteur » femelle, Rhabdonema aura pour formule MMWW qui renferme deux facteurs également actifs. Rhabdonema produira des œufs MW-, dans lesquels le facteur mâle est récessif, des spermato- zoïdes MW possédant les mêmes facteurs, mais à dominance renversée, et d'autres spermalozo'ides M ne possédant que le facteur mâle. Ces deux sortes de spermatozo'ides fécondent indistinctement les œufs et donnent des individus sexués les mâles auraient la formule MMW et les femelles la formule MM"WW. Cette dernière est aussi la formule des hermaphrodites, avec cette différence que le facteur M est récessif chez les individus unisexués. Les femelles donnent des œufs d'une seule sorte M"W, tandis que les mâles 1. Op. cit., p. 258. 2. Je passe sous silence les données relatives aux chromosomes; elles nechan. genl rien au fait essentiel. 134 REVUE PHILOSOPHIQUE donnent des spermatozoïdes de deux sortes, comme précédem- ment; seulement les spermatozoïdes MW seraient seuls capables de féconder les œufs, les spermatozoïdes M seraient des éléments stériles. On obtient alors le tableau suivant M M W W hermaphrodite Spermatozoïdes j Œufs M MW M W \ / M M'W mâle M mAv W femelle Spermatozoïdes Œufs M et M W M W Stériles M M W W Hermaphrodites Ce tableau fait ressortir avec évidence tout ce que cette expli- cation » laisse d'inexpliqué, c'est-à-dire le cycle évolutif en entier que l'on prétendait précisément expliquer ». Les mêmes fac- teurs » dominent ou ne dominent pas, sans que l'on en puisse soupçonner la raison ; les gamètes de même formule sont ou non capables de féconder, sans que l'on essaie d'en pénétrer la cause. Assurément, les individus sexués et les hermaphrodites ne vivent pas dans les mêmes conditions, puisque les uns habitent la terre humide, les autres les poumons du Crapaud, et cette différence pourrait jouer un rôle important; encore faudrait-il savoir si le changement de valeur des facteurs » dérive du changement de milieu ou si ce n'est pas le contraire qui se produite Je pencherais volontiers vers cette dernière alternative qui permet de comprendre les migrations d'un milieu dans un autre et correspond à des constatations précises. La question reste donc entière, et toutes ces suppositions compliquées montrent simplement que l'on trouve toujours un expédient plus ou moins plausible pour mettre une formule en accord avec les laits. L'expédient des gamètos 1. Plaie ne prend d'aillcuis pas la peine dexaniinei' la qucsUon; il ha niifiil que sa formule et ses commcnlnircs paraissent fournir une explication. E. RABAUD. — FO>DEME>TS DISE THÉORIE DE LHÉRÉDITÉ i'io stériles est d'ailleurs particulièrement commode, il sert assez souvent sous des formes variées; il permet par exemple de comprendre comment les Souris jaunes ne constituent pas une race pure, mais donnent toujours, à chaque génération, des Souris grises et des Souris jaunes. Cuénot* suppose que les sperma- tozoïdes et les œufs portant le facteur jaune » se repoussent et ne peuvent s'unir qu'avec les œufs ou les spermatozoïdes portant le facteur gris ». Une autre application de même procédé est faite dans le cas où une particularité héréditaire Hémophilie, Héméralopie, Dalto- nisme, Nystagmus, Névrite optique, qui n'existe généralement que chez les mâles, est transmise par les femelles Hérédité gynéphore. Plusieurs auteurs, Bateson, Doncaster, Plate. Punnett, Wilson, ont essayé d'expliquer ce phénomène. A leur dire, l'état anormal dépendrait de deux facteurs K; les femelles qui n'en posséderaient qu'un seul seraient normales, parce que le facteur W ; femelle masque ce facteur K; le facteur mâle M n'en peut, au contraire, masquer aucun et tous les mâles sont anormaux, même s'ils ne pos- sèdent qu'un .seul facteur K. Cependant, à la première génération, les mâles issus dune femelle normale et d'un mâle anormal sont généralement normaux, ce qui ne devrait pas se produire d'après les formules. En effet, les mâles anormaux posséderaient les facteurs mmKg .g étant le facteur de l'étal normal et les femelles normales les facteurs Wmgg-; chacun deux produirait, par suite, deux sortes de gamètes mK. mg d'une part, Wg, mg d'autre part. De leur union deux à deux devrait donc résulter quatre sortes d'individus WmKg, Wmgg, mmgg, mmKg. Les trois premiers auraient l'apparence normale et le quatrième serait un mâle anormal. Or il ne se produit pas d'individus de cette sorte. Les auteurs admettent alors que l'union du sperma- tozoïde mK avec l'ovule mg ne donne pas d'embryons vivants. Toutefois, lorsque la théorie l'exige, on admet que l'union des mêmes gamètes n'est pas stérile, sans fournir .l'autre rai>o!i dp 1. L. Cuénot. Les races pures ei leurs combinaison? chez ies Souns, .; /. Zool. exp. et gén., N. et R,, lOOo. 2. On admet ici que les femelles renferment le facteur mâle récessif. L'hypo- thèse contraire s'accorde mieux avec les faits chez d'autres animaux. 136 REVUE PHILOSOPHIQUE cette exception que le besoin de faire cadrer les résultats avec les formules c'est en particulier le cas pour la névrite optique. Multiplier les exemples de cet ordre est vraiment inutile; je me bornerai à examiner brièvement une dernière convention, celle des facteurs multiples ». Nous venons d'en trouver une première expression avec les deux facteurs K destinés à rendre compte de l'hérédité gynéphore; mais la convention a plus souvent pour but de faire rentrer dans la règle de la ségrégation, admise comme absolument générale, les faits qui semblent indiquer un mélange parfait et durable des caractères extérieurs; l'accouplement des Nègres avec les Blancs en donne l'exemple le plus net. L'aspect intermédiaire ne serait qu'une apparence trompeuse et proviendrait de ce que le caractère noir, comme le caractère blanc, dépendent chacun de plusieurs facteurs semblables. A. Lang^ a imaginé cette hypothèse pour ramener au schème de la ségrégation les résultats obtenus en croisant des Lapins différent par la longueur de leurs oreilles. Lang remarque tout d'abord que si la longueur des pro- duits Fj est à peu près constante et intermédiaire entre celle des deux parents, les produits Fj présentent, de l'un à l'autre, des diffé- rences plus marquées ces différences prouveraient la ségrégation. Certes, il est pratiquement impossible de retrouver une proportion numérique quelconque, mais cela proviendrait du nombre des facteurs qui entrent en jeu. Quels sont donc ces facteurs? Entre les oreilles les plus longues et les plus courtes, dit Lang, existe une différence de 120 mm. etcette différence représenteplusieurs facteurs oreille longue ». S'il y avait seulement deux de ces facteurs, chacun correspondrait à une longueur de 60 mm. et posant alors L = 60, îles oreilles courtes n'ayant évidemment aucun facteur comparable nous devrons poser 1 = 0. En accouplant les Lapins à oreilles longues LL avec les Lapins à oreilles courtes 11 nous aurions LL -H 11 = Ll 60 -H 60 0 + 0 60-1-0 c'est-à-dire des individus intermédiaires. Mais en accouplant entre 1. Arnold Lang a Die Erblichkeilsverhâtnisse der Ohrenlànge der Kaninchen nach Caslle und das Problem der inlermcdiaren Vererbung iind Bildung kon- stanter Baslardrassen. Zeilschrift f. induktive Abslammungs — und Vererùungs lehre, Bd. v., 1910-1911; — b. Fortgeselze Vererbungstudien; ibid., 1911. E. RABAUD. — KO! d'uNE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 137 eux ces derniers, au lieu doblenir en F.^ la proportion de 3 à 1, on obtient des oreilles de longueurs variables, quoique généralement assez voisines de la moyenne. Cela prouverait, suivant Lang, que les oreilles longues dépendent de plus de deux facteurs. Si nous en imaginons 6, chacun deux représentera une unité de 20 mm., et leur association fournira 4 096 combinaisons dont le plus grand nombre oscillera autour de la moyenne, quelques-unes seulement se rapprocheront des extrêmes; si nous imaginons 12 unités de 10 mm. nous aurons 16 777216 combinaisons comprenant un nombre infime d'extrêmes nous aurons dès lors l'impression d'une longueur d'oreille sensiblement constante masquant la segré- gration. Transposons le même raisonnement aux accouplements Nègre et Blanc, en admettant que les facteurs semblables réprésentent ici des intensités de couleur, et nous expliquerons aussitôt les mulâtres, les liercerons, les quarterons, etc., ainsi que les cas exceptionnels où les produits se rapprochent sensiblement soit du noir soit du blanc; nous expliquerons aussi les variétés de teintes observées dans une même famille de mulâtres. L'hypothèse, on le voit, repose surtout, sinon exclusivement, sur l'idée que tout phénomène héréditaire doit se ramener, coûte que coûte, à la ségrégation, parce que l'organisme renferme des unités héréditaires indépendantes et autonomes. Quant aux faits, ils ne cadrent avec elle que dans la mesure où le nombre des facteurs supposés serait suffisamment grand; à la faveur d'un nombre immense de combinaisons tout devient aisément explicable. En réalité, l'hypothèse ne repose sur aucun fondement solide; si elle rend compte, à la rigueur, de cas très simples, ces mêmes cas s'expliquent autrement, et avec plus de vraisemblance, comme nous le verrons. Plusieurs objections de principes pourraient d'ailleurs être faites. La plus grosse est que l'hypothèse constitue une grave erreur de raisonnement. En effet, la formule IiIiXll = Iil serait exacte si le symbole L représentait le même facteur; mais l'hypothèse consiste précisément à dire qu'il existe deux facteurs distincts; et de même pour l. Par suite, chaque gamète parent doit renfermer à la fois les deux facteurs » Li L^ ou Ij L et non pas un 138 REVUE PIIILOSOPHiQUE seul, tout comme les gamètes de Pois à graines rondes et albumen jaune contiennent nécessairement un facteur >> pour la forme des graines et un autre pour la couleur de Talbumen. On ne conçoit pas de graines qui n'ait pas de forme ou dont l'albumen n'ait pas de couleur, ce qui arriverait fatalement si tous les gamètes ne renfer- maient pas à la fois les deux facteurs ». Donc, tous les gamètes des Lapins à oreilles longues renferment Lj et L^ et tous ceux des Lapins à oreilles courtes renferment également \ L. En unissant les deux sortes de gamètes on a formule qui se superpose à toutes les autres et d'où il ressort que les Lapins issus du croisement devraient avoir les oreilles longues ou courtes suivant que Lj L2 domineront ou seront récessifs. On ne peut expliquer le fait des oreilles intermédiaires qu'en considérant l'une des unités L comme dominante et l'autre comme récessive, ou en admettant une dominance incomplète de chacune d'elles. Les facteurs multiples ne suffisent donc pas à expliquer l'aspect inter- médiaire de la première génération. Quant aux oscillations con- statées en Fo, elles ne se produisent pas toujours et, pour ma part, j'ai obtenu, en croisant des Souris de teintes diverses, des teintes intermédiaires très constantes au cours de plusieurs générations ^ La façon dont elles se sont produites impliquerait, en nous plaçant dans l'hypothèse des facteurs multiples, une multiplication subite, une véritable pulvérisation d'un facteur » jusque-là unique. Parfois, en outre, apparaissent des formes intermédiaires gra- duées, établissant tous les passages entre deux extrêmes, et dans des conditions qui excluent toute idée de facteurs indépendants et interchangeables. L'idée de cf mélange » s'impose bien davantage; nous la reprendrons ultérieurement. L'essentiel, pour l'instant, est de mesurer la valeur de la concep- tion factorielle en tant que fondement d'une théorie de l'hérédité. Les indications qui précèdent ne font pas ressortir cette valeur 1. a Sur une race staljle de Souris jaunes; sa genèse, sa signification, Soc. de Hiol., 1916. b Production d'une race intermédiaire et stable par croisement entre Souris, ibid. E. RABAUD. — FONDEMENTS D L>l. 139 comme très grande. Sans doute, dans les cas simples, les résultats expérimentaux ne contredisent pas, paraissent même appuyer la conception; mais il faut bien se persuader que ces mêmes cas n'impliquent nullement l'existence d'unités héréditaires, absolu- ment autonomes et conservant, quoiqu'il arrive, leur indépen- dance avec leur intégrité. Dès que les phénomènes deviennent complexes, ils ne s'accordent plus avec l'existence de tels facteurs qu'à Taide d'hypothèses spéciales nouvelles, n'ayant généralement d'autre base que la nécessité d'expliquer des faits sans aban- donner la conception. Dans ce but toute supposition est bonne; les termes d'une formule changent au besoin, de la façon la plus arbitraire, les propriétés attribuées aux facteurs se transforment constamment au gré de l'idée préconçue. Bien plus, l'hypothèse ne donne jamais qu'une vision fragmen- taire de l'organisme. A ne regarder que des caractères isolés, en nombre toujours restreint, on finit par oublier jue ces diverses parties n'existent qu'en fonction les unes des autres. Chacune d'elles, pourtant, se ditTérencie à une certaine place, acquiert une forme, une structure, une couleur, un mode de fonctionnement; elle ne se différencie, n'occupe sa place, ne possède sa forme, sa structure, sa couleur et ne fonctionne qu'en relation étroite avec toutes les voisines; elle n'est que la résultante de l'interaction d'une infinité d'éléments. Faudra-t-il, pour expliquer celte inter- action d'une si grande complexité, imaginer toute une hiérarchie de facteurs » de coordination, groupant, par exemple, les diverses parties d'un o*il, celles de l'orbite, de la face, de la tête, plaçant ensuite l'œil dans l'orbite et l'orbite dans la face? D'un mot nous pouvons créer tout ce système. En serons-nous plus avancés? En aucune manière, car ce prodigieux effort de dialectique aboutit uniquement à présenter certains faits sous une forme symbolique. Sur la narration en langage ordinaire, cette forme aurait quelque avantage, .i elle n'était qu'une manière de tableau synoptique permettant de voir d'un coup d'oeil tout un ensemble. Prétendant donner aux faits biologiques une sorte de précision mathématique, la forme symbolique devient car elle n'est plus qu'un maquillage des données de l'expérience, elle substitue la confusion à la complexité, elle n'apprend rien, elle ne conduit à rien. Enveloppée dans l'inextricable tissu d'hypothèses 140 REVUE PHILOSOPHIQUE variées et contradictoires, la représentation symbolique perd tout l'intérêt qu'elle possède quand elle exprime simplement les faits obefvés, et mieux vaut y renoncer, si son utilisation doit entraîner une déformation de ces faits. Dans tous les cas, il est visible que la conception factorielle n'a aucun rapport véritable avec la constitution de la matière vivante; elle ne peut que conduire à douer cette matière d'une série de propriétés, sur l'existence desquelles nous ne possédons aucun renseignement; elle ne tient nul compte de phénomènes que les recherches effectuées dans diverses directions commencent à mettre en évidence. IV LA MATIÈRE VIVANTE S'écarter des faits à ce point conduit fatalement à imaginer de toutes pièces le mécanisme de l'hérédité, comme l'ont fait Bateson et Morgan, mais ne conduit guère à comprendre un peu le méca- nisme véritable. Pour y parvenir, il faut autre chose qu'un substrat matériel demeurant constamment semblable à lui-même et se com- portant très sensiblement de la même manière dans les circon- stances les plus variées, à de rares exceptions près. Il faut un substrat matériel qui ne soit pas en quelque sorte surajouté à la matière vivante, mais se confonde étroitement avec elle, qui soit cette matière vivante. C'est donc le sarcode lui-même qu'il faut avant tout examiner ; sa constitution, ses propriétés doivent servir de point do départ. Choisirons-nous dès l'abord l'une ou l'autre partie de ce sarcode? déciderons-nous que le noyau est la substance héréditaire à l'exclusion du sarcode cellulaire? Pareil choix semble actuelle- ment difficile à faire et rien ne nous oblige à le faire d'une façon prématurée. Certes, la prépondérance morphologique du noyau est frappante. Quand on compare l'ovule au spermatozoïde, l'équi- valence des deux masses nucléaires contraste avec la disproportion des deux masses cellulaires. Mais ce contraste ne légitime peut- être pas la conclusion, si souvent admise, que le noyau joue le rôle essentiel dans le mécanisme de l'hérédité. N'oublions pas que le sarcode ovulaire renferme toujours une quantité appréciable de E. RABAUD- — iu>utSiLM> d im. iHtuKiE bE L'uÉRcDirt 1 tl -ubslances dites de réserve et que le spermatozoïde n'est pas irictement réduit au seul noyau. De plus, le sarcode cellulaire onferme, sous des formes diverses, des particules de substance très analogue à celle du noyau. En outre, lensemble des faits acquis sur la physiologie des cellules prouve, sans discussion, que noyau et corps cellulaire sont indispensables l'un à l'autre, que le premier ne vit pas mieux hors du second que celui-ci débarrassé de celui-là. On ne peut donc être absolu et attribuer à l'un plutôt qu'à l'autre le rôle essentiel dans le mécanisme de l'hérédité; toute précision de cet ordre dépasse les données de Tobservalion ou de l'expérience. Au surplus, cette précision ne paraît pas actuellement nécessaire, et d'autant moins ju'elle implique une part importante d'hypothèse. Pour demeurer étroitement au contact des faits, nous devons nous borner à concevoir la matière vivante comme un mélange complexe de ces substances plastiques dont il était question au lébut de celte étude. Leur ensemble constitue, certes, une matière hétérogène; mais celte hétérogénéité, qui s'impose sans discussion, n'a rien de commun avec une agglomération de particules repré- sentatives. Ni les colloïdes protéiques, ni les électrolyles dans lesquels ils baignent ne correspondent aux déterminants ou aux biophores. A ceux-ci, Weismann attribuait une vie propre avec une autonomie à peu près complète; chacun d'eux serait en -omme une parcelle de substance vivante. Les substances plas- tiques, telles que les recherches positives permettent de les conce- voir, ne sont pas, prises isolément, de la matière vivante; chacune d'elles est un corps chimique probablement voué à une destruction rapide et définitive. Placée avec d'autres substances plastiques, réagissant avec elles et avec tout ce qui l'environne, chacune mani- feste des propriétés spéciales, et tandis que, d'un côté sa molécule se dissocie, de l'autre elle se reconstitue elle vit. Mais elle ne vil, il faut bien s'en convaincre, qu'en fonction de cet ensemble; les phénomènes chimiques dont elle est le siège dépendent de l'envi- ronnement, sur lequel ils retentissent nécessairement; les matériaux mis en liberté par l'une des substances influent sur les autres, tout comme les matériaux utilisés par les unes manquent à l'action des autres. Cette interaction permanente provoque, du reste, dans le sarcode des mouvements fort actifs, des tourbillons continuels, une 142 REVUE PHILOSOPHIQUE sorle de brassage qui, par contre-coup, facilite l'interaction et modifie sans cesse les relations des diverses substances entre elles comme avec le milieu. Concevoir ainsi la physiologie de la matière vivante n'est point imaginer de toutes pièces des propriétés de nature insaisissable, c'est, à proprement parler, exprimer simplement que dans une agglomération de protéiques, tous les phénomènes dont l'un d'eux est le siège retentissent nécessairement sur l'agglomération tout entière; — c'est comprendre que le déterminisme des phénomènes n'a aucun rapport avec les conceptions dérivées du Weismannisme, auxquelles fait précisément défaut le souci de ce déterminisme. Les échanges, cependant si importants, du sarcode avec l'extérieur et des diverses parties du sarcode entre elles, ne jouent dans ces con- ceptions qu'un rôle effacé, si même ils en jouent un; les parti- cules représentatives sembleraient bien plutôt développer leur action en dehors des contingences, comme si un ressort interne les mettait en mouvement. Dans la réalité, les substances constitutives d'un sarcode se com- portent tout autrement. Aucune d'elles ne correspond par essence à une partie déterminée de l'organisme. Chacune possède, évidem- ment, des propriétés définies, mais qui se manifestent seulement dans les conditions qui lui sont imposées par l'ensemble du sarcode. Cet ensemble n'est pas forcément le même dans tous les cas. Un sarcode quelconque ne renferme, en effet, qu'un nombre relative- ment restreint de protéiques; mais, de ces derniers il en existe une infinie variété, de sorte que les possibilités de combinaisons sont, pour ainsi dire, illimitées. Par suite, la diversité des sarcodes est également illimitée; chacun d'eux forme un système fonction- nant nécessairement d'une manière qui lui est propre. Rien n'em- pêche dès lors qu'une môme substance plastique se comporte différemment suivant le système auquel elle appartient; les pro- priétés qu'elle possède se manifestent en fonction de l'environne- ment; celles qui se manifesteront dans un cas ne se manifesteront pas dans d'autres, et réciproquement. Tout ceci n'est pas une vainc hypothèse ; c'est l'application rigou- reuse des données les plus élémentaires de la chimie. Sans doute, nous ne possédons aucune preuve directe que les choses se passent réellement ainsi; nous sommes cependant contraints de l'admettre, E R'^BAUD- FONDEMEMS THÉORIE DL l'hÉRÉDITÉ 1 i-3 pour rester aussi près que possible du domaine des faits. On ne peut échapper à l'idée de ce fonctionnement d'ensemble, à celle corrélation générale des parties d'où découle, par voie de consé- quence nécessaire, la coordination de l'organisme. Les mendéliens, néanmoins, contestent qu'il faille considérer l'organisme comme un tout. Morgan et son école considèrent même cette conception comme vague et mystique', alors qu'eux-mêmes isolent la substance nucléaire dans la cellule, comme sil sagissait d'une substance intangible et d'essence supérieure. Ils croient que, prendre l'organisme en bloc revient à admettre que le tout déter- mine les parties et pensent qu il s'agit d'une confusion d'idées-. Il s'agit, plus vraisemblablement, de leur part, d'une vision fragmen- taire des phénomènes. Dans un fonctionnement d'ensemble, l'ensemble n'a jamais déterminé les parties; mais les parties sont évidemment liées entre elles, influent d'une manière médiate ou immédiate les unes sur les autres, et modifient mutuellement les manifestations de leurs propriétés. Cela est si évident par soi- même que les mendéliens sont fatalement conduits à l'admettre, tout en s'obstinant à ne pas comprendre l'int^h-action générale des parties. Pour Morgan, les difïérentes régions de l'embryon influeraient parfois l'une sur l'autre; des facteurs se grouperaient et plusieurs coopéreraient pour produire un caractère, ou enfin, le facteur du sexe agirait en liaison avec le reste de la cellule*. Punnelt, de son côté, insiste sur l'indépendance des facteurs et s'oppose à l'idée que l'organisme soit un tout; il n'en admet pas moins une interaction limitée, se demandant, en particulier, si la couleur des yeux ne serait pas associée à quelque influence chi- mique qui déterminerait, dans une certaine mesure, l'état mental et le tempérament'. Ce sont là, sans nul doute, de véritables concessions imposées par l'évidence, mais concessions mesurées avec soin, afin que la théorie même des particules indépendantes ne subisse aucune atteinte, au moins en apparence. Quelques faits, toutefois, sembleraient indiquer que les cellules, 1. Op. cit., p. 212. 2. Op. cit„ p. 211. 3. Of . cit., p. 94. 4. Punnelt, Mendelistn, London, 1912, p. 169. Ii4 REVUE PHILOSOPHIQUE l'œuf tout spécialement, renferment des parties bien délimitées ayant une activité propre et donnant naissance à des organes déterminés. Tout se passe, en effet, dans certaines conditions, comme s'il en était bien ainsi. Divers expérimentateurs ont pu obtenir des embryons partiels en séparant et isolant les deux ou les quatre premières cellules issues de la segmentation de l'œuf; d'autres ont constaté que, lorsqu'un œuf se segmente normalement, les cellules se distribuent suivant un certain ordre. Ces faits ne sauraient empêcher que les diverses substances plas- tiques aient nécessairement entre elles des relations d'échanges directes ou indirectes. Mais ces substances diffèrent les unes des autres à divers points de vue. N'ayant pas la même composition chimique, elles n'ont pas la même densité et occupent dans l'ensemble une situation relative, qui influe nécessairement sur leurs échanges. Parmi elles, en outre, se trouvent en quantité variable des inclusions diverses, lipoïdes, corps gras, glycogène, dont la répartition change suivant leur nature et suivant celle du sarcode qui les renferme. Les divisions successives de l'œuf tiennent évidemment, pour une part très importante, au mode de distribution de ses substances constitutives, et les échanges de chacune d'elles tiennent, à leur tour, à la composition de la cellule dont elles font partie, une fois la division effectuée. Mais il n'y a dans ces faits rien qui permette de dire que l'œuf soit formé de parties séparées, n'ayant entre elles que des relations tout à fait superficielles. Bien au contraire, il suffit de placer l'œuf dans des conditions anormales pour se convaincre de son fonctionnement d'ensemble. Si l'on pique, par exemple, un œuf avant toute division, une certaine quantité de son sarcode fait hernie par la plaie, donnant un extra-ovat » qui se sépare fréquemment de la masse princi- pale'. La hernie n'occupe en aucune manière une situation homo- logue à celle qu'occuperait l'une des cellules résultant de la seg- mentation; elle est constituée par une parcelle de substance appartenant à une région quelconque de l'œuf. Si cette parcelle 1. F. .\. Janssens, Production arlilicielle de larves géantes et monstrueuses dans VArôacia, La Cellule, t. XXI, 1904. — J. Lœb. Beilriige zur Entwicklungs- mechanik der aus cinem Ei entslehenden Doppelbildungen, Arch. f. Enlw. mech., 1895. E. RABAUD. — FONDEMENTS d'O'E THÉOKIE DE l'hÉRÉDITÉ 145 représentait une partie bien déterminée du corps, le développement ultérieur de l'embryon indiquerait son absence. En réalité, les embryons sont souvent anormaux, asymétriques, mais non partiels au sens vrai du mot. La perle de substance n'entraîne donc pas l'absence d'une partie déterminée, mais une modification de tout l'ensemble, qui dérive nécessairement d'une modification impor- tante des échanges. Cette expérience, toutefois, ne donne qu'une première approxi- mation; elle ne fournit aucune précision sur le changement que provoque dans le sarcode l'élimination de l'extra-ovat. S'agit-il d'un changement qualitatif ou quantitatif? le nombre des compo- sants a-t-il diminué? sont-ce leurs proportions relatives ou seule- ment leur répartition qui ont varié? Ces diverses éventualités peuvent évidemment se produire et certains résultats expérimen- taux montrent qu'il suffit de toucher à la répartition des sub- stances plastiques pour modifier profondément les échanges en même temps que la succession des phénomènes du développe- ment. Des œufs de Grenouilles {Bana palustris centrifugés, par exemple, conservent intégralement tous leurs composants; ils donnent cependant des embryons partiels^. Morgan, auteur de l'expérience, pense qu'une partie de l'œuf ne se développe pas. Cette hypothèse, non vérifiée, traduit un point de vue strictement morphologique que rien ne justifie. Se trouverait-elle exacte qu'elle s'appliquerait simplement à une modification des échanges entre les parties, puisque certaines d'entre elles pourraient ne point se développer. Mais il paraît beaucoup plus vraisemblable de penser qu'à la suite dune répartition tout à fait anormale des parties, les échanges de ces parties entre elles et avec le milieu extérieur subissent des modifications profondes aboutissant à un développement anormal. L'exactitude de cette interprétation ressort des expériences de Boveri et Hogue sur les œufs d'Ascaris-. Dans les conditions normales, la première segmentation de ces œufs aboutit à la formation de deux cellules blastomères différentes ; les chromo- 1. T. H. Morgan. The relation between Normal and Abnormal development of the embryon of the Frog as determined by injury to the Yolk Portion of the Egg., Arch. /.. Entu-mech., XV, 1902. 2. Boveri und Hogue, Ueber die Moglichkeit, .\scaris-Eier zur Teilung in zwei gleichwertige Blastomeren zu veranlassen, 5i7r6. Phys-med. GesfUsch, 1907. TOME LXXXV. — 1918. 10 14G REVUE PHILOSOPIIIQUK somes de l'une persistent intégralement, ceux de l'autre perdent leurs deux extrémités. La première renferme un peu plus de graisse que l'autre et chacune correspond à des parties très distinctes de l'embryon le blastomère à noyau complet donne les cellules génitales et l'appareil digestif; le blastomère à noyau incomplet donne le revêtement général du corps et ses annexes ectodermei. Or, si à l'aide de la centrifugation on répartit également la graisse aux deux pôles de l'œuf, la segmenlation fournit deux blastomères à noyau complet et il ne se forme pas d'ectoderme. On ne peut prétendre ici qu'une partie de Fœuf ne se développe pas, puisque, bien au contraire, le résultat immédiat de l'expérience est d'empêcher la désintégration partielle du noyau. Il importe de spécifier, d'ailleurs, que le résultat est lié à légale répartition de la masse graisseuse aux deux pôles de l'œuf; lorsque, en raison de l'orientation de l'œuf dans l'appareil, celte répartition n'a pas lieu, le développement s'eifectue d'une manière normale. Pourtant, la graisse n'est certainement pas une substance représentative; elle n'exerce d'influence sur les ditïérenciation^ ultérieures de l'orga- nisme qu'en prenant une part active et directe aux échanges, et de ces échanges résultent, en définitive, la succession des phéno- mènes embryonnaires. Ces variations de la répartition des substances plastiques se produisent aussi, dans les conditions normales, à diverses phases de la vie de l'œuf. Wilson, puis Zeleny et Yatsu', en effet, ont montré, chez Cerebraiulus lacteus et C. marginaliis, qu'au début de la maturation, un fragment d'œuf quelconque, possédant ou non un noyau, est fécondable et donne une larve entière, tandis qu'après maturation le fragment nucléé seul est fécondable et donne une larve partielle. Un changement s'est ainsi produit, dans un court espace de temps, à la suite de l'éUmination des globules polaires. Ceux-ci pourtant n'ont rien supprimé d'essentiel, puisque l'œuf entier donne un embryon normal; la iiualité des substances ne paraît pas avoir changé, seul l'arrangement de ces substances à subi une modification. Tout conduit donc à conclure que les substances plastiques lui 1. N. Yatsu, on the developmenl of egg fragments in ..>- tulus, Biol. Bull., VI, 1904. E. RABAUD- — FONDEMENTS d'cNE THÉORIE DE l'hÉRÉDÎTÉ 1 tT forment les diverses matières vivantes ne conservent pas, une fois associées, leur complète indépendance. Elles constituent des systèmes complexes dont chaque composant subit nécessaire- ment l'influence de tous les autres. Lorsque, en se développant, l'un de ces systèmes donne naissance à un organisme, les parties de celui-ci ne proviennent pas respectivement une à une d'un composant délerniiné; toutes dérivent de l'ensemble des phéno- mènes dont le système est le siège. Et ce système a pour caracté- ristique essentielle, non seulement la nature et la qualité des composants^ mais aussi leurs rapports quantitatifs, leur répartition relative. L'examen critique des données de l'observation directe et de l'expérimentation impose cette conclusion. Dès lors, toute théorie biologique qui ne s'appuiera pas solidement sur elle risquera de s'égarer en dehors des faits établis. Quelles que puissent être les apparences, elles ne donneront jamais le droit d'ôter à la matière vivante les propriétés essentielles que nous venons de lui recon- naître, et moins encore de lui attribuer des propriétés imaginaires, sous prétexte d'expliquer les faits de pure morphologie. Ces faits ne donnent aucun renseignement valable sur la constitution de la matière vivante; ils ne permettent pas de formuler à son sujet d'hypothèse fondée qui, par une véritable pétition de principes, expliquerait les faits eux mêmes. Tel est cependant, le propre des théories biologiques actuelles; elles rendent compte de la morpho- logie par la morphologie, en modelant, si l'on peut dire, les phéno- mènes physico-chimiques sur cette morphologie. Pour aboutir à une conception cohérente, il faut de toute nécessité procéder d'une autre manière; il ne s'agit point de plier la morphologie à la physiologie, ni celle-ci à celle-là, mais il faut constamment s'efforcer de voir comment les faits de tous ordres s'accordent entre eux. Dans cette recherche, nos connaissances relatives à la matière vivante, si imparfaites soient-elles, doivent reste»- -^r.^ cesse notre base et notre guide. Etienne Rabaud. Études de logique comparée {3' et dernier article '. » Confrontations et analyse comparative. Malgré sa brièveté, notre analyse de l'évolution des idées logiques aux Indes et en Chine permet à un connaisseur de la philosophie européenne d'instituer maintes confrontations. Nous nous borne- rons à celles qui nous paraîtront les plus aptes à mettre en évidence d'une part l'attitude spéculative propre à chacune des trois civili- sations, d'autre part la contribution de chacune de ces civilisations à l'exploration des divers problèmes logiques, La conclusion d'une semblable étude pourrait se présenter comme un essai purement positif de définir l'esprit logique. Aux Indes la logique n'apparut comme une discipline consciente de son objet et dé sa méthode qu'après une évolution spéculative d'au moins quinze siècles, au cours desquels elle se dégagea lente- ment de l'exégèse, puis de la rivalité des systèmes. Malgré l'inter- prétation métaphysique différente que donnaient de ses postulats l'idéalisme rationaliste du Bouddhisme Mahâyâniste et le réalisme empiriste des écoles brahmaniques du Nyûya-Vaiçesika, elle se cristallisa dans un moule quasi-uniforme, qui lui conféra le carac- tère d'une technique indépendante de toute doctrine particulière. Promue par les discussions des croyants et les négateurs de toute foi, elle se codifia dans des règles immuables, auxquelles les âges postérieurs n'ajoutèrent aucune nouveauté. En Chine une doctrine originale du raisonnement s'est toujours cherchée, sans parvenir à se découvrir, en particulier sans se reconnaître dans celle qu'apporta le Bouddhisme. Inaugurée par les controverses des dialecticiens, encouragée par le rationalisme 1. Voir les numéros de mai et juillet 1917 de cette Revue. p. MASSON-OURSEL. — ÉTUDES DE LOGIQUE COMPARÉE 149 confucianiste, mais compromise par l'influence de certains prin- cipes du Taoïsme, la recherche logique n'aboutit qu'à une classi- fication ne varietur » des phénomènes, fondée sur un système de correspondances constatées ou postulées. En Europe, la logique naquit de la critique faite parles sophistes du sens des mots et de la notion de vérité; d'où un mode de con- naissance appliqué par Socrate aux faits moraux, puis par Platon et Aristote aux sciences de la nature. Ce type d'intelligibilité, qui vise à définir ce qu'est chaque chose tô tî Ê'îti et qui n'y réussit que par une classification hiérarchique où chaque essence se déter- mine par sa place dans l'ensemble, a obsédé, au moins jusqu'au XVII* siècle, la pensée occidentale; impliquant un système du monde », il suppose une organisation méthodique des connais- sances, très propre à un exposé didactique, mais peu favorable à l'éclosion de tendances nouvelles; la preuve s'en trouve dans les luttes qu'a dû soutenir contre cet état d'esprit la pensée moderne depuis la Renaissance. Un trait d'importance capitale, commun aux trois civilisations, apparaît dès cette confrontation toute sommaire l'effort logique se manifeste à travers une sophistique et aboutit à une scolastique. Durant la première, il tAtonne et s'exerce à l'aventure, sans avoir la notion de ses propres moyens; dans la seconde, il n'ignore ni l'ampleur de son domaine, ni la variété de ses ressources; il réalise la connaissance intégrale, celle par conséquent qui ne comporte aucun développement. En procédant ainsi de l'anarchie à la disci- pline, il renonce à une activité brouillonne, mais féconde, pour une action méthodique, mais stérile. Ayant surmonté, — ou écarté, — les obstacles à sa réalisation, il se constitue en doctrine achevée, mais il s'évanouit en s'épanouissant, victime de sa perfection acquise, annihilé par son triomphe même. Les caractères des phases initiale et terminale s'opposent point par point. La sophistique témoigne d'une perspicacité à saisir le pour et le contre, incline souvent au scepticisme et toujours à la cri- tique. La scolastique, ayant son siège fait, se repose dans une cer- titude qu'aucun doute n'ébranle et qui suscite soit une école, soit une église. La sophistique lente des inductions scabreuses et incohérentes, pressentiments furtifs de grandes vérités, négations outrancières, paradoxes impudents. La scolastique se complaît 150 REVUE PHILOSOPHIQUE dans de patientes déductions, timides parce qu'elles progressent pas à pas, sans aucun risque de se fourvoyer, tant elles savent d'avance où elles tendent, mais audacieuses aussi, parce qu'elles prétendent valoir pour la totalité du réel. Ces deux phases se relient d'ailleurs par une étroite connexion. L'une et l'autre revêtent un caractère formel, car elles se définissent en fonction des méthodes, indépendamment des objets qu'elles envisagent et même des pensées qu'elles expriment. L'une et l'autre témoignent de la conviction que la sciepce porte sur le langage, la première vivant de la parole, la seconde de l'enseigne- ment. Quoique le pédantisme dogmatique paraisse aux antipodes des improvisations critiques, le cours complète le plaidoyer, le professeur achève ce qu'a entrepris l'avocat, désireux déjà lui- même sinon d'endoctriner, du moins de plier et de gagner les intelligences. L'individualisme intempérant des sophistes, portés sous les diverses latitudes à ne chercher que dans l'homme concret la mesure de toutes choses, et l'impersonnalité des théories scolas- tiques, pour lesquelles la cohérence interne des doctrines constitue le fondement même de la vérité, ont généralement déconcerté les historiens; aussi l'attention de ces derniers s'est-elle moins portée sur ces deux phases que sur la période intermédiaire. Celle-ci se signale par l'éclosion des puissants systèmes spéculatifs qui, en organisant les pensées, créent un type d'intelligibilité. Telles, les grandes philosophies, assez impersonnelles pour apparaître comme des moments de la pensée universelle, assez personnelles toutefois pour porter le nom d'un penseur vivant dans un certain milieu, à une certaine époque. La vérité que la sophistique nie ou recherche, si la scolastique la démontre, c'est parce que l'âge intermédiaire croit l'avoir trouvée. Dans les civilisations les plus intellectuelles qu'ait connues l'humanité, l'évolution de la logique a consisté ainsi à passer de la curiosité en éveil à la curiosité satisfaite par le moyen d'une métaphysique. Une première notion des rapporis qui existent entre la logique et la métaphysique se dégage ainsi des faits. Les métaphysiques résolvent les difficultés dialectiques aperçues par une ou plusieurs générations de sophistes; et elles inaugurent des modes d'explica- tion qu'étend à l'universalité du réel et que codifie le patient p. MASSON-OURSEL. — ÉTLDES DE LOGIQUE COMPARÉE loi labeur des scolastiques. Les solutions qu'elles présentent répondent à un problème à la fois spéculatif et pratique celui qui a hanté la pensée de tel philosophe; chez ce dernier la conception d'une méthode originale ne fait qu'un avec lintuition d'un certain aspect des choses qui la frappé. C'est aux époques ultérieures qu'apparaît, à travers la collaboration de disciples sans génie, mais zélés à copier en toute occasion le procédé mis en œuvre par leur maître, un dégagement progressif de la méthode, résultant de ce qu'on l'applique sans changement dans tous les domaines et de ce qu'on finit par la cultiver pour elle-même. Aussi les époques de scolas- tique voient-elles se constituer des sommes », ou au moins des ébauches de logique formelle, alors que l'intuition concrète des philosophes originaux ne comportait le plus .souvent que des postulats de logique métaphysique, sinon exprimés, du moins sup- posés par leurs doctrines, et que les artifices auxquels spontané-, ment rec,ouraient les dialecticiens ou rhéteurs des premiers âges nimpliquaient guère qu'une logique virtuelle. La notation de ces processus symétriques auxquels se soumit par trois fois l'évolution intellectuelle de l'humanité, ne doit pas faire méconnaître la façon irréductiblement originale dont se posent, ici et là, les problèmes; elle facilite au contraire laperception des dissemblances. Sur ce fond commun que nous venons de constater, essayons de faire ressortir les oppositions de tendances qui se manifestent à propos des questions classiques de notre logique traditionnelle. A. La définition. — La logique européenne s'applique, sauf en ce qui concerne un petit nombre d'exceptions, à tout autre chose quà la réalité, ou, si l'on préfère, à une réalité toute spéciale. Réa- listes persuadés de la valeur objective des idées, conceptualistes partisans d'une certaine correspondance entre la pensée et l'être, beaucoup même de nominalistes qui professent l'artificialité de ridée générale et abstraite, ne doutent pas que la logique soit alîairede concepts. Cette manière de voirnousestsifamilièrequ'elle nous paraît s'imposer d'elle-même, et peut-être faut-il avoir abordé des pensées exotiques, coulées dans un tout autre moule, pour en apercevoir la singularité. Le concept passe à la fois pour un état de l'esprit et pour la formule intelligible d'un élément de la réalité; io2 REVUE PHILOSOPHIQUE il se présente comme une connaissance, c'est-à-dire tout ensemble comme un acte de connaître et comme une chose connue, comme une idée et comme une essence. Il se distingue numériquement de l'objet connu, quoique l'idée soit censée renfermer l'essence même de l'objet en tant qu'intelligible. La science porte dès lors non sur le donné, mais sur les concepts ; car une semblable théorie pré- tend ne comprendre qu'en classant, et seuls les concepts compor- tent une hiérarchie qui permet le classement, grâce auquel la défi- nition devient possible par l'association du genre et de la différence spécifique. La doctrine de la fabrication démiurgique, ainsi que le dogme de la création, expriment ingénument cette conviction de l'esprit occidental le Dieu qui crée en réalisant par sa volonté les patrons idéaux que recèle son intellect, représente la simple trans- cription en langage mythologique de l'épislémologie conceptua- liste. Il ne s'est rencontré hors d'Europe aucun Socra te pour persuader à la réflexion qu'il n'y a de science que du général, aucun Platon pour identifier le général et l'être. Le créateur selon le Brahma- nisme produit le monde par la ferveur de son ascétisme ou, d'après d'autres légendes, il le constitue par la diversité de ses membres, mais il ne le confectionne point en cherchant à réaliser des con- cepts. L'Extrême-Orient admet que le ciel a établi par ses décrets l'ordre universel, mais non pas que les idées aient une valeur onto- logique préjugé qui n'a régné, semblet-il, que dans la fihation des penseurs grecs. La critique à la fois gauche et pénétrante qu'en a essayée Thomas Reid non pas, comme tant d'autres, au point de vue nominaliste, mais au point de vue du réalisme, ou bien n'eût point été nécessaire, ou bien eût été mieux comprise, s'il avait été possible aux esprits de se soustraire au prestige du socratisme. Rien à cet égard de plus efficace que l'initiation à des formes de spécu- lation indépendantes de celle-là. Les théories de la connaissance originaires d'Asie n'attribuent ni plus ni moins de portée objective à un concept qu'à un état intellectuel quelconque; la généralité de ce concept exprime plutôt l'indétermination qu'il tient de ses ori- gines Imaginatives, que l'aperception par la raison des caractères constitutifs de l'essence de la chose, dans l'universalité des indi- vidus d'un même genre. Interposant entre l'esprit et les réalités le concept, la pensée p. — ÉiLDLS UE LOGIQUE COMPARÉE 153 grecque et les systèmes modernes qui en dérivent trouvent leur achoppement dans l'impossibilité que la logique, dans ces condi- tions, rejoigne l'être absolu. D'où la nécessité de reconnaître l'exis- tence d'un facteur d'illogisme, dont la matière platonico-aristotéli- cienne offre le plus typique exemple. Il n'en va pas de même en Orient, bien que le Sâmkhya et la philosophie des Soung opposent, en des sens d'ailleurs divers, un principe matériel à un principe formel. D'où aussi la supposition d'une solution de continuité entre le sujet et l'objet, le premier ne sortant jamais de soi et pour- tant connaissant le second ; le deuxième existant en soi et pour- tant relatif au premier. A cet égard encore il n'en va pas de même en Asie, où le facteur connaissant est moins subjectif » et l'objet moins en soi » que selon notre manière traditionnelle de nous représenter la connaissance. La pensée indienne, même réaliste, considère en effet l'objet comme un stade de la connaissance plutôt que comme une réalité opposée à l'esprit, et la chinoise, même idéa- liste, tient plutôt le sujet pour homogène aux choses que les choses pour subjectives ni le réalisme naïf, ni les partisans d'un monisme qui transcende toutes les oppositions, n'estiment que la logique s'applique aux concepts. Ces divergences tiennent toutes à une disposition qui ne se manifeste que dans la pensée grecque ou dans les philosophies qui en procèdent. Elle consiste à envisager toute activité comme ten- dant à un objet ou à un étal doué d'une certaine existence indé- pendante de cette activité même l'effort moral comme orienté vers le bien, l'aspiration esthétique comme tournée vers le beau, l'intellectualité comme dirigée vers le vrai, à titre soit de concept, soit de réalité; comme si le bien, la beauté, la vérité existaient à part de celui qui s'efforce de les réahser; ou plutôt comme s'il s'agissait non pas de les réaliser, mais de les atteindre. Le but, étant comme extérieur à l'effort, ne s'obtient qu'à la limite; en d'autres termes il y a un hiatus entre le réel et l'idéal, l'existence et l'essence. Ce résultat est le fruit naturel d'un rationalisme épris — tel celui de Platon — d'idées générales, ou — tel celui de Descartes — d'idées claires et distinctes; un semblable rationa- lisme détourne son attention de l'obscur travail de la pensée, qu'il regarde non comme une activité, mais comme une contemplation ou une combinaison toute extérieure d' idées ». Seules en effet 154 REVUE PHILOSOPHIQUE les idées, parce qu'elles possèdent un contenu abstrait, comportent la définition, marque de la science antique, ou Tintuition intellec- tuelle, mode de connaissance approprié aux natures simples » selon le cartésianisme. Or rinde n'a pas plus construit une métaphysique de la définition, qu'elle n'a reconnu une intuition intellectuelle d'essences intelli- gibles. La raison en est qu'elle n'a jamais tenu les concepts géné- raux ni pour des êtres intelligibles, ni pour des copies subjectives de réalités; dans l'objet elle voit l'aboutissement, plutôt provisoire qu'ultime, d'un processus d'intellection; dans l'idée un moment artificiellement isolé parmi les phases indistinctes et continues d'un effort cognitif. Dès lors le concept n'apparaît pas comme subsistant par soi, en tant qu'il participerait de l'être à titre soit de modèle, soit de copie; il ne se sépare point de la connaissance dont il marque une simple étape. C'en est assez, nous le verrons, pour conférer à la logique indienne une signification irréductible à celle de l'européenne, sur les points mêmes où les ressemblances paraissent les plus frappanles. Ainsi la logique éclectique et tardive du Nyâya-Vaiçesika présente une théorie de la définition qui peut sembler identique à celle d'Aristote — et qui d'ailleurs pourrait fort bien, quoiqu'il ne faille voir là qu'une hypothèse historique, en être inspirée, sous l'influence des traductions arabes ou per- sanes de textes péripatéticiens. Cette théorie admet que définir, c'est énoncer le caractère non commun, autrement dit spécifique ou différentiel âsâdharano dharma, cf. p. ex. Tarkasamgraha, op. cit., celui qui appartient au propre et exclusivement au défini. Mais comment ne pas voir qu'en né mentionnant pas le genre à côté de la différence spécifique, l'esprit indigène appose sa marque sur la doctrine, celte doctrine fût-elle empruntée ? La présence du genre à côté de la différence, chez Aristote, impliquait la notion d'une hiérarchie de concepts, clef de voûte de l'intelligibilité; tandis que l'énoncé exclusif de la différence indique l'absence, chez les Naiyâyikas, d'une semblable notion la définition se réduit donc pour eux à une description caractéristique, révélant le signe distinctif laksana; elle n'équivaut point ù l'appréhension rationnelle de la loi qui constitue et fait être les choses en tant que genres et espèces. Aussi, tandis que dans l'aristotéli-sme la défini- tion est le témoignage môme de la science, la théorie en question p. MASSON-OURSEL. — ETUDES I»E LOGIQUE COMPARLi. ii.^ n'offre pour la pensée indienne aucune portée soit épistémolo- gique, soit métaphysique. B. Le jugement. — Le problème de la possibilité du jugement se pose demblée à la pensée hellénique, comme celui du rapport entre les concepts. Antisthène le Cynique l'aperçoit dans toute son acuité; Platon le résout en admettant une participation des idées entre elles, et Aristote donne à cette participation un sens non plus mythique, mais concret, grâce à une distribution systéma- tique des universaux en genres et espèces, les premiers constituant à légard des secondes la matière dont elles sont la forme. A étant impliqué par B, soit en extension, soit en compréhension, A peut légitimement s'affirmer de B. La thèse leibnizienne et spinoziste, selon laquelle chaque essence renferme la loi de son développe- ment, n'offre qu'une nouvelle application de cette idée, selon laquelle l'acte enveloppe toutes ses puissances, ainsi qu'une espèce inclut en compréhension chacun des genres dont elle suppose la notion. Il ne serait pas difficile de trouver dans le vocabulaire philoso- phique sanscrit des expressions qui semblent déceler une concep- tion analogue. Comme l'essence platonicienne ou alexandrine, comme la monade ou 1" ^ essentia parlicularis affirmative », le dharma, c'est-à-dire une forme particuhère de l'être, selon le langage du Mahâyàna, est revêtu de caractères qui lui sont propres svalaksana et qui par suite peuvent lui être attribués ; ou encore, pour rappeler une acception plus ancienne, moins technique, du mot, chaque être possède sa manière de se comporter ou sa loi propre, svadharma, susceptible d'en être affirmée. Mais ces consi- dérations de logique métaphysique n'ont servi de point de dépari à aucune théorie de logique formelle; si bien que Jacobi p. 161, art. cité a pu déclarer, sans d'ailleurs en indiquer les raisons les plus fondamentales, que la pensée indienne n'avait jamais constitué une doctrine du jugement. Ces raisons doivent être succinctement indiquées, car elles sont très symptomatiques de l'altitude logique de cette pensée. Le monisme des Upanisads, base de la culture brahmanique, four- nissait une ambiance intellectuelle pei* favorable à l'apparition de l'idée que l'affirmation d'un rapport entre deux termes pose un problème spéculatif. Une conviction pour ainsi dire congénitale i56 REVUE PHILOSOPHIQUE inclinait en effet les esprits à voir tout dans tout, chaque être se trouvant également fondé dans l'absolu, soit que, pour les ortho- doxes, l'absolu existât au même degré en toutes choses, soit que, pour les Bouddhistes, rien n'existât devant l'absolu nirvana. Tandis que les cyniques grecs et les sophistes chinois ont inau- guré dans leurs pays respectifs les recherches logiques en décou- vrant ce qu'il y a d'aventuré à soutenir que A est B », l'une des plus anciennes et des plus prestigieuses formules brahmaniques énonce comme une évidence, non comme un paradoxe, ce jugement lapidaire Tu es cela », c'est-à-dire, en s'adressant à l'homme individuel et en lui montrant l'absolu Voilà ce que tu es » tat tvam asi. Les écoles empiristes, qui représentent, à l'encontre de l'imagi- nation métaphysique, l'effort de l'esprit positif, ne pouvaient pour d'autres motifs, voir une difficulté dans l'affirmation d'un jugement. Ils y trouvaient l'expression verbale du contenu d'une perception complexe. L'inhérence prétendue de la qualité dans la substance, ainsi que la présence de plusieurs qualités chez le même objet, n'auraient d'autre base que la coexistence d'éléments susceptibles d'être distingués à l'intérieur de la perception; la juxtaposition de ces éléments ne comporterait pas une justification plus profonde que la constatation de leur simultanéité. Les logiciens indiens cependant n'ont pas ignoréde fait du juge- ment; ils l'ont seulement considéré non comme une opération sui generis, mais comme une partie intégrante du raisonnement. Pour eux comme pour les Grecs, un raisonnement se compose de jugements, mais tandis qu'Aristote envisage le syllogisme comme un agencement de propositions, Dharmakîrli ou les Naiyâyikas ne tiennent la proposition que pour une phase du raisonnement, phase que l'abstraction seule isole dans un processus indivisible. N'ayant pas estimé que le jugement fût une opération originale, ils n'ont point pris souci de rechercher des principes susceptibles de le légitimer. De fait, le jugement ne pouvait leur apparaître ni comme un acte d'analyse, ni comme un acte de synthèse, car de même qu'ils ne voyaient pas dans le raisonnement un assemblage de phrases, ils ne tenaient pas davantage le jugement pour une mise en rapport de deux universaux. Si en effet la comparaison de deux genres hiérarchisés aboutit à en subsumer l'un au second p. MASSON-OURSEL- — ÉTUDES DE LOGIQUE COMPARÉE 157 OU à les proclamer extérieurs Tun à l'autre, la confrontation de deux termes étrangers à tout emboîtement réciproque, fussent-ils génériques, ne saurait suggérer la notion de déduction analytique, ni, par contre-coup, celle de relation synthétique. C'est donc pour le même motif que l'Inde n'a pas plus construit une théorie du jugement qu'elle n'a édifié une théorie de la définition; et ce motif, c'est qu'elle ne spéculait pas sur un système de concepts. Les ébauches, très informes, d'une doctrine du jugement, que l'on peut relever dans la pensée chinoise extrabouddhique, attestent une mentalité non moins différente de la mentalité instaurée par le classicisme grec. Le monisme taoïste, pour les mêmes raisons que le monisme des Upanisads ou celui du Bouddhisme, n'était pas fait pour donner aux esprits l'intuition des problèmes logiques. La clairvoyance d'un Yin Wen-tseu n'en apparaît que plus remar- quable, quand il découvre une difficulté dans la qualification, qui annexe un adjectif à un substantif, ou dans le jugement, qui affirme un attribut d'un sujet deux opérations analogues surtout aux yeux des Chinois, dont le langage se passe de la copule. De quel droit, se demande-t-il, accouplons-nous blanc » et cheval », quand nous disons ce cheval blanc » ou ce cheval est blanc? » Il tranche la question en déclarant que juger blanc », trouver blanc », est une opération de l'esprit, susceptible d'entrer enjeu à propos d'objets différents, tels que le cheval, l'homme, le nuage, la neige tentative de solution dont d'ailleurs aucun parti ne fut tiré par la pensée ultérieure, mais qui montre du moins que lécole dite des noms » ou des désignations correctes », bien qu'elle reconnaisse dans les noms des patrons génériques sur lesquels se doivent modeler les choses, ne prend en aucune façon l'attitude logique du Platonisme. Loin de chercher en effet le moyen d'opérer une communication, une aîçi? entre les noms, les adeptes de cette école, qui rappelle étrangement les doctrines du svadharma et de I'c'xeTov scyov, conçoivent ces sortes d'essences éternelles comme la l6i à laquelle chaque être doit rester fidèle, conservant jalouse- ment l'intégrité de sa propre nature, qu'adultérerait toute compro- mission avec une autre essence ^ 1. Quand le père ne se conduit pas en père, ni le fils en fils; quand le sujet ne se comporte pas en sujet, ni le souverain en souverain, non seulement chacun, sort de son rang, mais il cesse de mériter le nom qu'il possède. Cf. 158 REVUE PHILOSOPHIQUE C. Le raisonnement. — La logique grecque, disions-nous, s'achemine du concept au jugement et du jugement au raisonne- ment, par voie de combinaison un jugement associe des concepts, un raisonnement associe des jugements. Le raisonnement démons- tratif, c'est-à-dire non pas seulement vrai d'une façon qui peut être accidentelle, mais vrai par sa contexture môme, consiste dans le syllogisme, d'après lequel de certaines assertions découlent nécessairement, par le fait qu'elles sont posées, quelque chose d'autre {Anal, pr.^ I, 24, 6, 18-22 cuXÀoY'v Tt Twv xs'.jxÉvcov £; àvxyxrji; 7u;jL6av£i -rw -aura sÈvai. La correspondance entre la façon de traiter les jugements et les con- cepts se manifeste jusque dans la structure du syllogisme, qui s'édifie au moyen de trois jugements, la majeure, la mineure et la conclusion, de même que ces jugements supposent un grand terme, un moyen et un petit. La transition des prémisses à la con- clusion, qui ne constitue pas une découverte fortuite, mais l'obtention d'un résultat prémédité par le choix du moyen terme, consiste à tirer, par exemple, la mortalité de Socrate » de la mortalité de l'homme » par le recours à cet intermédiaire 1' humanité de Socrate ». Le syllogisme » hindou émane d'un esprit ditîérent. Le nombre variable, indéterminé, des propositions, non pas qui contribuent à sa composition, mais dans lesquelles il s'exprime, atteste déjà que le raisonnement constitué par deux prémisses et une conclusion n'en est qu'un cas particulier. Les intermédiaires entre le point de départ et l'aboutissement n'ont pas la même importance que chez Aristote, car il s'agit non de démonstration, mais de constatation ; et si une démonstration peut être plus ou moins probante, une constatation l'est toujours autant, fût-elle indirecte. Le syllogisme indien représente non une déduction synthétique, mais l'apercep- tion, à travers un fait donné, de telle ou telle de ses conditions. Pour reprendre l'exemple que nous avons cité^ il consiste à décou- vrir à travers la fumée », le feu », in abstracio et dans tel cas Loue7i Yu, XII, M, Tchouang-tseu prêle à Lao-tseu ce cri d'indignation . les jeunes filles se conduisent comnae des femmes ». .Van lioa chin fcing, liiuan 5. Cf. T'ounr/-pao, 2° série, vol. XV, n° 5, décembre 19ii Leide, Brill Yin Wen- tseu, par I*. .Masson-Oursel el Kia-kien Tchou, Introduction, p. à 8 10. 1. N''de mai 1917, p. 4ii. p. MASSON-OURSEL. — KTUDES DE LOGIQCE COMPARÉE 159 particulier. Peu importe donc que l'argument puisse prendre de la façon suivante* la forme qu\ lui donnerait Aristote Toutes les montagnes fumantes sont ignées Or cette montagne est fumante; Donc cette montagne est i^née. La ressemblance avec le syllo^iMnt- auLiicnlique n Vm qu appa- rente, car si homme » est plus déterminé que mortel et " Socrate » plus déterminé que homme », on ne saurait dire que la fumée » est plus déterminée que le feu » et celle montagne » plus déterminée que la fumée '>. Ni la fumée n'est une espèce relativement au genre feu, ni le feu un genre relativement à la fumée. Au surplus, la critique la plus pénétrante du syllogisme indien a été faite par certaines écoles indigènes telles celles d'Udayana et des Càrvâkas matérialistes, qui ont signalé le manque de connexion entre le moyen et les extrêmes. Or, autant l'accusa- tion de pétition de principe alléguée contre le syllogisme d'Arislote par Stuart Mill porte à faux, l'auteur de l'objection refusant d'adopter le point de vue du logicien antique, autant la critique du syllogisme indien se trouve fondée, si Ion cherche dans cette argumentation autre chose qu'une constatation indirecte. Mais, encore une fois, elle ne vise à rien d'autre, n'étant qu'une inférence anumâna, non une démonstration. Pas plus qu'ils n'avaient l'idée de relation purement analytique ou purement synthétique, les logi- ciens bouddhistes et brahmaniques ne pouvaient interpréter le rai- sonnement comme une induction ou une déduction au sens clas- sique de ces mots. Le résultat de cette observation pouvait être anticipé a priori, puisque la logique indienne ne porte pas, sauf dans de? adaptations qui en faussent le principe, sur une hiérarchie de concepts. Mieux encore que dans la théorie du syllogisme, linspiralion autochtone des théories du raisonnement aux Indes et en Chine apparaît dans les tentatives antérieures à la constitution d'une logique formelle. Or, nous avons constaté par les échantillons de 1. Il y parvient grâce à l'idée tardive du rapport logique conçu comme un emboîtement à cet égard • avoir du feu • est le contenant vy àpaka. car il y a du feu sans fumée soleil, et avoir de la fumée • est le contenu vy âpya, car il n'y a pas de fumée sans feu. 160 FxEVUE PHILOSOPHIQUE raisonnements en cascade relevés dans les deux civilisations, que la pensée indienne ou chinoise spécule non sur le contenu d'idées, mais sur les conditions ou les conséquences d'actions ou de faits^. D'où une moindre rigueur de l'argumentation, mais une logique moins factice, plongée dans la vie et la réalité mômes, et dont il nous reste à dégager, en confrontation avec les documents paral- lèles que fournit l'Europe, le principe et le ressort interne. La détermination de l'objet sur lequel porte la recherche logique pose, en effet, immédiatement la question de savoir quel est le principe moteur de la pensée logique. Dans la spéculation grecque, ce principe ne paraît pas malaisé à découvrir. Un jugement est vrai si l'attribut appartenait, avant d'en être artificiellement distingué, à l'essence du sujet; pour mieux dire, l'attribut à bon droit affirmé du sujet n'a jamais cessé de lui appartenir; il en exprime l'un des caractères constitutifs, éternellement inhérents à son immuable définition. Le prédicat se tire donc du sujet comme la partie d'un tout; les qualités que l'on affirme d'une substance représentent dans le concept de cette dernière une latente multiplicité. Prototype du jugement vrai, la définition peut passer pour une tautologie en ce sens que le contenu du prédicat y coïncide avec celui du sujet; mais elle exprime sous l'aspect d'une dualité, celle du genre et de la diffé- rence, l'unité simple de la notion. Le caractère accidentel du juge- ment le plus contingent s'aperçoit à la singularité du cas, mais l'attribut n'y est pas moins un extrait du sujet. Enfin, bien que le syllogisme soit de nature synthétique, puisqu'il combine deux prémisses pour obtenir une conclusion, cette dernière se tire de l'intuition simultanée des deux prémisses. Toute vérité apparaît ainsi comme analytique, même dans le cas du processus synthé- tique constitutif de la démonstration. Il n'en va pas de même pour la réflexion indienne. L'argumen- tation type, chez Dharmakîrti et son commentateur Dharmottara {Nyàyabindutihâ, ad III, 17, ne dérive pas une idée d'une autre, mais énonce le fait que la liaison constatée entre deux phéno- mènes, puis enregistrée par le souvenir, s'impose à l'esprit dans la 1. Cf. p. Masson-Ourscl, R. de Métaphysique et d'i Morale, 2" année, novembre 1912, Esquisse d'une Ihéorie comparée du Sorile, p. 810-824. p. MASSON-OURSEL- — ÉTUDES DE LOGIQUE COMPARÉE 161 perception présente, qui évoque Tun d'eux. Nous rappelant que la fumée s'accompagne de feu, nous inférons que telle fumée aperçue au loin se dégage d'un foyer allumé. Dire il y a là-bas du feu », paraît impliquer que Ton ait mis en forme le syllogisme suivant Toute fumée procède dun feu ; or il y a là-bas de la fumée; donc il y a là-bas du feu. Mais, à proprement parler, la connexion est enveloppée en fait dans une perception complexe, puis afGrmée en droit comme une loi universelle, à propos d'un cas particulier. Linférence an wTnd/ia; ainsi réalisée ne constitue pas unedéduction, moins encore une démonslration à la manière grecque syllo- gisme du nécessaire », mais une induction. Le passage de la fumée constatée au feu inféré s'opère grâce à la notion de la fumée prise pour signe {linga du feu, autrement dit pour raison logique [hetu] ou moyen de preuve {sadhaua. Le nerf de ce raison- nement, qui anticipe sur la perception sans dépasser le champ du sensible, consiste dans la *• ressemblance » entre le cas actuel et le cas passé, dans lequel étaient associés le signe cl la chose signifiée. L'opposition entre les doctrines indienne et hellénique éclate dans la théorie de l'être, où ne manquent jamais de se manifester, sous les espèces de l'objectivité, les postulats de la pensée logique au lieu que les attributs soient la menue monnaie de la substance, si tant est qu'une pluralité puisse exprimer une essence indivisible, l'objet réel, prétexte et support de Tinférence, ne se définit que par les qualités [ikarma dont il est le substrat {dhannin^. La pensée logique, en Extrême-Orient, ne procède pas davantage de façon dcductive. Dans rargumenl que nous avons appelé le sorite chinois juillet 1917, p. 68, n. 1, l'esprit se porte dun terme à un autre, condition ou conséquence du précédent, sans que les divers termes ainsi reliés entre eux forment à aucun degré une hiérarchie selon l'extension ou la compréhension. On ne s'achemine pas d'un plus abstrait à un plus concret, ni d'un plus 1. Nous nous écartons ici de rinterprélation, pourtant très approfondie, que donne Stcherbalsky op. cit., chap. xiv, cf. mai 1917, p. 452, n. 2 de la théorie boud- dhique du raisonnement, trop étroitement rapprochée par le professeur russe de la théorie aristotélicienne du syllogisme. Notre point de vue nous parait corroboré par l'impossibilité où se trouvait le phénoménisme bouddhique, de fournir une doctrine de la substance identique à celle qu'offre le réalisme des o-jt'It; chez le Stagirite. Quant à la doctrine réaliste du Nyàya-Vaiçesika, elle se comparerait plutôt à celle de Stuart Mil! qu'à celle d'Aristote, en raison de son inspiration empirisle. TOME LXXXV. — 1918. 11 162 REVUE PHILOSOPHIQUE particulier à un plus général. La relation logique consiste en des moyens agencés en vue d'une fin, cette dernière pouvant être elle- même moyen en vue d'une autre fin. Il s'agit donc d'expédients indispensables » plutôt que de connexions nécessaires », car on parle un langage d'action plutôt que d'intelligibilité. Tandis que le syllogisme faisait converger deux jugements en une vérité nouvelle, et que le raisonnement hindou énonce à propos d'un cas concret une vérité universelle, on enchaîne ici une série unilinéaire de relations toutes coulées dans le même moule et juxtaposées pour ainsi dire bout à bout. La force de l'argumentation réside dans la similitude des corrélations établies entre A et B, B et C, etc.... D'une façon générale la notation de rapports analogues entre des choses différentes a toujours été tenue au pays de Confucius et de Tchou-hi pour le critère ultime de la vérité d'où l'intérêt décisif que présentent, aux yeux des hommes de ce pays, les tableaux synoptiques de l'univers, aux parallélismes schéma- tiques. Le processus logique essentiel, constitué en Grèce par la déduction analytique, aux Indes par l'induction, apparaît donc en Chine .sous les espèces du raisonnement par analogie. Cette appréciation du sens dans lequel a été effectué l'effort logique dans les trois civilisations envisagées, se confirme par la dénonciation des prétendues ressemblances entre les attitudes adoptées de part et d'autre. On peut montrer ainsi 1" que la méthode foncièrement déductive de la logique européenne jusqu'à nos jours ne s'accommodait pas d'une théorie de l'induction aussi cohérente que celle dont l'Inde fournit l'exemple; — 2° que la logique indienne n'a point admis une théorie de la déduction assi- milable à celle d'Aristote; — 3° que le raisonnement par analogie, familier à l'esprit chinois, ne saurait se confondre avec le sorite grec, non plus qu'avec certaines argumentations formellement comparables, dont témoigne la pensée indienne. Quant au premier point, il n'est pas douteux que l'induction aristotélique, passage de l'individuel à l'universel {Top. \, XII, lOo a ÈTraY^Y^i ^^ ''l "''^^ "^^^^ '^*^^' '^^^'^'^^ ^'^^^ "^^ xaOôXoulsoSoç, déduction à rebours, et l'induction de l'empirisme anglais, transition d'un cas particulier à un nombre indéterminé de cas semblables, se montrent l'une et l'autre, fût-ce à l'insu et contre les intentions de leurs partisans, obsédées de faire fusionner une certaine généralité p. MASSON-OURSEL. — ÉTUDES DE LOGIQUE COMPARÉE 163 empirique avec l'universalité rationnelle, comme si le caractère provisoire et contingent d'une loi inférée se pouvait muer en la structure simple, immuable d'une essence. Pareille ambiguïté n'existait pas pour les théoriciens hindous, car chez eux 1 infé- rence représentait moins la formation d'un concept que lintuition d'un rapport de causalité ou de coessence, qui se manifeste aussi bien pour tous les individus d'un groupe que pour l'un ou plusieurs d'entre eux. En ce qui concerne le second point, nous avons déjà indiqué que le prétendu syllogisme indien, véritable induction, pose une loi générale à l'occasion d'un cas concret, sans essayer, comme le syllogisme authentique, de faire converger deux jugements vers une conclusion. Enfin, quoique le sorite des Chinois offre, en commun avec celui des Stoïciens, l'aspect d'une argumentation en cascade, c'est-à-dire d'un raisonnement unilinéaire où, dans l'intervalle entre le principe et la conclusion, chaque point d'arrivée sert de point de départ pour une nouvelle affirmation, les deux modes de raisonner n'en apparaissent pas moins comme irréductibles. C'est, en Grèce, une succession d'équivalences partielles qui, prises une à une, semblent se légitimer par une quasi-identité, mais qui, juxtaposées, instituent une transition entre un premier terme et un dernier, d'acceptions fort différentes. Après avoir cru piétiner sans risque, on s'aperçoit que l'on s'est aventuré fort loin, avec témérité. Mais la surprise qu'on en éprouve naît de ce que, en superposant des équivalences, on aboutit à l'assimilation d'idées notoirement distinctes. Un tel paradoxe, — disons plutôt un pareil illogisme, — ne se rencontre pas dans les raisonnements où se complaît la pensée chinoise ceux-ci, énonçant non des jugements d'objectivité, mais des rapports de condition à conditionné, traduisent non des vérités, mais des actions. L'illogisme ne se montre pas davantage dans les argumentations indiennes en forme de chaîne, dont le pralUya samutpâda cf. mai 1917. p. 461, n. 2 oflfre le plus mémorable exemplaire, car il s'agit, ici encore, de monter ou de descendre une échelle de conditions. Si le raisonne- ment par analogie ne peut qu'être scabreux lorsqu'il tend à identifier des idées différentes, il ne prête le flanc à aucune réfutation dialectique lorsqu'il se borne à discerner entre 1C4 REVUE PHFLOSOPIIIQUE les stades d'une série la môme relation de condition à condi- tionné. L'analyse comparative, qui met en évidence la relativité des idées logiques, permet d'énoncer certaines conclusions sur leur nature et leur objet. Tout dabord aucune des définitions courantes de la logique n'apparaît tout à fait satisfaisante. Sans doute la discipline envi- sagée tend à construire une théorie du raisonnement; mais elle se manifeste en mainte occasion par un classement, non par une argumentation. Elle vise à fournir une doctrine normative de la pensée; mais elle tâtonne et elle constate autant qu'elle régit. Elle a échafaudé des systèmes de preuve ou de démonstration, mais pas partout où elle s'est élaborée. L'inadéquation de ces formules tient, semble-t-il, à une dualité fondamentale de l'esprit logique. La première modalité consiste dans la détermination d'une transi- tion légitime entre deux idées; ici légitimité signifie néces^i^e soit analytique, soit de convenance. L'esprit ne passe d'une façon jus- tifiable en raison de A à B, que si une connexion indissoluble rattache B à A, de telle façon que l'on soit inévitablement porté de A à B. Ainsi sont conçues les logiques formelles de la Grèce et de rinde, chez lesquelles se rencontre la notion la plus nette de la nécessite. — La deuxième modalité représente une posture spécu- lative plutôt qu'une fonction dynamique; elle se réaUse par la dis- tribution des choses pensées selon une certaine correspondance. La raison se satisfait non par l'acheminement spontané d'une thèse à une autre, mais par la distribution systématique d'un groupe de matériaux. La compréhension résulte alors non de la nécessité, mais de l'ordre; à ce type appartient la logique autochtone des Chinois. — Ces deux sortes ne possèdent en commun que le fait d'être des doctrines d'intelligibilité; elles ne sauraient se réduire à une seule, car la première suppose l'évolution nécessaire, pour ainsi dire interne, d'une notion à une autre, soit par développe- ment, soit par implication, tandis que la seconde ne prend pour critère de vérité que l'agencement harmonieux, mais tout statique, de dispositions symétriques. Les facteurs qui agissent sur la constitution des idées logiques et par conséquent sur le champ d'application de ces idées, présentent p. MASSON-OURSEL. — ÉTUDES DE LOGIQUE COMPARÉE 105 aussi une irréductible diversité. Le sens des explications ration- nelles dans une civilisation, autrement dit la notion de nécessité ou de symétrie qui définit à ses yeux l'intelligibilité, dépend éga- lement de la syntaxe en usage dans la langue, et du contenu des métaphysiques régnantes. La logique grecque procède à la fois iune certaine grammaire, dont les problèmes essentiels trouvent leur écho dans les réflexions des Socratiques ou des Sophistes, et d'une certaine ontologie en étroite parenté avec cette grammaire, puisque le concept apparut tout ensemble comme mot et comme léali-té. Ainsi les dichotomies de Prodicus de Céos préparent la thèse aristotélicienne de l'opposition des contraires au sein du genre, comme la méthode platonicienne de division. Les Cyniques posent à la fois le problème grammatical de la proposition et le problème logique du jugement. La doctrine de Tètre, conçue pour donner satisfaction aux exigences de l'esprit découvertes à propos des questions de syntaxe, implique une logique latente que les Analytiques explicitent sans la créer de toutes pièces. Nous avons, chemin faisant, signalé maints exemples de ce que doit la théorie du raisonnement à la doctrine de l'être il ne faudrait point attribuer à un hasard l'apparition d'une idée précise delà nécessité logique, chez Dharmakîrti comme chez Aristote, au sein d'un idéalisme rationahste. De même l'attitude empiriste a .suscité aux Indes comme en Europe, une théorie de la connexion des idées tout à fait comparable ici et là. Quelle que soit la latitude ou la longitude, le principe didenlité n'apparaît qu'avec un certain degré de positivité, sous l'influence du réalisme, en particulier de l'ato- misme, ainsi qu'en témoignent la tradition des Naiyâyikas comme lécole de Démocrite. A l'inverse le principe de l'équivalence des contradictoires résulte d'un évolutionisme idéaliste commune Lie- tseu, à Asanga, comme à Leibniz ou à Hegel. Ces causes profondes qui assignent à l'etTort logique la portée de sou entreprise, ne doivent pas retenir .seules l'attention de lobsen^a- teur en la détournant des circonstances extérieures, plus ou moins favorables, souvent déterminantes, en fonction desquelles se développe cet efl'ort. Avant d'acquérir le goût de discuter pour discuter, on discute pour convaincre ou pour dissuader. Le plaidoyer juridique, le discours politique, prétendent à prouver ou à réfuter. Telle se présente la mentalité de tous les sophistes », 166 REVUE PHILOSOPHIQUE chinois, grecs ou hindous. Les croyants, tantôt apologistes, tantôt exégètes, éprouvent le besoin de coordonner leurs raisons de croire et de rattacher la foi actuelle à une foi antérieure double pro- cédé où se manifeste, dans le christianisme, le bouddhisme ou le taoïsme, l'œuvre anonyme des conciles, fondateurs du dogme et dénonciateurs de l'hérésie. Si différemment disposées que soient, à l'égard des questions dialectiques, les ambiances ititellectuelles créées par les explications symbolistes d'un Philon, par les révéla- tions apocalyptiques, par la narrative prédication des suttas pâlis, par le classicisme conformiste de la tradition confucéenne, l'esprit de secte se trahit toujours par le parti pris de trouver une idée nouvelle dans une doctrine ancienne ; cette tentative de raccorder ceci à cela met en relief les fonctions synthétiques de la pensée résultat presque général de la réflexion religieuse, confirmée par le positivisme épris d'analyse qui en tout lieu accompagne l'irréligion. Qu'est-ce à dire, sinon que les problèmes logiques, au lieu de se formuler a priori dans une raison pure, comme conditions préju- dicielles de toute vérité spéculative, ne se posent qu'en rapport avec les besoins théoriques d'une civihsation donnée, et ne se résolvent que par une application implicite des doctrines méta- physiques en cours? Leur forme correspond à ces besoins, leur matière reflète ces doctrines. La logique formelle n'est qu'un abstrait de la logique métaphysique, et cette dernière dérive, en son fond, de cette logique virtuelle où se traduisent avec ingénuité les démarches spontanées caractéristiques de l'esprit d'un peuple. Les lois logiques susceptibles de faire l'objet d'une recherche posi- tive, ne coïncident nullement avec ces prétendus principes de non- contradiction, de raison suffisante et autres, idéaux abstraits, solidaires des systèmes contingents qui les ont conçus ; elles con- sistent en ces corrélations qui imposent à quiconque adopte telle ou telle des épistémologies possibles, certains schèmes d'ordre ou de nécessité, c'est-à-dire d'intelligibilité. P. Masson-Oursel. Analyses et Comptes rendus I. — Sociologie. Gaston Richard La question sociale et le mouvement philoso- phique au X/X-^ siècle. — Paris, A. Colin, 1914, 1 vol. in-12,xn-363 p. Comment ceux des philosophes du xi.\ siècle qui ont envisagé la question sociale lont-ils posée et ont-ils tenté de la résoudre? Si l'on peut démontrer que leurs thèses sociologiques sont liées à leurs doc- trines et à leurs conceptions d'ensemble de lunivers, on en conclura que la philosophie comme telle pourrait avoir un rôle considérable dans la solution pratique de cette question, sinon un rôle directeur, à tout le moins un rôle critique. En bref, l'objet du livre de M. Richard est de faire cette démonstra- tion, et de tirer cette conclusion pratique. Ce que veut l'auteur, n'est donc pas moins que de nous présenter sous un aspect partiel, une solution du gros problème philosophique des rapports de la spécu- lation philosophique à l'action. Aussi, quelle que soit la valeur proprement historique du livre, si nombreux, si ingénieux et parfois si nouveaux que soient les aperçus sur l'histoire des doctrines de philosophie sociale, son intérêt prin- cipal est pour nous dans les vues personnelles de l'auteur et dans les jugements qu'il porte sur la valeur des doctrines. Quelle est dabord, au sujet de la question sociale, l'attitude géné- rale de la philosophie du xix siècle"? Par deux fois au xviii* et au XIX* siècle, l'on avait essayé de soumettre les phénomènes sociaux à une technique d'aspect scientifique, d'abord à l'économie politique, puis au socialisme scientifique; ces techniques devaient montrer que les phénomènes économiques et, plus généralement, les faits sociaux se déroulaient suivant des lois sur lesquelles la volonté humaine n'avait aucune action directe; il s'ensuivait que la question sociale n'était à aucun degré une question morale, dépendant des desseins bons ou mauvais des volontés individuelles, ou plutôt qu'il n'y avait pas de question sociale du tout, puisqu'il suffirait de laisser faire aux lois naturelles. Or, d'une façon unanime, les philosophes soutiennent et maintiennent l'action des facteurs proprement moraux, d'abord \ei 168 REVUE PHILOSOPIHÛUE c'est là une première division du livre contre les économistes, puis c'est la deuxième division contre le socialisme scientifique. D'une part les vues sociales de Fichte, de l'école traditionaliste française de Maistre, Donald, et Lamennais, de l'école positiviste Comte et John Sluart Mill manifestent une réaction contre l'individualisme de l'économie politique; d'autre part, les doctrines d'Herbert Spencer, de Renouvier, des néokantiens allemands sont dirigées fréquemment contre le socialisme, La philosophie s'attribue toujours le môme rôle, celui de présenter la question sociale à la conscience humaine, d'interdire à la hiérarchie sociale ainsi qu'à la puissance économique de l'éluder et au préjugé populaire de la trancher en imposant par la force une solution grossière et éphémère » p. \S. Ce qui distingue la philosophie sociale de cette époque, c'est quelle se réserve le droit d'apprécier les faits sociaux, c'est qu'elle ne consi- dère pas les maux dont souffrent les sociétés comme des conséquences de lois fatales, mais qu'elle y fait à la liberté humaine sa part; c'est aussi qu'elle a un certain idéal juridique qui reconnaît à la personna- lité humaine une vah-ur et une dignité particulières. C'est ainsi que Fichte est conduit de la philosophie pratique au problème du droit et du problème du droit à celui de la propriété qui, bien compris, con- tient la question sociale tout entière. » Son opuscule sur VEtat corn- 'tnercinl fermé considère la division du travail non pas à titre de fait purement économique, mais comme un consensus de volontés soli- daires, chaque classe comptant sur l'activité permanente des autres pour sa sécurité et son bien-être », et c'est pourquoi l'État doit pro- téger la classe des artisans en fermant le pays h toute concurrence étrangère. La concurrence n'est donc pas liée à la division du travail; elle est le résultat d'un état de guerre qui doit disparaître. C'est à sa suite que l'économiste List a critiqué le libre échange, et que Ferdinand Lassalle a réclamé pour les travailleurs la protection de l'État. On retrouve, dans une tout autre direction, la môme opposition à l'indi- vidualisme économique, chez les penseurs de l'école traditionaliste française, Joseph de Maistre, de Donald qui opposent à la notion du droit individuel un idéal d'unité réalisé par la subordination étroite des parties à l'ensemble. Le mal vient toujours de la division et de l'individualisme. L'école traditionaliste met en cause le principe de l'harmonie spontanée des intérêts et lui oppose la solidarité orga- nisée. Lamennais est. pour M. Richard, un authentique représentant du traditionalisme; il a découvert, bien avant le socialisme dit scien- tifique, la fameuse loi d'airain, dont il voit la cause dans l'égoïsme des possédants, et le remède non dans un simple déplacement des for- tunes, mais dans une réforme morale profonde qui doit propager l'esprit de solidarité et faire prédominer le devoir sur l'égoïsme. 11 a ' tenté de chercher à ces idées un fondement philosophique dans une œuvre de 1848, restée en partie inconnue, et à laquelle M. Richard fait une place importante De la Société inernière et de ses lois, ou de la ANALYSES. — gaston RICHARD. La sociale. 169 religion; il y expose cette doctrine de la solidarité, si en vogue il y a quelques années, et que l'on a tort de croire issue du positivisme. M. Richard consacre une longue étude au positivisme anglais John Stuart Mill et français Comte. C'est quelle doit l'amener à porter un jugement motivé et qui est loin d'être toujours favorable. C'est le positivisme qui nous a habitués à assimiler la méthode des sciences sociales aux sciences de la nature et qui a créé, par son influence, le conflit entre le socialisme scientifique et le socialisme utopique. Mais les deux positivismes anglais et français présentent de très sérieuses divergences dues à leur différence d'origine. Sans doute l'école de Bentham, d'où Mill est parti, cherche comme le Sainl-Simonisme, point de départ de Comte, à accentuer le mouvement révolutionnaire dans le sens de la démocratie sociale; mais Bentham reste toujours défiant de rintervention législative de l'État, tandis que les Saint- Simoniens travaillent à restaurer la confiance en l'autorité sociale. Aussi bien, ces divergences se révèlent d'une façon frappante dans la Correspondance entre Comte et Mill, Mill plaçant sa confiance dans l'énergie, le bon sens et la prévoyance des prolétaires eux-mêmes, » Comte aboutissant à une sociocratie où l'autorité joue le principal rôle. De ces deux penseurs, la sympathie de l'auteur va, sans conteste, à Mill. Sous le nom de sociologie se confondent, chez Comte, trois idées, l'idée d'une science de la société analogue aux sciences naturelles, l'idée dune élude du sujet collectif de la connaissance et de l'action qui doit remplacer psychologie et éthique, sorte de métaphysique du grand être, enfin l'idée d'nne nouvelle religion, une sociocratie apportant le remède aux maux causés par l'individualisme. Sur le sujet précis de la question sociale. Comte passe de la doctrine saint-simonienne qui résout cette question aux dépens de la propriété privée et de la classe capitaliste à la justification du rôle social de la classe riche; il ne reconnaît finalement d'autres garanties aux salariés que la bienveil- lance de la classe des propriétaires et l'appui du sacerdoce positiviste. Un socialisme, fondé sur l'idée des droits de l'homme, ne ferait à ses yeux que perpétuer l'anarchie intellectuelle. Au reste, le pivot de sa doctrine, c'est sa théorie de la personnalité; il a toujours fait de l'unité du moi une croyance théologique sans fondement. Pour M. Richard sa sociologie repose sur une morale et cette morale sur sa théorie de la personnalité. La position de Comte reste équivoque; le positivisme a produit d'une part l'école conservatrice de Le Play, d'autre part les doctri?i»^^ as Distiuguished by Ihe Ronction Method p. 181-208. — La méthode employée par l'auteur a consisté ANALYSES. — Studies in Psycholorjij. i'Z à présenter des mots à l'observateur et à prendre séparément des réactions au sens et à une image visuelle. L'étude fournit d'intéressants renseignements sur les phénomènes psychologiques qu'un mot peut évoquer et sur les divers types de sens qui peuvent se manifester; Tauteur énumère sept de ces types, que ses expériences lui ont permis de constater, et il suppose qu'il en existe d'autres encore l'excitant peut apparaître comme familier, comme connu, etc. Kabl m. Dallenbach Blindfold Che^s; The Single Game p. 2U-230. — L'auteur décrit les phénomènes psychologiques qu'il a éprouvés en jouant aux échecs les yeux bandés. Il distingue divers moments la période qui précède le jeu, le commencement, le milieu et la fin du jeu; les phénomènes constatés diffèrent plus ou moins selon les moments considérés. Ces phénomènes ont consisté en images visuelles, en images et sensations kinesthésiques, en images verbales motrices et auditivo-motrices, en attitudes » et en sentiments. Chiustian a. Rlckmicii Visual Rhijlhm ,p. 231-254}.— Les expériences ont été faites avec des éclats de lumière successifs ne présentant que des dilîérences de ton. Les résultats obtenus confirment, suivant l'auteur, la docti-ine d'après laquelle un rythme visuel est possible. Ils prouvent, en outre, qu'une sensation de rythme peut se produire alors que les excitants visuels ne dilTèrent que qualitativement. L'inter- vention de facteurs kinesthésiques a été d'ailleurs constatée de façon très nette dans les expériences considérées; néanmoins, l'auteur ne reconnaît, en somme, à ces facteurs qu'un rôle accessoire dans la ormation du rythme visuel tel qu'il s'est manifesté dans ses expériences. LUCY D. BoRiNG AND Edwin G. BoRiNG Temporal Judgments afler Sli'?f> p. 25o-279. — Les observations ont été faites par quatre per- sonnes. L'observateur était réveillé feutre minuit un quart et quatre heures trois quarts du matin et notait son estimation de l'heure, les motifs de son jugement, puis l'heure réelle. Les auteurs concluent que les jugements n'ont pas été émis au hasard. Les divers motifs, qui ont joué un rôle variable selon les observateurs, ont été principalement des sensations relatives aux fonctions d'excrétion, des sensations se rapportant à la digestion, des sensations traduisant l'état général de l'organisme degré de fatigue, d'inertie, de somnolence, etc. ,1e degré de clarté des idées, des souvenirs des événements ayant précédé le sommeil. Les sensations causées par l'état général de l'organisme on t constitué le motif le plus fréquent et le plus utile. C. E. Ferrée and Gertrude Rand The Selectiveness of Ihe Achromatic Response of the thje lo Wave-Length and ils Change xçith Change of Intensity of Light p. 280-307. — Les résultats de cette étude sont présentés par les auteurs comme simplement préliminaires et destinés à illustrer quelques-unes des méthodes par lesquelles on peut étudier d74 REVUE PHILOSOPHIQUE le caractère électif de la réponse de l'œil à la longueur d'onde et sa variation avec la variation de l'intensité. Le principal de ces résultats est que lorsqu'on passe de grandes intensités à des intensités faibles, la région du changement le plus rapide sensation d'obscurcissement semble passer d'une région des courtes longueurs d'onde avec de grandes intensités, en traversant le milieu du spectre avec les inten- sités intermédiaires, aux grandes longueurs d'onde avec des intensités faibles. Les autres études contenues dans le volume ont les titres suivants E. C. Sanford A Letter to Dr. Titchener. W. B. PiLLSBURY Principles of Explanation in Psychology. Charles Gray Shaw The Content of Religion and Psychological Analysis. Robert II. Gault The Sens of Social Unity A Prohlem in Social Psychology. A. S. Edwards The Distribution of Time in Learning Small Amounts of Material. JOSEPHINE N. CuRTis Tactual Discrimination and Susceptibility to the Uïdler-Lyer Illusion, tested by the Method of single Stimulation. Enfin, on trouvera à la fin du volume une bibliographie des travaux publiés par Titchener. B. Bourdon. Revue des Périodiques Y. Delage et COLLABORATEURS L'Année biologique [XX' année , 1915, 500 p., Paris, Lhomme, 1917. Ce XX volume est construit sur le même plan que les précédents cent cinquante pages environ sont consacrées aux études sur la cellule et la genèse; la physiologie générale couvre une centaine de pages; autant, les questions d'hérédité et d'adaptation. Les cent dernières sont réservées au système nerveux el aux fonctions mentales. Tel qu'il se présente, ce recueil n'intéresse que par certains côtés le philosophe et le psychologue mais les chapitres otj il leur est à profit contiennent une documentation rare à trouver sous cette forme, et dont ils ont souvent besoin pour orienter et nourrir leurs recherches personnelles, avant de s'aventurer dans des considéra- tions d'ensemble sur les faits ou dans des conclusions générales sur les différentes hypothèses proposées pour les expliquer. On n'est plus au temps où il suffisait, pour avoir raison, de bien raisonner et d'exac- tement déduire. A ce point de vue, un recueil comme L'Année biologique vaut par sa façon d'analyser les travaux à faire connaître elle s'attache moins à l'appréciation personnelle qu'à la présentation exacte des documents on les reçoit ainsi de première main, sans qu'ils soient modifiés ou repensés à travers la conception personnelle de celui qui nous les analyse méthode précieuse pour un lecteur qui préfère voir les faits tels qu'ils sont, au lieu de les apercevoir sous l'angle d'une théorie qui souvent les déforme. Combien nous éviterions de flottements dans la pensée si nous procédions toujours ainsi. Les recueils de ce genre sont des instruments de travail où il faut savoir choisir. Pour prendre un exemple, comment se désintéresser, dans un exposé sur la vie et l'hérédité, des recherches de Budden- brock à propos de la théorie des tropismes de J. Loeb, et des conclusions qu'il tire de ses observations? e On peut parfaitement tenter de reconnaître comme justes des explications purement phy- sico-chimiques, tant qu'il s'agit du fonctionnement d'un organe isolé, du muscle, par exemple; mais les procédés perdent leur valeur dès qu'il s'agit du fonctionnement d'ensemble d'un organisme ou de ivers organes entre eux. Dans ces cas, on se trouve invariablement 176 REVUE PHILOSOPHIQUE en présence des phénomènes d'adaptation et du principe de la fina- lité que n'arrivent pas à expliquer les théories physico-chimiques. Parmi les phénomènes d'orientation forcée rangés avec les tropismes, un seul répond en réalité aux exigences de la théorie physico- chimique de Loeb c'est le galvanotropisme. Or le galvano tropisme n'est autre chose qu'un phénomène purement artificiel, jamais réalisé en dehors du laboratoire et qui ne réclame par conséquent pas d'explication de sa finalité. C'est en concluant par analogie à une nature semblable pour les autres mouvements d'orientation forcée, qu'on est arrivé à la théorie physico-chimique des tropismes, qui néglige absolument l'essence adaptative de ces phénomènes. » [A. p. 231. La conclusion est large on la peut discuter; quelques pages plus loin, le travail de J. Loeb sur l'identité de l'hélio- tropisme chez les animaux et les plantes, fournira des éléments pour cette discussion. Autant à dire de l'examen serré auquel se livre R. G. Punnett, du rôle du mimétisme dans la sélection naturelle {Id., p. 340. Pour le psychologue, la partie intéressante est surtout au ch. xix, divisé en deux parties représentant en quelque sorte l'extérieur et l'introspection du système nerveux, sa face physiologique et la psycho- logique. Les quelques cent pages de ce chapitre forment une vue d'ensemble très documentée sur les travaux de physiologie psycho- logique en 1915. Cette XX" Année biologique s'ouvre par une longue revue générale de M. Mendelssohn sur les réflexes et leur physiologie. Là encore, on s'aperçoit qu'il est souvent nécessaire de passer nos anciennes idées au creuset des faits nouvellement observés signalons surtout la théorie de Sherrington et les pages consacrées aux réflexes de flexion et d'extension, aux réflexes rythmiques, etc., préface ou écho des réflexes qui servent dans la marche tout cela porte sur l'origine de nos mouvements volontaires une bien faible clarté, mais qui mérite attention. D"- Jean Philippe. Le propriélaire-Qcrant Fkhx Alcan. Coulommiors. — Imp. Paul BRODARD. Des rapports de la mémoire et de la métaphysique Il semble qu'en général on s'attache avec ardeur à défendre ou à réfuter les principales données de la métaphysique sans avoir peut-être suffisamment cherché tout d'abord, dans notre orga- nisme même et, notamment, dans la mémoire, la source de leur formation. Je considère ici simplement la mémoire comme un fait donné par l'observation, une des facultés de l'espèce humaine suffisam- ment civilisée, agent de la vie humaine et l'ayant en partie organisée. Je ne cherche à préciser ni sa genèse évolutive dans l'homme, ni son mode de fonctionnement au point de vue biolo- gique. Ce sont là problèmes d'une complexité et d'une obscurité telles qu'ils n'ont pu jusqu'ici être complètement éclaircis. De même je laisse de côté ce qui concerne ce qu'on appelle la mémoire inconsciente et qui joue un rôle essentiel dans notre existence. Instrument d'action tout d'abord, il est possible que la mémoire ne soit devenue qu'indirectement et par contre-coup instrument d'imagination. Dans ces conditions, la métaphysique serait sortie de l'exercice d'une faculté qui n'était pas née pour l'engendrer, et qui était résultée de visées toutes différentes mais c'est là une hypothèse qu'il faut vérifier par l'observation des faits. Enfermons-nous, pour le moment, dans la constatation du mode de fonctionnement pratique de la mémoire et recherchons quelles conséquences mentales doivent, logiquement, naître de ce fonc- TOME LXXXV. — MAR-AVRIL. — 1918. 12 178 REVUE PHILOSOPHIQUE tionnement dans un être doué de mémoire au point et dans les conditions où l'homme suffisamment policé en est pourvu. II Une première observation s'impose à nos réflexions à savoir, que toute perception consciente est un fait de mémoire; en effet, ce qui, perçu par nos sens, devient conscient est déjà, au moment où il devient conscient, du passé, puisque la transmission du con- tact de l'objet perçu par nos sens jusqu'à notre organe central de perception consciente n'est pas instantanée une parcelle, si minime soit-elle, de temps sépare les deux phénomènes. Au fond, nous ne vivons consciemment que du passé, d'un passé plus ou moins ancien. Le cerveau semble filtrer nos perceptions, en laisser perdre une quantité considérable, en conserver certaines autres avec des degrés divers d'intensité, qui sont toutes des sou- venirs. Un autre fait d'observation est que nos organes de perception et, par suite, de mémoire, nous révèlent un monde extérieur tout autre souvent qu'il n'est en réalité lorsqu'il est constaté par des instruments différents de notre système nerveux, et qui enregis- trent des phénomènes qui nous échappent totalement ou dans cer- taines de leurs parties nous entendons des sons déterminés là où il y a des vibrations séparées qui, suivant leur fréquence, tantôt sont perçues par nous isolément, tantôt se confondent en ce que nous appelons sons ralentissons suffisamment n'importe quel son, nous entendrons des vibrations séparées, et, réciproquement, si nous l'accélérons. Il en serait de même de la lumière, si nous possédions les instruments nécessaires. Un homme qui n'aurait jamais vu une roue de voiture arrêtée ou dans un mouvement lent, mais toujours tournant rapidement, soutiendrait qu'elle est pleine et n'a pas de vide. Le toucher, la vision sont remplies de révéla- tions erronées ; quant au goût et à l'odorat, leurs perceptions sont grossières et ne révèlent rien d'essentiel. Au fond, nous percevons la matière souvent tout autre qu'elle n'est, et arrangée pour notre usage, ou plutôt nous en faisons d'abord usage telle que nous la percevons fréquemment il a fallu une observation prolongée, à E. DEICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 179 laide d'instruments spéciaux, pour nous détromper et rectifier notre notion, et par suite notre pratique. Mais, le plus souvent, le langage était fixé et a survécu à la rec- tification. Il suffisait tel quel au rôle utilitaire qu'il joue dans le fonctionnement de la mémoire et qui est resté son rôle principal mais il subsiste comme le miroir fidèle de nos erreurs de perception de la réalité extérieure, même quand nous avons constaté ces erreurs ainsi le son, la lumière, le ciel, etc. Ce qui prouve bien le caractère utilitaire de la mémoire elle- même, c'est que les perceptions qu'elle enregistre, conformes ou non à la réalité des phénomènes, ne sont pas proportionnelles comme intensité à l'intensité de la perception elle-même, mais proportionnelles à l'intérêt, qu'à tort ou à raison, l'être qui perçoit lui prête; Vintérêt ici ne signifie pas seulement considération de défense ou d'attaque ce qui a été probablement à l'origine, mais considération de plaisir ou de souffrance. C'est ainsi que les per- ceptions visuelles d'objets éloignés ou moins lumineux peuvent être conservées plus vives que celles des mêmes objets plus rapprochés ou plus éclairés. Cela dépendra des circonstances. A égale distance, une impression plus forte en quantité ne subsistera pas nécessairement autant qu'une plus faible, etc. Autrement dit, les conditions extérieures ne déterminent pas seules la durabilité ou l'intensité du souvenir. Il s'y joint un élément subjectif souvent ' désigné sous le nom d'attention, qui règle limpressionnabilité et la force de conservation de ce que nous appelons notre mémoire. Les causes de l'attention sont, dans le détail, difficiles à déterminer il semble qu'elle ait pour but de créer un état d'économie de force vive pour l'être vivant, par l'emploi judicieux qu'il fait du contact avec le milieu extérieur. C'est pour éviter le ! commencement indéfini d'expériences sur la matière que l'être vivant doit se rappeler ses sensations passées ^ — ce que ne fait pas l'objet brut qui recommence indéfiniment l'expérience au risque de se détruire un corps qui se brûle, qui tombe, etc., et qui ne fait rien pour ne pas se brûler, tomber, etc. Autrement dit, l'être dépourvu de mémoire est un fragment d'univers sans interruption 1. Cf. les observations judicieuses de M. Pierre Janet dans sa Notice sur Fùiiillée. 180 HEVUE PHILOSOPHIQUE d'homogénéité l'être pourvu de mémoire est un petit univers à lui seul qui incorpore dans son économie individuelle consciente, par l'assimilation qu'il lui fait subir au moyen du souvenir, ce qui lui paraît utile du monde extérieur, soit pour s'en servir, soit pour s'en défendre. En dehors de son économie consciente, il participera l'univers comme le reste des objets ou des êtres par son économie consciente, il s'en différencie. Par là même il constitue un groupe d'atomes rattachés entre eux par un lien conscient tout ce qui est en dehors de ce lien conscient est pour le groupe considéré un non-moi. Ce non-moi., il le perçoit sous forme d'images distinctes du moi. La distinction des images est la caractéristique même de la mémoire, comparée, par exemple, à la nutrition qui n'individualise rien. La mémoire, elle, agit comme par des prises successives sur la matière et en saisi t l'évolution continue par une série d'impressions, comme par le mouvement d'une roue dentée dont chaque dent frapperait un coup séparé. Ces impressions séparées sont la base de tout notre sys- tème intellectuel. Elles substituent l'interrompu ou le différencié au continu qui est le propre de la nature et de ses phénomènes. Tout d'abord elles entraînent, par leur diversité même, l'idée d'individualisation. La différenciation ne pourrait pas naître dans l'homogénéité. A mesure que celle-ci disparait devant les percep- tions des sens, la différenciation naît^, s'incruste dans la mémoire probablement par suite des nécessités vitales et engendre la notion d'objets, d'individus, d'êtres distincts. Parmi ces individus ou êtres, il en est un qui offre des carac- tères particuliers. C'est celui dont les confins limitent notre sys- tème nerveux, autrement dit le groupe de molécules dont les sen- sations correspondent avec un organe central qui les différencie par la simultanéité d'autres sensations perçues directement, ou rappelées par la inémoire d'avec d'autres groupes de molécules. Ainsi si je touche un objet, la différenciation que je fais de cet objet d'avec un ensemble particulier de molécules provient Je ce qu'un autre organe, la vue, par exemple, m'indique la séparai ion 1. Il a probablement fallu des milliers de siècles pour perfectionner celle faculté de difTerencialion des images par la mémoire, dilTorenciation qui a été à la fois la source et le résultat du langage. Encore aujourd'hui, le principal effort de l'éducation des enfants consiste on ce travail de discrimination. E. DEICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 181 des deux groupes, ou que la mémoire me fournit la sensation du con- tact de cetobjet que j'ai appris à distinguer comme un objet étranger. Il faut une longue éducation à l'enfant pour discerner le monde extérieur de son propre organisme. Le mal qu'il se fait en s'y heurtant constitue une partie de cette éducation. Supposons l'éducation faite. Le monde perceptible se divise dès lor- en deux domaines celui du non-moi, celui du jnoi. Ce dernier, une fois devenu un concept reçoit forcément certains attributs, qui en font ce que nous appelons conscience, et qui n'est qu'un résultat de la mémoire d'abord celui de la persistance, qui, au fond, ne s'applique qu'aux faits du souvenir car tout le reste de l'organisme fuit et disparaît continuellement en se renou- velant, de sorte qu'au bout d'un certain temps il ne doit rien rester des éléments matériels du moi qui existait au début de ce certain temps. Le moi n'est constitué que par des phénomènes passés dont la trace est restée empreinte sur des éléments nouveaux il en est comme d'un reflet qui serait permanent sur une eau toujours fuyante et toujours remplacée et c'est ce reflet de choses disparues qui nous apparaît comme notre propre personnalité. Nous transfor- mons le concept de personnalité toujours retrouvée et toujours en apparence subsistante, en un concept de substance qui n'a, au fond, aucune réalité puisque nous ne connaissons, sauf le moi, reconstitué par la mémoire, rien de stable dans des éléments fixes et inaltérés. Ceux du moi sont le résultat d'une mémoire sin- gulièrement perfectionnée chez l'homme par certaines circon- stances, qui a retenu les éléments du moi, — comme une mélodie entendue revit en nous par le souvenir, bien qu'il n'en reste plus aucun élément réel. Si le non-moi avait toujours été ou indifférent au moi en ce qui concerne les moyens d'existence de celui-ci, ou hostile du fait exclusif de choses brutes ou d'êtres inférieurs comme capacités intellectuelles, il est probable que la mémoire ne se serait pas déve- loppée chez l'homme comme elle l'a fait progressivement et, peut- être, rapidement. Une fois assurés les moyens d'existence, à l'aide ou en dépit des choses ou des êtres extérieurs, la mémoire se serait vraisemblablement figée comme elle l'est sous forme d'instinct chez certains animaux. Ce qui a dû développer la mémoire chez l'homme, c'est qu'il a eu pour ennemis non seulement des animaux 182 REVUE PHILOSOPHIQUE d'organisation supérieure, mais l'homme lui-même. La nécessité de la lutte entre représentants de la même espèce et de même lon- gévité moyenne individuelle ce qui, en général, n'est pas le fait des animaux, n'a probablement été possible chez l'homme que par l'inégalité que créait la faculté de fabriquer des armes dans des conditions plus ou moins avantageuses. — Cette nécessité a beaucoup agrandi la mémoire des mieux doués. Le vrai moyen d'assurer la victoire et ensuite la jouissance pacifique relative a été de prévoir. Or, pour prévoir, le souvenir de toutes les combinaisons qui ont été et pourront être tentées par l'adversaire est l'arme la plus sûre, ainsi que le souvenir des moyens par lesquels ces com- binaisons ont pu être déjouées, donc pourraient l'être si elles se renouvelaient quand ces moyens hostiles sont le fait d'un groupe aussi élevé intellectuellement que celui qui est assailli, les deux groupes adversaires tirent par la mémoire de puissants moyens d'action de leur observation réciproque. — De l'observation emmagasinée par la mémoire naît l'habitude, suggérée par la nécessité défensive ou agressive, de concevoir un vaste enchaînement de faits consécutifs les uns aux autres, qui apparaîtront plus tard comme causes et effets, suivant un ordre constant. C'est la conservation de la vie du moi qui apparaît ici, comme dans toute l'échelle des êtres, l'origine et le mobile de l'organisation intellectuelle, mais avec une complexité, quand il s'agit de l'homme^ hors de proportion avec celle qu'exige une société animale non soumise aux mêmes conditions extérieures. On aperçoit par là comment la mémoire nécessaire à assurer la vie peut devenir la base des idées générales. Elle constitue un répertoire d'enchaînements de notions qui s'emmagasinent comme des faits acquis dans le cerveau, et passent ensuite, soit héréditai- rement^, soit par l'éducation, dans les descendants. 1. II est possible que le hasard ait joué historiquement un rôle dans la sélec- tion des perceptions confiées à la mémoire, et que seuls aient survécu les êtres non suffisamment armés d'ailleurs, qui gardaient certaines perceptions en négligeant les autres. Le retour constant des mêmes perceptions dû à la sim- plicité de l'existence primitive et la nécessité, faute de documents écrits, de les recueillir sous forme de tradition, a pu développer le fonctionnement de la mémoire chez certains êtres bien pourvus cérébralement; et, réciproquement, le développement de la mémoire a pu amplifier chez eux les lobes cérébraux. La longueur de la vie individuelle est nécessaire pour ces transformations, d'où sort un développement progressif. Elle n'existe pas chez les êtres à vie courte, les insectes par exemple, où la mémoire s'immobilise en instinct. E. DEICHTHAL. MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 183 La formation de ces idées générales est procurée par la con- science de l'individu s'opposant au non-moi. L'individu se sent moi parce qu'il se souvient. Le je pense, donc je suis », devrait être Je me souviens, donc je suis ». — Appelons simplement corps d'un être vivant le groupe d'atomes qui perçoit l'existence d'un lien existant entre eux et qui par là même se différencie du reste de l'univers extérieur; con- science, la faculté qui appartient à ce groupe d'atomes de se sentir un être distinct dans les limites de ce qu'on appelle son corps. Par la mémoire et parce qu'il a conscience du groupe distinct que forment ses propres atomes reliés par la mémoire, l'être armé de cette faculté transporte celte même notion au reste de ce qui tombe sous ses sens et ne participe pas de sa conscience propre. Toutes les personnalités ou même les objets qu'il aperçoit dans le monde sont le résultat réflexe de la perception de sa propre person- nalité. C'est une sorte d'anthropomorphisme appliqué à la nature, par similitude. Souvent même l'homme, soit par l'entraînement de sa conscience interne transportée à l'extérieur de lui-même, soit par soumission à ses sensations directes sur lesquelles il ne raisonne pas tout d'abord, établit en quelque sorte au hasard les limites des person- nalités, ou des objets qui agissent sur hii. Tantôt il les confine beaucoup trop, tantôt il les étend à l'excès, selon les hasards de son observation, suivant les accidents extérieurs de la forme ou de la couleur, suivant les habitudes héréditaires de ses organes qui se sont attachés avant tout à distinguer les êtres ou les objets entre eux pour les facilités de la vie pratique, ou de l'analyse plus ou moins scientifique, sans rechercher les bases réelles et légitimes delà distinction. Au fond, presque toutes nos désignations d'objets ou de parties d'objets, d'êtres ou de parties d'êtres, sont absolument superficielles et presque enfantines. A mesure que la science progresse, elle pourrait rectifier ces désignations, réunir ce qui a été séparé, ou distinguer ce qui a été confondu; elle le fait quel- quefois, mais la plupart du temps, le chaos que la réforme appor- terait dans la nomenclature serait si long à débrouiller pour les esprits des hommes accoutumés aux anciennes catégories qui sont devenues la base du langage courant, que la science respecte celles-ci dans l'usage commun, il s'en sert tant bien que mal, en 184 REVUE PHILOSOPHIQUE protestant sourdement contre les difficultés et les manques de clarté dont elles sont la source. Grâce à un usage traditionnel qui est devenu un pli d'esprit indélébile, nous voyons souvent des êtres là où il n'y a que des semblants d'êtres un nuage, un flot, etc., car, dans ce cas, la différenciation provient seulement d'une différence extérieure de forme, de couleur, et notre langage tout entier est fait de ces catégories artificielles, créées dans de vastes groupements d'atomes ou de colonies d'atomes^. III Quelles que soient ces erreurs de coordination, de groupement ou de dénomination des objets ou des êtres, l'esprit humain en tire la faculté de raisonnement. Celui-ci est le fruit direct de la conscience et de la mémoire il peut même servir de critérium pour établir par l'observation où commence et où finit la conscience dans l'échelle des êtres autrement dit, le point où a mémoire commence à faire, d'un assemblage mécanique d'atomes, un être. Je crois qu'on pourrait en tous cas tracer une ligne théorique de démarcation, au-dessus de laquelle tous les groupes d'atomes seraient considérés comme pourvus de mémoire, fût-elle rudimentaire, et au-dessous de laquelle l'existence de la mémoire serait au moins douteuse. A ce point de vue, on peut dire que le don de la mémoire se traduit par ce que l'on appelle le don de raisonnement; fût-il absolument rudimentaire, en effet, le raisonnement suppose la mémoire^ et en est l'attestation, car il n'existe que par la comparaison d'au moins deux objets dont la 1. Le Dantec a des observations ingénieuses sur l'influence qu'a le caractère solide, liquide ou gazeux des corps pour nous engager à les personnifier en objets distincts. Les solides sont les plus aisément personnifiés, moins, les liquides, et encore moins les gazeux. C'est une question d'organes des sens le toucher seul nous révèle la torme et crée l'individualité. La Lutte universelle, passini. Cf. H. Bergson, L'Évolution créatrice, p. 166. 2. La certitude^ avait déjà dit Descartes fte Loisy, La Religion, p. 45. 2. Les nécessités du gouvernement et de la défense des groupes humains ont contrilué à mettre en relief les qualités de combinaison et de prévision de certains individus devenus des chefs, et ces qualités des chefs ont été transmises aux divinités. » Loisy, La Religion, p. 105. E. D'EICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 189 rieures mythologie antique. A la grandeur de la conscience supposée toujours s'accroissant, mais divisée entre plusieurs êtres di vins se joint progressivement, nous allons le montrer, l'idée de l'unité de cause qui résulte pour ainsi dire mécaniquement de l'idée d'enchaînement des phénomènes qui ont pour source le travail de conservation de la mémoire. Ces deux courants abou- tissent logiquement à l'idée d'un être unique à conscience infinie et cause de tout*. Toutes les religions ont leurs racines dans celte amplification, par l'imagination, de facultés purement humaines, amplification dans laquelle l'analogie a constamment guidé Thumanité, observa- trice de son propre être intellectuel elle l'a transformé en être infini sans changer la nature de ses facultés. — Dans la réalité, le flux des phénomènes est un tout continu, homogène sans interruption. C'est notre observation, nécessaire- ment passagère, puisqu'elle ne peut se fixer que momentanément sur une certaine portion des phénomènes, qui y introduit la discon- tinuité. Cette discontinuité transforme la trame continue en chaîne de phénomènes séparés qui semblent se nécessiter l'un l'autre quand ils se suivent constamment quand nous avons constaté qu'un phénomène a été suivi un nombre suffisant de fois par un autre phénomène, sans intervention de condition nouvelle per- ceptible à nos sens, nous considérons, souvent à tort, le précédent comme cause el le conséquent comme elTet. Au fond, nous faisons une simple hypothèse qui peut être fausse de deux façons 1° parce que nous considérons comme deux phénomènes les deux parties d'un môme phénomène par exemple, le jour el la nuit; 2° parce que la constatation d'un retour régulier pourrait toujours être démentie par l'événement . Dans l'éternel devenir, constaté par notre mémoire, nous transformons le post hoc en propter hoc, ce qui est, en somme, la simple constatation d'une série à retours constants dans ses termes, retour dont nous jugeons l'enregistre- ment suffisamment prolongé pour nous donner une quasi-certi- tude, d'où nous lirons l'idée d'une loi'. 1. C'est un raisonnement instinctif qu'en vain voudrait combattre le raison- nement abstrait d'un Spinoza concluant que • ni dans sa façon d'exister, ni dans sa façon d'agir, la nature n'a de principe d'où elle parte, ni de but auquel elle tende ». 2. Les hypothèses résultant d'un enregistrement par la mémoire sont défini- 190 REVUE PHILOSOPHIQUE Ayant l'idée de la causalité, nous ne nous contentons plus d'observer le comment des choses nous poursuivons le pourquoi, et nous le poursuivons à l'indéfini en remontant d'effet en cause. Nous étendons à l'univers entier l'idée de causalité et d'effets. Une conception de l'infinité de l'univers nous forcerait à remonter, sans jamais nous arrêter, vers une cause qui fuirait toujours l'idée même de cause s'y oppose, car une cause qui en aurait toujours une autre pour source, n'en est plus une pour l'imagi- nation. Celle-ci s'arrête forcément à un moment de son explo- ration et conçoit une cause primordiale au delà de laquelle elle refuse de remonter. C'est évidemment une infraction à l'idée de causalité, mais c'est une infraction d'accord avec le champ fini des facultés humaines et, notamment, de la mémoire. L'homme par l'idée de cause aussi bien que par le sentiment de sa conscience, est arrivé à la conception d'une cause unique et universelle il l'a appelée Dieu. C'est dire combien cette conception est fragile au point de vue purement rationnel, puisque reposant sur l'idée de causalité qui est elle-même une hypothèse, un postulat, elle en partage la précarité. — Elle se heurte à une autre difficulté quand elle aboutit à l'assi- milation de Dieu à un être infini conscient. L'observation de notre propre conscience nous a révélé qu'elle n'existe que parla conser- vation d'impressions du non-moi sur le groupe particulier qui constitue le moi. Comment supposer un moi infini qui reçoive les contacts d'autres éléments, puisqu'il est lui-même infini, et comprend, par conséquent, tout dans sa propre substance? Il y a là une impossibiUté logique dans la définition même elle n'a pas arrêté les hommes dans leur conception d'une Providence suprême infinie et consciente. tivemenl cristallisées dans la science écrite qui les conserve elles ajoute l'une à l'autre en les rendant toujours présentes à l'esprit humain, lequel remplace dans un nombre immense de cas le travail de la mémoire par celui des yeux. On ne saurait exagérer l'aide qu'ont apportée à la mémoire l'écriture d'abord, puis l'imprimerie, enfin la vulgarisation des livres et du papier; ils ont constitué comme une mémoire retirée aux cerveaux individuels et matérialisée en mémoire collective toujours prête à fournir des renseignements. Mais ces renseignements sont toujours approximatifs comme ceux de l'expé- rience même la plus récente, puisque forcément les conditions, ne fût-ce que le jour, l'heure, ou la seconde, ne se retrouvent plus identiques. L'observateur juge par hypothèse telle variation sans influence sur le phénomène et la déclare négligeable, mais elle n'en existe pas moins. E. D'EICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 191 — La même précarité logique qui atteint l'idée d'un Dieu infini conscient, atteint la théorie des causes finales », lorsqu'elle implique un règlement antérieur des phénomènes du cosmos par une finalité prévoyante. L'omniscience, lomniprévoyance d'un être supérieur ne peuvent guère subsister en même temps que la liberté de détermination des êtres particuliers, que chacun d'eux définit son libre arbitre et dont il trouve en lui-même le sentiment profond — et l'on sait les eftbrts extraordinaires et d'ailleurs infructueux que l'esprit humain a tentés pour concilier deux termes inconciliables. La mémoire joue-t-elle un rôle, et quel est ce rôle, dans le sentiment du libre arbitre? Avoir conscience du libre arbitre, dit Stuart Mill dans sa Philosophie d'Haniilton, signifie d'avoir conscience d'avoir pu, avant d'avoir choisi, choisir autrement. » Le choix se présente dans des conditions singulières. Je pars d'un état connu qui m'apparaît le présent, et il s'agit de passer de cet état présent à l'un ou l'autre de plusieurs états inconnus qui n'existent pas, puisqu'ils n'existeront que lorsque je les aurai réalisés je ne puis donc com- parer le présent avec cet ou ces étals futurs sur lesquels je suis censé hésiter; je ne puis comparer le présent qu'avec des états passés qui ont été réalisés et qui vivent dans mon souvenir, ou qui me sont indiqués par des autorités autres que moi-même. Au fond, ce que j'oppose au présent pour savoir si et comment j'agirai, c'est non le futur, mais le passé si je n'avais pas de passé qui subsiste dans ma conscience je n'agirais pas par ma propre initiative; — et c'est ce qui arrive aux tout jeunes enfants chez qui la mémoire n'a pas encore eu à jouer, ou aux êtres restés faibles d'intelligence. Mais rien ne peut m'assurer que Tétat que je songe à réaliser sera la reproduction exacte d'un passé connu, d'abord parce que celui-ci est un souvenir, donc vague et indécis sur certains points, et ensuite parce que je sais par la mémoire que je ne suis pas seul à créer le futur, et que d'autres causes et d'autres êtres peuvent ou doivent influer sur lui, ou en tous cas modifier le miUeu, c'est-à-dire les rapports des états entre eux. J'ai beau peser le pour él le contre il y a toujours de l'incertain dans l'un comme dans l'autre, et ne fût-ce que par l'impossibilité de recréer le moment passé auquel se réfère le souveûir — ce qui entraîne au moins une variation — je ne pourrai éviter un grain d'inconnu 192 REVUE PHILOSOPHIQUE dans ma décision; celle-ci aura toujours un certain caractère d'arbitraire ou d'aléatoire, qui me donne l'impression qu'elle aurait pu raisonnablement être autre, donc que j'aurais été libre d'agir autrement que je n'ai fait, donc que mon action n'était pas déter- minée d'avance ^ Que ma conclusion soit réelle ou non, peu importe, pour le point de vue où je me place du moment que je différencie par la mémoire des états différents de mon être et que je les vois par la pensée se succédant sans que j'aie pu déterminer avec précision les causes qui les ont fait se succéder, j'en conclus nécessairement ma liberté. Le sentiment de celle-ci résulte pour moi d'une indétermi- nation relative des motifs successifs dans ma mémoire. Au fond, l'homme est décidé par un souvenir de mieux-être qu'il oppose à une constatation présente. Il ne peut même pas agir autrement entre deux mobiles il choisit toujours celui qui, par la pensée, le rapproche d'un état de plus grande satisfaction mais ce qui varie à l'infini, c'est la définition qu'il se donne à lui-même de la satis- faction ou de la non satisfaction. Elle dépend d'une multitude d'éléments, de contagions, d'idées et d'exemples, de sympathie pour d'autres êtres, de traditions enfoncées dans son imagination. Il se fait là un engrenage dont il est inconscient, et qui se traduit par une notion du mieux ou du moins bien-être qui peut, à- un moment donné, être très éloignée de celle qu'il a eue à une autre époque. D'où très grande incertitude dans le choix, et, par suite, dans l'action. Et de là vient que la ligne de conduite d'un homme ne peut jamais être prévue entièrement et infailliblement par per- sonne, même par lui-même, en se rapportant à une période anté- rieure de son existence c'est que dans l'intervalle un idéal de mieux-être qui est fourni par des souvenirs peut avoir été plus ou moins modifié par toutes sortes de circonstances qui se sont gra- vées dans sa mémoire, et ont remplacé ou modifié d'anciennes images. On aperçoit, si l'on admet ces données, l'importance capitale qu'ont, au point de vue delà décision, le milieu, et, par conséquent, 1. Au fond, Descartes entendait la liberté à peu près ainsi Si je connais- sais toujours clairement, écrit-il, ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire . 4° med., I, 303, cité par Liard, op. cil., p. 243. D'EICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 193 réducation, l'exemple, la contagion des contacts sociaux qui chacun fournissent et consolident dans la mémoire des impressions d'où naissent les actes, par préférence pour celles qui seront une représentation du mieux-étre, et par répugnance contre celles qui représenteront un moins bien-être. Il est probable que Thomme isolé suivrait à ce point de vue une voie à peu près uniforme. Il n'aurait qu'un petit nombre d'expériences personnelles pour modi- fier ses impressions premières. Il tournerait dans un cercle de décisions nouvelles très restreint, et aurait à peine l'idée de sa liberté, précisément parce qu'il choisirait peu, retombant toujours dans les mômes choix qui seraient guidés par l'unique souci d'éviter une souffrance déjà ressentie et de rechercher une jouis- sance déjà goûtée, comme de se défendre contre une bêle féroce, ou de manger une proie ou un fruit dont la sensation savoureuse lui est demeurée comme souvenir. C'est le mélange social et le contact d'autres êtres pareils à lui qui compliquent ses sensations, par suite ses souvenirs, et font de sa mémoire un guide indispen- sable mais beaucoup moins simple dans ses suggestions. Son mieux-être personnel s'enchevêtre de toutes sortes d influences qui lui ôtenlde son caractère uniforme et presque invariable. Il dépend, pour son propre mieux-être, de nombreux mieux-être d'autrui. L'union sexuelle, la paternité, les rapports de sympathie avec ses semblables, les liens dans lesquels il se conçoit avec l'univers, rattachent étroitement son existence à celle de beaucoup de vivants ou d'objets et augmentent ou diminuent ses jouissances ou ses souffrances par des réactions altruistes, directes ou indirectes. Directes, ce sont celles qui influent immédiatement sur la dose de son bien-être par ce qu'il y ajoute du bien-êlre d'autrui. Indirectes, ce sont celles qui agissent sur lui par l'exemple, par les doutes ou les augmentations d'espérance, que les actes des autres, résultat de leurs propres préférences, lui suggèrent. On constate, dans ces conditions, l'importance de l'exemple, du milieu, de l'habitude, de l'éducation. Il s'agit de créer dans l'être humain une idée de mieux-être qui prenne pour lui la valeur d'un motif prépondérant et réponde à certaines données d'expérience générale de l'humanité, et non au pur instinct immédiat de l'indi- vidu, qui s'adapte à la vie à la fois individuelle et collective. Ces données de l'expérience séculaire et générale de l'humanité con- TOME LXXXV. — 1918. 13 194 IlEVUE PHILOSOPHIQUE stituent la morale véritable. C'est dire qu'elle a été évolutive et reste évolutive, ce qui ne l'empêche pas d'être constituée dans ses grands traits pour une époque et pour un milieu donné, époque et milieu qui ont été et seront, pour les choses essentielles, de très longue durée; d'où la permanence, suffisante pour les besoins sociaux, de la morale dans ses règles principales et fondamentales. Les phénomènes du cosmos sont un tout qui ne pourrait pas être autrement qu'il n'est, et où nous apportons, nous, avec notre sentiment du libre arbitre, l'idée d'une prévision qui suppose la possibilité de réahsation d'un autre mode d'être. Étant des êtres passagers et qui ne percevons que successivement, nous supposons des liens de cause à effet entre des phénomènes qui sont tous impliqués les uns dans les autres et qui, au fond, sont un phéno- mène unique, où nos sens de perception et notre mémoire intro- duisent le devenir par enchaînement de causes et d'effets. Ce devenir existe pour nous, mais il n'existe pas en soi. Il est simple- ment l'être avec ses lois irréfragables. Les uns y voient une tendance vers la vie. C'est exact, puisqu'il y a toujours plus de vie, saisissable pour nous dans l'univers. D'autres pourraient y voir une tendance vers la mort, et ce serait aussi exact, puisque tout ce qui a vécu ou vit, est mort ou mourra, et que plus il y a de vie, plus il y aura de mort. De ce point de vue la cause finale de l'univers pourrait, au moins sur notre globe, aussi bien apparaître comme un dualisme entre la volonté de vie des êtres supérieurs et le dessein d'absorption perpétuelle de cette vie soit par des êtres vivants inférieurs, soit par la nature inorganique. Quel qu'ait été le progrès de l'homme dans sa lutte contre la nature, il n'a jamais triomphé de la reprise par celle-ci des éléments mômes de la vie individuelle au profit de la matière brute ou d'ébauches à peine vivantes. Pour constater une certaine perpétuité, il faut se reporter à l'espèce mais celle-ci môme est menacée d'absorption totale, soit par l'action destructrice d'autres espèces, soit par l'épuisement des ressources terrestres, soit par le refroidissement de la planète. Comment établir que la vie supérieure puisse, dans ces conditions, E. DEICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 195 èlre considérée comme une finalité^? On pourrait tout aussi bien y substituer comme but final l'existence des plantes, des vers ou des microbes, ou des substances purement chimiques. Un grand nombre d'hommes y ont substitué un idéal de vie post-terrestre, dépouillée de la fragilité et de la périssabilité de la matière organique, qui se rattache par des liens assez faciles à démêler, aux différents concepts qui naissent du fonctionnement de la mémoire, et notamment à ceux de l'espace et du temps, dont il faut maintenant dire quelques mots. VI J'oublie toutes les thèses kantiennes ou autres sur les catégories de l'esprit, et je me confine dans l'élude des résultats du fonction- nement de la mémoire des hommes civilisés. Si l'action de la mémoire était indéfiniment identique en tout à elle-même dans notre conscience, c'est-à-dire si ses impressions gardaient toujours la même intensité, tout nous paraîtrait le présent. Je m'explique en sortant d'un tunnel je me trouve en face d'un paysage dont certains plans sont très éloignés, et je les regarde. Rigoureusement, si je ne jugeais des objets extérieurs que par leur emplacement réel, je devrais percevoir les dilTérenls objets de ce paysage par des sensations successives, suivant l'éloignement des objets pratiquement, j'ai une impression totale simultanée et unique qui provient de ce que la sensation m'est procurée par des vibrations dilîérentes chronologiquement dans leur point de départ, mais simultanées dans leur perception par mon œil. S'il n'y avait pas d'affaiblissement dans l'impression une fois perçue, elles subsisteraient toutes à l'état de continuité et je n'aurais pas l'idée de succession dans les sensations. La per- ception de temps ne peut provenir que d'une alternance d'impres- sions différentes de qualité ou inégales en intensité, mais dont les unes subsistent pendant la perception des autres, comme une mélodie se distingue d'un accord par la discontinuité sensible l. C'est une des objections que soulève, il me semble, VÊvolution créatrice de M. Bergson. Il établit une sorte d'élan vital créant toujours plus de vie et liraposant à la matière, mais celle-ci n'étant plus créée, s'épuise. UÈvAulion créatrice devrait donc s'épuiser elle-même faute de matière nouvelle. Par li elle serait destructrice delle-même. 196 REVUE PHILOSOPHIQUE pour nous de ses notes, bien que la sensation d'une mélodie elle-même existe par le fait que la mémoire conserve les notes précédentes pendant le déroulement des suivantes. Les alternances de retour du phénomène perceptible peuvent être éloignées ou rapprochées l'une de l'autre comme, par exemple, les levers ou les couchers du soleil, ou tels phénomènes astronomiques, comparés au rythme des flots de 4a mer. Pourvu que le souvenir de l'impression précédente subsiste, suivie d'un affaiblissement, puis d'un retour d'impression plus vive, la per- ception de la périodicité naît dans l'esprit et engendre la notion du temps. La conscience, dit bien Th. Ribot [Évolution des Idées générales , p. 197, est la condition nécessaire d'une notion quel- conque du temps qui paraît et disparaît avec elle^ » En revanche, en l'absence de ces alternances, nous perdons la notion du temps qui s'écoule. Ainsi dans la rêverie éveillée, ou dans la contemplation paisible d'un spectacle sans changement, comme d'un horizon éloigné — une vue de montagnes — la mer ou un lac aperçus de loin, etc. Tout le monde connaît cet oubli du temps » qui est souvent recherché comme un repos. Le sommeil profond sans rêves est une relâche encore plus complète sous ce rapport. Là, nous n'avons plus aucune perception de la fuite des heures, et ce n'est que par des signes extérieurs que nous nous apercevons, au réveil, du temps qui s'est écoulé depuis que nous nous sommes endormis. Au contraire, pendant le rêve à images nettes nous avons, sans la mesurer, la sensation de la succession des épisodes, donc celle du temps. Je ne crois pas, d'ailleurs, que l'esprit humain tout en la sentant confusément sous forme de durée, aurait jamais pu se définir à lui-même la perception temps sans l'intervention de l'idée d'espace. Les deux notions se relient étroitement entre elles-. Là encore, la mémoire, agissant sur les perceptions du loucher et de la vue, joue un rôle essentiel. Le toucher, comme l'a bien montré M. Georges Guéroult {Revue des sciences, février 1916, nous fournit la notion de points indivi- 1. Je lis après coup dans Bergson Données immédiates delà conscience, p. 33 a La succession des positions d'une aiguille d'horloge existe seulement pour un speclaleur conscient qui se remémore le passé ». 2. Le vocabulaire même se transmet de l'une à l'autre avant, après, le temps qui ppsse, longueur de temps, etc., qui sont d'abord des termes d'espace. E. DEICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE 197 sibles pour noire faculté de perception tactile, comme un son est indivisible pour l'ouïe, ou un rayon lumineux pour la vue mais sans la vue et la mémoire il n'en naîtrait pas pour l'esprit, — pas plus que d'une succession de sons — l'idée d'espace ^ Sans la mémoire qui relient les sensations passées, tout en les tardant distinctes des sensations directes nouvelles, je ne saurais pas en touchant un point, que j'en ai déjà touché un ou plusieurs autres. La vue me renseigne sur les déplacements de l'organe tactile vers les points que j'ai successivement touchés elle m'apprend si je touche plusieurs fois le même, ou si j'en touche d'autres suc- cessifs. Elle me renseigne encore, par ses ressources propres, sur léloignemenl respectif des objets touchés et me fournit les moyens de mesurer ces intervalles, mais ne peut le faire qu'éclairée con- stamment par la mémoire, sans laquelle aucun de ses procédés ne se réaliserait. On peut donc affirmer que la mémoire est la racine de l'idée d'espace, comme elle est la racine de l'idée de temps. ;^ans elle nous n'aurions jamais que la perception d'un présent, et celle d'un point ou d'une forme uniques. La mémoire nous fournit !e sentiment de la durée et de la succession des phénomènes. Elle nous fournit en même temps les moyens de mesure de l'espace, et, par la suite, du temps, puisque nous traduisons le temps en espace franchi, et n'avons pas d'autre moyen de le mesurer. C'est par elle que se constitue, comme par des alluvions succes- sives, ce passé sur lequel nous vivons, qui est, au fond, notre vie réelle, puisqu'il s'ajoute toujours dans notre pensée au présent avec lequel il fait corps; c'est par elle que nous ne pouvons pas vivre hors du temps et qu'il s'incarne en quelque sorte comme un élément essentiel dans notre organisme intellectuel. De là à con- sidérer la notion du temps comme innée dans notre esprit, il ny avait qu'un pas, et la métaphysique l'a franchi mais ce qui est inné en nous avec la vie, c'est la mémoire, ou plutôt sans elle, la vie intellectuelle ne serait pas possible, puisque tout raisonnement suppose un passé conscient. 1. L'idée despace nenait pour nous du son que par l'intermédiaire d'un artifice, lequel consiste à dérouler le son sur un cylindre où il s'imprime en transfor- mant les vibrations en dimensions spatiales et c'est par des termes d'espace que nous distinguons les sons en hauts, bas, graves, aigus, etc. 198 REVUE PHILOSOPHIQUE Mais il suppose aussi un avenir qui s'ouvre à l'action. C'est encore la mémoire qui, par une sorte de projection ^n avant de ses souvenirs du passé, nous fournit l'idée de ce temps à venir. Seule l'expérience consciente du déjà perçu peut nous donner la notion très extraordinaire en elle-même d'un espa- cement futur dans le temps. Sans la mémoire nous ne l'aurions certainement pas et nous serions comme l'enfant qui voit tous les objets au même plan et croit pouvoir les toucher en même temps. C'est la mémoire qui nous procure la prévision du temps futur qui nous sera nécessaire pour l'action. Si nous ne l'avions pas, nous ne pourrions pas faire un mouvement quelconque conscient, garrottés que nous serions par le présent, puisque tout mouvement suppose un devenir, donc une évolution nécessitant du temps. Rien ne sert de désigner cette évolution, ce développement, sous le nom de vie. Dès qu'il est régi par une action consciente, il ne peut se passer de l'idée de temps et de celle d'espace, qui lui est con- nexe, ni de leur application aux actions à venir. Privés de ces con- cepts, nous agirions par une sorte d'instinct comme les animaux uniquement déterminés par des raolifs extérieurs et sans calcul préalable du temps nécessaire à l'action, ni de la succession à imposer aux différentes parties de celle-ci. — Dans cette projection en avant de ses impressiçns passées, et qui deviennent des prévisions d'avenir, il n'y a aucune raison pour que l'imagination servie par la mémoire s'arrête à une limite plutôt qu'à une autre car là elle n'est plus en face du réel comme dans le souvenir proprement dit, mais en face d'une transposition du réel dans l'hypothétique devenu vraisemblable par sa ressemblance avec le passé enregistré- Dans cette transposition, l'esprit humain doit, presque forcément, aller à l'infini, puisque rien de réel ne l'arrête dans l'enchaînement des images futures. Dans le passé, la force de son souvenir est pour la pensée la mesure de l'étendue qu'elle accorde au temps et à l'espace mais dans ses vues d'avenir basées sur sa concordance probable avec le passé, elle n'a aucune mesure de ce qui doit exister dans l'une et l'autre catégories n'ayant en elle-même aucune mesure, elle en conclut que le réel n'en a pas non plus, et elle en tire logiquement la notion de l'infini dans l'espace, et de l'infini dans le temps qui est l'éternité. Là encore la mémoire est la vraie source de l'idée d'éternité E. D'EICHTHAL. — MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQUE pour lêtre vivant, idée qui est elle-même un des fondements de presque toutes les religions, au moins des peuples civilisés. Ayant conçu linfini comme un prolongement sans limites dans le temps de sensations conservées par la mémoire, l'homme applique l'idée d'infini à sa propre existence consciente, qu'il sait, du fait de l'expérience retenue par le souvenir, devoir être tranchée en appa- rence par la mort. Celle-ci lui apparaît, non comme un arrêt, mais comme une transformation, et il établit une continuité entre la vie avant la mort et une vie post mortem; continuité qui a changé de nature dans l'esprit des hommes suivant les résultais de l'observa- tion emmagasinés par la mémoire et consignés dans la tradition. Sous ses diverses formes, l'imagination humaine a toujours paré l'éternité des souvenirs du passé et du présent de la vie. Ces souvenirs lui fournissent à la fois des données positives et des données négatives. Celles-ci consistent surtout à obliger l'ima- gination de séparer peu à peu le concept d'éternité de celui de matière organique, qu'elle sait forcément périssable, et de les rendre, en quelque sorte, indépendantes pour l'esprit il est ainsi amené à concevoir une vie future qui n'aura plus, au point de vue de la durée, les caractères de la vie corporelle, tout en en restant par certains côtés une sorte de continuation mystérieuse mais il ne peut pas la concevoir sans la doter de ce que lui fournit, comme données positives, le souvenir de la vie réelle terrestre. De là les notions du double, du paradis, de l'enfer, des liens subsistant avec les vivants, etc., qui sont dans les difTérenles religions des amplifi- cations de sensations réellement éprouvées et restées dans la mémoire. Par là on peut dire que la mémoire est à la base de toutes les religions qui supposent pour l'être humain une post-existence extra-terrestre'. Il va sans dire qu'elle est d'une façon plus générale à la base de celles — et c'est presque toutes — qui revêtent un caractère utili- taire, sous forme de croyance en l'efficacité de la prière ou d'autres rites, pour obtenir, soit ici-bas, soit dans la survie mystique, des 1. Le spiritisme sous toutes ses formes peut être considéré comme une de ces religions. La mémoire consciente étant la source d'autant de souffrances que de jouis- sances, certaines religions ont donné, comme idéal d'espérance, la suppression totale de l'existence consciente, par exemple, le Bouddhisme. 200 REVUE PHILOSOPHIQUE interventions favorables de la divinité spécialement des miracles et conjurer des maléfices ou des fléaux cosmiques. Le souvenir de coïncidences fortuites ou mal interprétées entre certains actes humains et certains faits favorables ou nuisibles excite les croyants à les pratiquer d'une façon habituelle, sous forme de culte, de sacrifices, de pèlerinages, etc. Ce souvenir, inscrit dans certains livres, dans des légendes, dans des traditions et enseignements sacrés, devient dogmes qu'on ne discute plus et qu'on ne vérifie plus par l'observation exacte, mais qui jouent un rôle essentiel dans les croyances et, par suite, dans les mœurs et les institutions. VIT Dans ces courtes réflexions, je n'ai pas eu la prétention de comprendre le pourquoi, pas plus de la mémoire que des autres choses de l'univers et de la vie mais restreindre le pourquoi à une seule catégorie d'inconnues ne serait pas un résultat négligeable et simplifierait le problème de la connaissance. Ce serait le débar- rasser de beaucoup d'hypothèses confuses, s'enchevètrant les unes dans les autres, et se conciliant mal les unes avec les autres. La conception unitaire de l'énergie en matière de phénomènes physiques et chimiques, n'a pas donné le pourquoi de l'organisme cosmique mais elle a été un pas capital vers la réduction de l'inconnu dans l'étude de la matière. Il en serait de même pour nos conceptions intellectuelles, si elles pouvaient, en grande partie, être ramenées comme origine au fonctionnement de la mémoire, à ses lois, à ses habitudes. Les philosophes ont peut-être eu le tort de ne pas rechercher les sources de leurs formules là où elles sont réellement, et de leur attribuer toutes espèces d'origines mysté- rieuses. Le fonctionnement de la mémoire renferme encore bien de l'inconnu, et par là il peut apparaître et apparaîtra longtemps peut- être comme un mystère, ainsi que la vie elle-même* ; mais c'est un mystère que la science a le droit d'espérer pouvoir pénétrer et déchiffrer malgré la complication des phénomènes qui y sont 1. Même si les belles expériences de M. Daniel Berthelol sur les rayons ultra violets expliquaient la création de la vie par un soleil ancien plus chaud que le soleil actuel, la transmission et la continuation de la vie ne seraient pas encore expliquées. Cf. l'art, de M. Edmond Perrier dans Le Temps du 25 août 1911, feuil- leton scientifique. E. D'EICHTHAL. MÉMOIRE ET MÉTAPHYSIQDE 204 impliqués et dont elle résulte. Si les savants emploient à développer et à perfectionner les investigations de la biologie psychologique, la patience, lingéniosité et la force d'esprit que les métaphysiciens ont apportées à l'édification de la métaphysique, qu'ils ont labo- rieusement et si souvent brillamment construite sur des données imaginaires, on peut espérer que nos enfants ou nos petits-enfants connaîtront le jeu de la mémoire et de ses fonctions comme nous connaissons la respiration ou la digestion. Ce jour-là il restera peut-être de la métaphysique traditionnelle ce qui reste d'un beau rève^ mais pour éclaircir le problème il faut user des méthodes qui sont lopposé de celles qu'ont trop souvent pratiquées les méta- physiciens cest-à-dire procéder exclusivement par observation et expérimentation des phénomènes soumis à notre analyse. Eugène d'Eichthal, de i'InsUlut. 1. • Il y a beaucoup de di/ûcultés dans la métaphysique, écrit Fàcuet à bronos de Malebranche mais il y a de très beaux métaphysiciens. > Esquisse d'une théorie physiologique de l'hérédité Il ne faut pas demander à la biologie, dans son état actuel, une explication de Thérédité. » Après cinquante ans passés, cette affir- mation d'Herbert Spencer ^ reste-t-elle vraie? Au dire de certains, les découvertes de Mendel fourniraient la preuve expérimentale que l'hérédité se ramène à un mécanisme simple, si bien connu main- tenant que nous devrions considérer le problème comme résolu'-. Mais quiconque examine les faits sans parti pris ne tarde pas à se rendre compte de tout ce qui fait encore défaut pour conduire à une solution définitive. Mendel et Naudin ont certainement apporté des précisions fort utiles ; les races pures, l'uniformité des hybrides de première génération, la disjonction des formes et leurs propor- tions définies dès la deuxième génération, sont autant de données que Ton avait jusque-là méconnues. Elles ne doivent pas cepen- dant ôlre généralisées sans réserves, car si elles ont pu faire croire, un instant, à la simplicité du problème, les recherches ultérieures ont mis en évidence toutes ses difficultés. Ces difficultés, nul ne les a encore résolues. Toutefois, nous pos- sédons à l'heure actuelle un ensemble de faits que nous pouvons coordonner d'une manière très naturelle, sans rien imaginer en dehors de l'expérience ou de l'observation, en prenant pour appui les fondements dont nous avons précédemment reconnu la néces- sité et la solidités. 1. Herbert Spencer, Principes de Biologie, traduction Gazelle, § 84. 2. T. H. Morgan, A critique of the theory of évolution, Princeton, 1916, p. 41 et 144. 3. Revue Philosophique, 1918, p. 111. E. RABAUD. — ESQUISSE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 203 I. — Le problème a résoudre. Posons, au préalable, le problème avec précision. Que faut-il exactement entendre par hérédité? A diverses reprises, dans son Hérédité psychologique^, Th. Ribot avance que, pour les évolutionnistes, l'hérédité ne se borne pas à conserver les caractères, elle en crée aussi de nouveaux, par accumulation. Elle serait ainsi un facteur de variation. C'est, à coup sûr, un langage très défectueux, actuellement encore fort usité dans les ouvrages de pathologie, qui évoque l'idée d une force » immatérielle, sura- joutée à l'organisme et le dirigeant. En réalité, le phénomène que nous appelons hérédité ne correspond à aucune force particulière, à aucune action extérieure ou interne, il n'est l'agent d'aucune influence. L'hérédité est un fait, un fait de continuité et de simili- tude entre des masses de matière vivante qui dérivent les unes des autres. Un individu produit un bourgeon qui se développe, grandit, se transforme peu à peu en un nouvel individu et se détache de sa souche dune manière plus ou moins précoce; pluricellulaire ou unicellulaire, ce bourgeon possède, au moment où il se forme, toutes les propriétés de la substance initiale et n'en possède pas d'autres. Ces propriétés persistent intégralement lorsque le déve- loppement du bourgeon s'effectue dans des conditions comparables à celles qui ont présidé au développement de l'individu-souche. Il en résulte une similitude fondamentale entre la substance initiale et son dérivé, similitude qui peut se traduire par la similitude des formes et de l'activité physiologique. Continuité et similitude de substance entre individus qui dérivent l'un de l'autre constituent donc un phénomène bien déterminé c'est exclusivement celui que l'on désigne par le terme d'hérédité. Celte précision s'impose, et d'autant plus que la continuité et la similitude ne sont pas indissolublement liées, que l'une existe parfois sans l'autre. C'est ce qui arrive, en particulier, lorsque changent les conditions de formation du bourgeon. La substance de celui-ci subit alors des modifications plus ou moins profondes, qui se manifestent dans les dispositions anatomiques et les fonc- 1. Th. Ribot, L'hérédité psychologique, Paris, .\lcan. 204 REVUE PHILOSOPHIQUE tionneraents. Ces modifications constituent un fait nouveau, que nous désignons par le terme de variation^. L'hérédité se montre nettement, quant à son essence, chaque fois que les organismes se multiplient par voie de génération agame. Quels que soient les modes de cette multiplication, tout se ramène à ceci le descendant n'est autre chose qu'une expansion de la substance de l'ascendant, se développant dans les mêmes condi- tions et possédant la même constitution que lui. En conséquence, et dans ce cas, l'étude de l'hérédité ne se distingue pas de celle de la reproduction, car on n'aperçoit, derrière la continuité, aucun mécanisme qui lui soit spécial. Le problème de l'hérédité ne se pose pas, à proprement parler; du moins, il se déplace et revient à rechercher les causes qui déterminent les processus divers du bourgeonnement. Lorsque les organismes se reproduisent par voie de génération sexuée et que le descendant résulte de la fusion de deux bourgeons, l'hérédité demeure-t-elle un fait de continuité et de similitude? Sans aucun doute. Mais il s'agit alors d'une double continuité, d'une double similitude, la coopération des deux bourgeons complique simplement le phénomène sans en modifier l'essence. Pris à part, chacun des deux bourgeons — les gamètes — est fondamentalement comparable au bourgeon de la reproduction agame; chacun dérive d'une souche dont il possède les propriétés. Seulement, si voisines soient-elles, les propriétés des deux gamètes qui s'unissent diffèrent nécessairement, et il s'ensuit que l'union, loin d'être une simple, prise de contact, donne lieu à une inter- action plus ou moins vive. Qu'en résulte-t-il au point de vue de la constitution de la substance de l'œuf? Tient-elle également de la constitution des deux gamètes? L'une des deux l'emporte-t-elle sur l'autre ou naît-il une constitution nouvelle? Et, dans l'une quelconque de ces éventualités, l'interaction produit-elle un effet durable, ou provisoire et valable seulement pour la première génération ? Une double série de questions se pose ainsi, que nous devons examiner et tenter de résoudre. Chacune est fondamentalement 1. La similitude morphologique existe sans continuité ni similitude de sub- stance. 11 s'agit alors du phénomène de convergence qui ne touche pas à celui que nous étudions ici. E. RABAUD. — ESQUISSE d' THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 205 liée au fait essentiel de continuité et de similitude, dans lequel la constitution de Torganisme dérivé trouve originellement sa source. Ce fait, la sexualité ne le supprime pas; elle le complique, parce qu'elle engendre des processus spéciaux qui modifient Tenserable des conditions. Sous Tinfluence de ces conditions nouvelles, que deviennent les propriétés initiales de la substance des gamètes et quel mécanisme détermine la double continuité? Telle est la première et importante question qui se présente à nous. La seconde n'est pas moins importante. L'étude de la double continuité est, dans une certaine mesure, une étude d'ordre statique. Étant données les propriétés des substances constitutives des deux organismes-souche, nous en suivons les manifestations auatomo- physiologiques dans la suite des générations et nous constatons souvent leur persistance. Repassant indéfiniment sous nos^eux, elles nous paraissent indéfiniment durables, si bien que la similitude et la continuité — Ihérédité — tendent à se confondre, pour nous, avec la fixité. De nombreux observateurs contemporains éprouvent la fascination de cette fixité. Retenus par elle, ils perdent toute notion du changement, et les propriétés de la matière vivante ne les intéressent que dans la mesure où elles semblent demeurer constantes. Restreignant ainsi l'élude, ils inclinent à reprendre le dogme des créations spéciales. Pourtant, si certaines apparences morphologiques et certains fonctionnements persistent un très long temps, ne conslate-t-on pas, en dépit de la continuité, que d'autres s'éteignent avec l'indi- vidu qui les possède, que d'autres encore naissent et durent, une fois nés, bien que n'appartenant pas aux générations antérieures? Or, ces disparitions comme ces apparitions traduisent des change- ments survenus dans la constitution de la matière vivante. Celle-ci se modifie sous nos yeux et l'existence de ces cliangements nous conduit logiquement à admettre que l'état dans lequel nous la trouvons actuellement dérive de changements antérieurs du même ordre. Ce que nous voyons aujourd'hui n'est et ne peut être que la résultante d'une série de transformations successives, d'une inces- sante évolution. Et dès lors la portée du problème apparaît dans toute son étendue. A l'étude, importante, certes, mais cependant limitée, de la double continuité avec la double similitude, s'ajoute l'étude. 206 REVUE PHILOSOPHIQUE également imporlanle, de la double continuité sans la similitude, l'étude des variations de la matière vivante la nature et le déter- minisme de ces variations; la nature et la valeur des difïérences qui existent entre les variations héréditaires et les variations pure- ment individuelles; le rôle de l'interaction des gamètes et celui des autres influences extérieures. Ainsi, hérédité et variation forment deux problèmes connexes. Aborder l'un sans aborder l'autre ou donner à l'un le pas sur l'autre conduit fatalement à des conclusions erronnées. Gardons- nous, néanmo ins, deles confondre. Sans doute, hérédité et variation ont en commun la continuité; mais si l'on peut dire que, dans les deux cas, la substance du descendant dérive de celle de l'ascendant, il n'en reste pas moins que, dans l'un, cette substance, vivant dans les conditions habituelles, ne subit aucun changement appré- ciable, tandis que, dans l'autre, elle se transforme en une sub- stance nouvelle, née d^un nouvel ensemble de conditions dont la substance initiale n'est qu'une partie; — dans l'un, la continuité s'allie à des conditions pratiquement constantes ou constamment analogues, dans l'autre, elle s'allie à des conditions variables. II. — DOMINANCE ET SÉGRÉGATION. La double continuité en fonction de conditions constantes nous arrêtera tout d'abord. Les théoriciens actuels de l'hérédité envisagent en elle l'union de deux gamètes portant des facteurs » de caractères », et se placent, quoiqu'ils prétendent, à un point de vue exclusivement morphologique. Sauf Y. Delage et F. Le Dantec qui, antérieure- ment à la mise au jour des faits mendéliens, ont donné de l'orga- nisme une conception d'ensemble, tous les biologistes croient expliquer les phénomènes vitaux par l'invention de particules, représentatives ou non, simple transposition des apparences extérieures. Ils partent de la morphologie, comme si elle avait par elle-même un sens défini, ils invoquent ses prétendues lois géné- rales et, se fondant sur elles, en déduisent une constitution de la matière vivante d'où ils reviennent à l'aspect extérieur, qui se trouve ainsi expliqué par lui-même. Suivant eux, rhérédilé se ramènerait à un triage d'unités morphologiques » que Morgan E. BABAUD. — ESQUISSE d'l'.NE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 207 oppose, dans une certaine mesure, à un processus physiologique dépendant, au moins en partie, de l'activité du sarcode^ L'erreur est évidemment complète, car la morphologie n'est qu'une résultante des processus physiologiques et l'on ne peut opposer deux phénomènes liés par une relation de cause à eflet. Le caractère extérieur, auquel les mendéUens accordent toute l'importance, traduit le fonctionnement d'ensemble d'une substance vivante déterminée, il ne nous apprend rien sur la constitution de cette substance et les processus dont elle est le siège. Or, c'est cela même que nous devons tacher de comprendre et. pour y par- venir, nous devons tenir compte aussi bien des données acquises sur la constitution des sarcodes que des résultats morphologiques obtenus par les croisements. Faut-il, au préalable, établir dans les sarcodes une distinction fondamentale entre le noyau et le corps cellulaire? De nombreux auteurs, à la suite de W'eismann, prétendant limiter au noyau les propriétés héréditaires », n'accordent au cytoplasme qu'un simple rôle trophique. Ils fondent leur opinion sur l'ensemble des pro- cessus de la karyokinèse et sur la disproportion qui existe entre la quantité de cytoplasme de l'œuf et du spermatozoïde contras- tant avec l'équivalence de volume des deux masses nucléaires. Le contraste est, évidemment, très frappant. Néanmoins, il con- vient de ne pas oublier qu'un fragment d'œuf sans noyau, fécondé par un spermatozoïde d'une espèce très diflérente, donne une larve à caractéristiques maternelles"-; il importe surtout de remarquer que le noyau et le corps cellulaire sont indissolublement liés et ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Les expériences bien connues de mérotomie prouvent, à n'en pas douter, que le corps cellulaire meurt peu de temps après sa séparation du noyau ; elles prouvent, inversement, qu'un noyau isolé meurt sans avoir régénéré la moindre parcelle de corps cellulaire^. Corps cellulaire et noyau forment deux parties d'un même tout. D'autres faits prouvent, en outre, que chacune de ces parties ne possède de valeur qu'en fonc- tion de l'autre, que la constitution de l'une et son mode de déve- 1. T. H. Morgan, Récent experiments on the inherilance of coat color in mice, The American naturalist, XLlIi, 1909, p. 309. 2. E. Godlewski, Untersuchungen iiber die Bastardierung der Echiniden- und Crinoidenfamilie, Arch. f. Enlw-mech., 1906. 3. Max Vorworn, Physiologie générale, trad. franc., 1900, p. 558. 208 REVUE PHILOSOPHIQUE lopperaent dépendent de la constitution de l'autre et réciproque- ment. Cela ressort, en particulier, des différences que présentent les noyaux des premiers blastomères de l'œuf d'Ascaris corrélati- vement au mode de répartition de la graisse. Si celle-ci s'accu- mule à l'un des pôles de l'œuf avant toute segmentation, le noyau de l'un des deux premiers blastomères perd ses extrémités; il les conserve, au contraire, si la masse graisseuse se sépare en deux parties égales occupant, chacune, l'un des pôles de l'œuf^. De même, Hegner^ montre que les cellules sexuelles des insectes, qui s'isolent dans l'embryon presque au début de la segmentation, ne doivent pas leur différenciation précoce aux seules propriétés des noyaux; elles la doivent aussi à la masse sarcodique qui occupe l'une des extrémités de l'œuf et dans laquelle viennent plonger les noyaux en l'absence de cette masse, les cellules sexuelles ne se différencient pas. Comment affirmer, dès lors, que les propriétés héréditaires appartiennent à une substance plutôt qu'à l'autre? Toutes deux sont étroitement unies dans une dépendance mutuelle et rien ne permet d'établir entre elles, au point de vue de l'hérédité, une différence véritablement fondée. Nous ne pouvons pas même admettre la distinction, établie par Frenzel en 1886 et acceptée depuis par divers biologistes, suivant laquelle le corps cellulaire serait le support des caractères spécifiques et le noyau celui des caractères individuels. Il faut se contenter de concevoir un ensemble de substances plastiques et, sans essayer de connaître, pour le moment du moins, leur mode relatif de répartition, il faut à tout instant, envisager cet ensemble. Comment sérier, dès lors, les processus soumis à notre étude? A lire les travaux relatifs aux croisements effectués entre des orga- nismes différents, il semblerait que, dans l'hérédité, la deuxième géné- ration compte seule. Si, en effet, les auteurs notent que l'accouple- ment d'une Souris grise avec une Souris blanche donne une Souris grise, ou tout autre fait analogue, ils ne prêtent guère attention au fait de dominance, mais insistent sur la ségrégation des carac- tères morphologiques gris et blanc qui a lieu à la deuxième jréni''- 1. Revue Philosophique, 1918, p. 145. 2. R. W. Hegner, Expcriment with Chrysomelid beetles, Biolog Bullet. l.»ll. fi. RABAUD. — ESQUISSE d'uNE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 209 ration. Lorsque la ségrégation paraît en défaut, à un degré et .sous une forme quelconques, tout l'effort consiste à faire rentrer ces exceptions dans la règle. La plupart des raeudéliens admet- tent ainsi la ségrégation comme un principe absolu. Tenant pour établi que l'union les gamètes de race pure est toujours provi- soire, ils s'attachent exclusivement à l'examen des formes de la deuxième génération et nient toute possibilité de mélange, d'interaction des gamètes. Leur activité s'emploie à imaginer les u facteurs » capables de ramener à la ségrégation tous les pro- cessus, et ceux-là même qui en paraissent le plus éloigné. On conçoit alors que, dans l'élude du mécanisme de l'hérédité, la pre- mière génération n'ait, pour les mendéliens, d'autre valeur que celle d'un simple intermédiaire entre les parents de race pure et les descendants de deuxième génération. Bateson affirme for- mellement que l'essentiel réside, non pas dans le phénomène de dominance, mais dans celui de ségrégation ; tandis que le premier peut être masqué ou modifié, le second se produirait constam- ment et intégralement'. L'école de Morgan- de son côté, passe rapidement sur la dominance et définit les u facteurs », c'est-à-dire l'hérédité, par la ségrégation. Au dire de Morgan, d'ailleurs, la domi- nance n'a aucune importance théorique^. La raison qu'il en donne montre à quel point cet auteur se laisse égarer par de pures appa- rences. Lorsque, dit-il, l'accouplement de deux variétés produit une série ininterrompue d'intermédiaires, lequel des deux carac- tères appellera-t-on dominant? — Si puéril qu'il soit, cet argu- ment résume néanmoins la pensée du plus grand nombre des biologistes qui s'intéressent actuellement à l'étude de l'hérédité du moment que la manifestation extérieure d'un processus ne rentre pas dans la règle qu'ils ont édictée, ce processus n'a plus aucune importance. Leur procédé revient, en fait, à supprimer la première génération et, par conséquent, à ne voir qu'une face du problème de l'héré- dité. Pour le voir dans son entier, il faut, de toute évidence, examiner avec le même soin tous les produits, directs ou indirects, i. W. Baleson, Mendels principles of fieredily, Cambridge. 1913. 2.. Morgan, Sturtevant, MuHer and Brigde, The mechanismofmendelian here- dily, New-York, 1915. 3. T. H. Morgan, A critique of Ihe Iheory ofthe évolution, p. 50. TOME LXXXV. — 1918. 14 210 REVUE PHILOSOPHIQUE issus d'un croisement. Si, pour préciser, chez les descendants médiats d'animaux ou de végétaux blancs accouplés avec leurs congénères colorés la réapparition de la coloration blanche pré- sente certainement un grand intérêt, la disparition de cette colo- ration blanche, chez les descendants immédiats, n'en présente pas moins. Chez ces descendants, le phénomène consiste précisément dans la modification d'ensemble de la substance des parents, qui se traduit par la disparition de la coloration blanche. Il s'agit de savoir comment, outre la double continuité, qui ne fait point doute, existe également la double similitude, momentanément voilée par l'apparence superficielle. L'essentiel est de chercher derrière cette apparence. Peut-on oublier, en effet, que les produits de première génération résultent de l'interaction directe des gamètes? De quel droit affirmerions nous que cette interaction ne change rien à l'état des parties constitu- tives des gamètes ? Puisque l'interaction a lieu, puisque, dans l'ordre chronologique, elle affecte la première génération, elle conditionne nécessairement les générations suivantes. En consé- quence, si la ségrégation s'effectue, elle dépend de l'interaction des gamètes, et la façon dont elle s'effectue en dépend également. Nous commettrions une grave erreur de méthode en procédant d'une autre manière, en subordonnant la première génération aux suivantes. Naudin, du reste, ni Mendel, n'ont commis cette erreur. Le premier insiste sur l'uniformité des hybrides de première géné- ration et le second montre, par ses conclusions même, qu'il ne songe pas à réduire tous les faits au processus de disjonction et aux proportions numériques qui l'accompagnent. Eblouis, sans doute, par une apparence mathématique, les successeurs de Mendel voient l'hérédité à travers des formules et, croyant avancer, ils piétinent sur place, si même ils ne reculent pas. Ici, comme partout, il faut s'efforcer de rechercher l'essence des phénomènes et leurs liaisons. Or, quand on accouple des indi- vidus différents, et tous de race pure, les descendants immédiats de chaque couple sont généralement tous semblables entre eux par leur aspect extérieur. Relativement aux parents, cet aspect extérieur tient parfois uniquement de l'un d'entre eux, parfois aussi, et par des procédés divers, il tient des deux. En cette dernière occurence, les produits de la deuxième génération et dos E. RABAUD. — ESQUISSE d' THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 211 suivantes, souvent morphologiquement dissemblables, se répar- tissent d'après les règles de la ségrégation, mais souvent aussi, morphologiquement comparables, ils conservent un aspect inter- médiaire. Il importe donc de réunir ces difîérents cas dans une explication générale où chacun trouvera sa place naturelle, sans le secours d'hypothèses accumulées. Pour aboutir à cette expli- cation, il ne suffit pas de réduire en une seule, au moyen de subtilités verbales, des apparences contradictoires, il faut pro- céder à une analyse systématique. III. — L'interaction des gamètes. Les faits morphologiques observés dans la première génération d'hybrides que nous devons soumettre à cette analyse se répar- tissent, assez naturellement, en huit catégories difîérentes. 1. Dominance complète. — Les caractères extérieurs de lun des parents apparaissent seuls chez les descendants immédiats ; mais les caractères extérieurs de l'autre parent reparaissent, dans une proportion donnée, dès la deuxième génération. 2. Dominance incomplète. — Chez tous les individus de la pre- mière génération, les caractères des deux parents apparaissent simultanément. S'il s'agit, par exemple, d'un croisement entre une Souris blanche et une Souris grise, la robe presque entièrement grise des produits de première génération porte des taches blan- ches, d'importance variable en nombre et en étendue. La ségré- gation a lieu souvent, mais non pas nécessairement, à la deuxième génération. 3. Formes en série continue. — La première génération d'hybrides comprend des individus semblables à chacun des deux parents, ainsi que des individus formant ensemble une série d'intermédiaires entre ces deux extrêmes. Toutes les générations se ressemblent et il ne saurait être question ni de dominance, ni de récessivité, ni de ségrégation. 4. Intermédiaires uniformes. — Les individus de première géné- ration constituent un intermédiaire morphologique entre les deux parents. Par exemple, le croisement d'une plante {Afirabilis jalapa à fleurs blanches avec une variété à fleurs rouges donne des plantes à fleurs roses; de même, l'accouplement d'un Lapin à longues 212 REVUE PHILOSOPHIQUE oreilles avec un Lapin à oreilles courtes donne des Lapins à oreilles de longueur assez exactement intermédiaires. A la deuxième géné- ration, la disjonction des formes n'a pas toujours lieu et il existe parfois des intermédiaires constants. 5. Dominance variable. — Dans certaines conditions le dominant devient récessif et le récessif dominant. 6. Dominance réciproque. — Le résultat de certains croisements change suivant que l'une des formes accouplées appartient à un sexe ou à l'autre. Ainsi, l'Anesse et le Cheval donnent le Bardeau tandis que la Jument et l'Ane donnent le Mulet. 7. Dominance transitoire. — Avec Tâge, les caractères d'un parent s'effacent, tandis que ceux de l'autre apparaissent. 8. Dominance définitive. — Dans quelques cas, les individus de première génération ressemblent à l'un des deux parents et donnent indéfiniment des produits semblables à eux; les caractères de l'autre parent disparaissent définitivement. Notons, enfin, que, lorsque la ségrégation a lieu, les récessifs sont censés ne jamais reproduire les dominants, mais que cette règle souffre d'assez fréquentes exceptions. De ces faits, tous bien constatés, et qu'il semble difficile de ramener les uns aux autres, les généticiens n'ont donné aucune explication véritable. Les plus précis mettent la dominance sur le compte de Faction d'un facteur » sur l'autre, de l'influence chimique du facteur » dominant qui mettrait en latence » le facteur récessif. D'autres font appel à des forces mystérieuses dérivées de l'énergie vitale » de Weismann, telle la potentia- lité » de Davenport, tels encore les facteurs de dominance » de E. B. Wilson^. Satisfaits sans doute par ces solutions verbales, tous se gardent d'insister et de chercher à préciser le sens de leurs explications ». Aucun n'aborde le problème lui-môme; la domi- nance devient une propriété variable des facteurs » dont la ségré- gation serait la propriété constante. Seulement, nous ignorons tout des facteurs ». Par contre, les recherches cylologiques relatives à la fécondation fournissent de très précieux renseignements, auxquels leurs auteurs même n'attachent pas toute l'importance qui convient au point de vue de 1. E, B. Wilson, Mendclian inlierilance and llic purily of tlie gamele>. Science^ 1906. E, RABAUD. — ESQUISSE d'i>E THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 2d3 Ihérédité. Si rudiraentaires soient-ils, ils nous éclairent sur les effets de l'interaction des sarcodes et nous conduisent à une inter- prétation solidement fondée des faits morphologiques, certai- nement beaucoup plus acceptable que l'une quelconque de celles qui reposent sur des entités métaphysiques créées de toutes pièces. L'interaction des gamètes se présente donc, très naturellement, comme le premier phénomène à étudier. Son étude ne doit pas uniquement reposer sur les résultats morphologiques des croise- ments, ni se borner à déduire, de ces résultats, la structure de la substance nucléaire de l'œuf. Cette étude doit être, avant tout, physiologique, et tendre à connaître l'influence que chacun des gamètes, considéré dans son ensemble, exerce sur l'autre. Or, lorsqu'un spermatozoïde pénètre dans un ovule, que se passe-t-il? A l'ordinaire, quand les deux gamètes proviennent d'individus semblables, les masses nucléaires entrent en division et l'œuf, produit de la fécondation, se segmente. L'observateur n'aperçoit, au cours de cette segmentation, aucun détail qui lui permette de soupçonner la nature des processus. S'il n'était instruit par les expériences de mérotomie et dénucléation, il pourrait croire que le noyau se comporte d'une manière autonome et lient le corps cellulaire sous sa dépendance. Au contraire, quand les deux gamètes appartiennent à des indi- vidus très différents, les processus prennent une allure tout à fait significative, dont il est nécessaire d'apprécier exactement la valeur. Dans les cas extrêmes, l'un des deux gamètes est entièrement détruit par l'autre; sa substance se dissout et disparaît. 11 n'existe donc plus, au point de vue héréditaire. Il exerce cependant une action sur le gamète qui persiste, puisqu'il détermine sa segmenta- tion et sou développement. Ainsi, en fécondant des œufs d'Oursin par des spermatozoïdes de Mollusques, des œufs de Crapaud par des spermatozoïdes de Triton, Kupehvieser', Lœb"^, Bataillon 3, ont vu le gamète mâle, sa masse nucléaire tout au moins, se fondre sans 1. Kupelwieser, Versuche ûber Eotwickelungserregung und Merabranbildung bei Seeigeleiern durch .Molluskensperm, Biol. CenlratbL, XXVI, 1900. 2. Lreb., In Darwin and modem Science, 1909. 3. E. Raliillon. Imprégnation et fécond ?ition. '"". R. Acad. Se, 1906. 214 REVUE PHILOSOPHIQUE laisser de traces. Inversement, Godlewski^ a constaté qu'un œuf résultant de l'union d'un ovule d'Oursin par un spermatozoïde de Ver dégénère rapidement. Ces cas extrêmes ne présenteraient qu'un intérêt médiocre, au point de vue qui nous occupe, s'ils ne se reliaient d'une manière très étroite à des cas où la destruction d'un gamète par l'autre n'est pas complète. Ainsi, quand un spermatozoïde d"Oursin pénètre dans l'ovule d'un Oursin d'espèce difTérente, une partie seulement du noyau mâle est éliminée au cours des premières segmentations. Baltzer- a constaté ce processus en fécondant les ovules de Strongylocenirotus lividus^par le sperme de Sphcerechinus granularis, et il a vu disparaître les 5/6 du noyau mâle, soit 15 chromosomes sur 18; Tennent'^ l'a également constaté en fécon- dant des ovules d'Hipponoë par le sperme de Toxopneustes mais l'élimination n'a porté que sur la moitié des chromosomes. L'influence destructrice ne s'exerce d'ailleurs pas toujours sur le spermatozoïde seul, et Tennent, en fécondant Arbacia pustulaia par un Toxopneustes, a provoqué l'élimination dune partie du noyau de chacun des gamètes. C'est, à un degré moins accusé, un processus du même ordre que celui de la dégénérescence totale observé par Godlewski. Ces diverses données fournissent des indications positives sur toute une catégorie de processus de la fécondation qui échappe d'ordinaire à l'observation. Quelques autres résultais obtenus par les expérimentateurs montrent, en outre, l'extrême complexité de ces processus. Des expériences de Baltzer, comme de celles de Tennent, il résulte, en effet, que, dans une même espèce, l'ovule et le spermatozoïde n'exercent pas nécessairement la même action sur les gamètes d'une autre espèce. Ainsi, tandis que l'ovule de Strongylocentrotus détruit partiellement le spermatozoïde de Sphc- rechinus et l'ovule d'Bipponoë, le spermatozoïde de 7'oxopneusles, les croisements réciproques n'entraînent aucune cylolyse compa- 1. E. Godlewski, Ueber den Einfluss des Spermas der Annelide Chœloptenis auf die Echiniderteier and iiber die antagonische Wirkung der Spernîrs. fremder Tierkiassen auf der Befruchtungfâhigkeil der Geschlechtelemen'E THEORIE DE I. HÉRÉOrrÉ 215 rable les spermatozoïdes de Strûngylocentrotus ei ceux d'Bipponoë demeurent respectivement entiers et actifs dans les ovules de Sphœrechinus et de Toxopneustes. Ce n'est pas tout encore. Tennent' met en pleine évidence ce fait que l'interaction des gamètes change si, ces ga mètres demeu- rant comparables entre eux, le milieu subit une modification. Tandis qu'en fécondant Toxopneustes variegatus par Hipponoé esculenta dans leau de mer normale, le spermatozoïde reste entier, il est par- tiellement éliminé lorsque la fécondation a lieu dans l'eau de mer légèrement acidifiée. Un renversement de la dominance en est le résultat morphologique, les larves n'appartiennent plus au type Hipponoé, mais au type Toxopneustes. Les expériences de Godlewski - fournissent une indication de même sens. Si, en effet, le sperma- tozoïde de Chétoptère provoque la dégénérescence de l'ovule d'Oursin dans l'eau de mer normale, cette dégénérescence ne se produit plus, si l'œuf séjourne une vingtaine de minutes dans une eau hypertonique l'œuf se segmente et donne une larve. En tout ceci, un point reste à éclaircir. Au cours de l'interaction des gamètes, les noyaux influent-ils directement l'un sur l'autre, ou le corps cellulaire prend-il part au processus? Les géniticiens estiment, d'une manière plus ou moins explicite, que les facteurs », quelle que soil leur nature et leur localisation, exercent les uns sur les autres une action élective et immédiate, comme s'ils for- maient des paires ou des groupes antagonistes. Morgan pousse le souci de cet antagonisme jusqu'à supposer que les chromosomes homologues se rangent parallèlement l'un à l'autre, de telle sorte que les facteurs » opposés se fassent vis-à-vis-^. En réalité, les faits observés montrent que le sarcode cellulaire joue, dans le phénomène, un rôle au moins aussi important que la substance nucléaire. Les expériences de Boveri sur les œufs d'Ascaris, celles il j Hegner sur les œufs de Chrysomète permettent de le penser; les constatations directes de Baltzer^ autorisent une affirmation péremptoire. En etïet, dans la fécondation de Sp/tœrechinus par S trongylocentrotus, ïéUminaiion partielle du noyau mâle se produit 1. D. H. Tennent, The dominance of maternai or of paternal characters in Echinoderm hybrids, Arch. f. Entwick. mecfi.. 29, 1910. 2. Op. cil. 3. Revue Philosophique, p. 123. 4. Op. cit. 216 ' REVUE PHILOSOPHIQUE aussi bien, que l'ovule soit ou entier et nucléé ou réduit à un fragment non nucléé. On ne peut souhaiter démonstration meilleure de l'interaction générale qui s'établit entre les divers composants de l'ovule et ceux du spermatozoïde, dès l'instant où la fécondation a lieu. La donnée a, pour nous, une très grande importance; elle complète notre connaissance des processus relatifs à la continuité héréditaire, en montrant que ces processus siègent non dans une partie, mais dans l'ensemble de la substance des gamètes. Car les phénomènes que ces expériences diverses mettent en relief sont, à proprement parler, les phénomènes même de l'héré- dité. L'évidence s'impose, en effet. Toutes ces modifications que subit la substance du noyau, et sans doute aussi celle du corps cellulaire, retentissent nécessairement d'une façon directe ou indirecte sur le sarcode tout entier de l'œuf et, par suite, sur l'ensemble de l'organisme pluricellulaire qui en provient. Tennent lui-même, sans en apercevoir peut-être toute la portée, constate que la dominance » appartient à l'espèce dont les chromosomes demeurent intacts, et qu'elle fait défaut quand les noyaux des deux espèces dégénèrent partiellement tous deux. Dès lors, s'impose sans restriction la généralisation de ces divers résultats à tous les faits touchant l'hérédité. La dégénéres- cence nucléaire, qui traduit à nos yeux les résultats de l'interaction, reconnaît certainement tous les degrés. Complète dans les cas extrêmes où la fécondation s'effectue entre organismes particuliè- rement hétérogènes, elle est partielle en d'autre cas et ne se pro- duit pas dans certains autres. Quand elle se produit, elle intéresse un seul gamète ou les deux. Il importe fort peu que le processus siège uniquement sur le noyau, ou à la fois sur le noyau et le corps cellulaire. L'essentiel consiste en ceci que le processus se présente avec des modalités très diverses, qui vont de la disparition totale à la complète persistance morphologique. Cette dernière apparence elle-même masque certainement des états variés; elle s'allie, suivant les cas, à l'absence d'activité physiologique ou à un fonc- tionnement intégral, avec toutes les transitions. Lorsque, en elTet. les substances plastiques se trouvent à la limite de la dégénéres- cence, l'édifice colloïdal demeure entier, mais ces substances n'en sont pas moins frappées d'inactivité; elles ne prennent plus aux E. RABAUD. — ESQUISSE d'uNE THÉORIE DE l'hLRÉDITÉ 217 échanges généraux du sarcode la part qa'elles y prennent lorsque leur intégrité est entière. Entre cette inactivité et l'activité normale existent certainement une série infiniment grande d'états intermé- diaires. Toutefois, si la notion des degrés de dégénérescence, et surtout de fonctionnement, a pour nous une importance considérable, elle ne suffît pas, seule, pour nous conduire à l'explication que nous cherchons. Il faut encore ajouter que ces processus n'intéressent pas au même titre le noyau tout entier ou, d'une façon plus géné- rale, l'ensemble des substances plastiques. Or, nous constatons, précisément, que toutes les parties du noyau ne se comportent pas de la même manière; certains chromosomes disparaissent, tandis que d'autres persistent. Tous, pourtant, sont placés dans les mêmes conditions. Ce résultat ne saurait surprendre, car il existe nécessairement, entre les diverses substances plastiques, des différences qualitatives. L'accord, sur ce point, est depuis long- temps acquis. Néanmoins, les résultats des fécondations hété- rogènes sembleraient indiquer que ces différences portent sur des chromosomes entiers, cotnme si la substance de chacun d'eux était tout à fait homogène. S'il en était ainsi, il faudrait accepter le fait et tâcher de le comprendre en fonction de tous les autres. Il y a cependant lieu de penser qu'un chromosome n'est pas une masse qualitativement homogène, mais bien un mélange de substances plastiques nombreuses, au même titre que le reste du sarcode des gamètes. Les dégénérescences partielles observées dans certains blaslomères de l'œuf d'Ascaris prouvent nettement l'hétérogénéité des chromosomes. Nous possédons ainsi tout un enchaînement de données, dans lequel l'hypothèse n'occupe, pour ainsi dire, aucune place et qui va nous permettre de relier entre eux, de comprendre par suite, it- apparences héréditaires les plus disparates. Il ne nous le permettra, cependant, que dans la mesure où nous aurons saisi l'idée générale qu'il renferme. Cette idée, la voici La caryolyse implique assurément des différences dans la nature des gamètes qui s'unissent. Puisque celte caryolyse, passant par une série de transitions, aboutit à la simple inactivité physiolo- gique, c'est que les dilTérences gamétiques passent, elles aussi, par 218 REVUE PHILOSOPHIQUE une série d'intermédiaires; parfois considérables, parfois aussi elles sont nulles. Dans un très grand nombre de cas, des différences, très légères mais indubitables, existent entre les gamètes dune même espèce, suivant leur sexe ; les croisements réciproques effectués par Baltzer et par Tennenl en fournissent la preuve l'interaction de l'ovule d'Hipponoë et du spermatozoïde de Toxopneustes n'est pas exactement comparable à l'interaction du sperme d'Hipponoë et de l'ovule de 7'oxopneustes. Dans d'autres cas, cette interaction peut être de même sens, elle peut être aussi renversée. Tel est le point essentiel le sarcode d'un sexe diffère plus ou moins, mais il diffère du sarcode de l'autre sexe; à tout prendre, même, il ne peut jamais y avoir entre eux identité chimique, et dès lors, toute fécondation est mie fécondation hétérogène. Le processus de la double continuité et de la double similitude dépend étroitement de cette hétérogénéité. IV. — Le mécanisme de l'uérédité. Nous pouvons donc maintenant essayer de comprendre ces processus et leur mécanisme, ce qui revient à interpréter les aspects morphologiques à la lumière des connaissances que nous venons d'acquérir. Ces aspects morphologiques résultant néces- sairement et exclusivement de la manière dont se comportent, au cours de la fécondation, les substances plastiques constitutives des gamètes, le problème se ramène à rechercher les divers modes possibles de ce comportement. Sur la nature véritable des relations qui existent entre ces substances plastiques et les caractères exté- rieurs, nous ne nous arrêterons pas tout d'abord; l'étude de ces relations exige l'examen préalable du phénomène à une autre échelle il convient de procéder par approximations suc'^-';!^ '"^. i. Le point de vue morphologique. — Nous plaçant donc dans l'hypothèse d'un croisement entre races pures, voyons comment les diverses éventualités cadrent, ^ la première génération, avec les faits relatifs à l'interaction des gamètes. a La dominance mendélienne proprement dite ne soulève aucune difficulté d'interprétation. Lorsque l'accouplement d'une Souris grise avec une Souris blanche donne exclusivement naissance à E. RABAUD. — ESQUISSE d'cNE THÉORIE DE l'hÉRLI ' les Souris grises, nous nous rendons compte que le gamète de l'individu blanc demeure en tout ou partie inactif sous l'action du gamète de l'individu gris. Le fait que la ségrégation se produit à la deuxième génération prouve, d'ailleurs, que la récessivilé dépend bien dune simple inactivité et non d'une destruction de la substance du gamète. 6 L'absence complète de dominance, processus exactement inverse du précédent, ne soulève pas plus de difficultés d'interpré- tation. Ici, en efl'et, l'accouplement de deux individus de race pure donne des individus ditîérents à la fois des deux parents, qu'ils aient un aspect intermédiaire ou un aspect nouveau sans rapport évident avec celui de l'un ou l'autre parent. La production des plantes à fleurs roses par croisement d'une plante à fleurs rouges et d'une plante à fleurs blanches exprime nettement le phénomène. Suivant toute évidence, les deux gamètes unis exercent l'un sur l'autre une influence exactement comparable; que leur substance devienne partiellement inaclive ou demeure complètement active, tous deux prennent une pari égale au développement de l'indi- vidu. Tout se passe comme si les deux substances se mélangeaient d'une façon assez intime. En tout cas, l'aspect extérieur résulte d'échanges complexes que les deux substances effectuent entre elles, directement ou indirectement. Et l'on conçoit que celte interaction produise un aspect nouveau paraissant intermédiaire. Ces deux phénomènes, dominance complète et production d'ia- krmédiaires, répondent donc à deux modalités d'un même proces- sus. L'opposition que les généticiens ont vue entre elles réside uniquement dans l'aspect extérieur et ne correspond à aucune réalité. La considération des faits cylologiques montre, dans les deux cas, la similitude fondamentale entre la substance des parents et celle des descendants ; elle nous amène, en outre, à placer entre ces deux modalités de l'interaction des gamètes, deux autres moda- lités, pour l'interprétation desquelles les généticiens ont fait de grands efforts d imagination. c La première est la dominance incomplète. Son interpréta- tion découle naturellement de tout ce qui précède. Le fait qu'une Souris grise accouplée avec une Souris blanche donne naissance à des Souris grises portant une ou plusieurs taches blanches traduit à la fois la dominance et l'absence de dominance. L'un des gamètes 220 REVUE PHILOSOPHIQUE provoque évidemment l'inactivité de l'autre, mais une inactivité relative. 11 s'ensuit que les deux gamètes prennent part au dévelop- pement, bien que d'une manière inégale; le gamète du parent gris prédomine, il ne domine pas, et le gamète du parent blanc fait sentir son action. Comme les divers hybrides issus de l'accouple- ment gris et blanc diflèrent les uns des autres à des degrés très divers, ces différences se traduisent par une prédominance variable du gris sur le blanc; l'essence du processus n'en est nullement affectée. d Une interprétation très comparable, plus délicate cependant, s'impose pour l'autre modalité qui tient des deux processus extrêmes. 11 s'agit de la production de formes en série continue, consécutive à l'accouplement de deux races pures. Les croisements de volailles à crête simple avec des volailles à crête en forme de pois en fournissent un cas très remarquable. Accouplées entre elles, ces deux races donnent naissance à quelques individus por- teurs d'une crête simple, à quelques autres porteurs d'une crête en pois, et à un plus grand nombre d'autres portant des crêtes de formes intermédiaires. Les croisements de Souris grises et de Souris noires donnent parfois un résultat analogue dans la même portée existent, côte à côte, des individus noirs, d'autres gris et toute une série à teintes graduées entre le gris et le noir. Les généticiens ont renoncé, implicitement du moins, à inter- préter ces cas suivant les règles mendéliennes strictes et restent dans l'expectative. En faisant appel aux données expérimentales précédentes, on parvient à un degré d'approximation asssez satis- faisant. Dans ces formes en série, il faut considérer, d'une part les extrêmes et d'autre part les intermédiaires. Les extrêmes se ramènent, en somme, à un cas de dominance renversée, puisque soit l'un, soit l'autre des caractères considérés apparaissent seul chez certains individus; quant aux intermédiaires, ils ont toutes les apparences d'un mélange des extrêmes, mais d'un mélange en proportions variées, — ce terme de mélange n'ayant ici qu'un sens purement morphologique. A considérer les faits d'un point de vue statique, cette double interprétation ne soulève aucune objection. Seulement, il ne faut pas oublier que toutes ces formes, les extrêmes comme les moyennes, se rencontrent dans une même portée et dérivent, par conséquent, des mômes parents. Or, on E. RABAUD. — ESQUISSE d'u>E THÉORIE DE l'hÉRÊDITÉ 221 serait logiquement tenté d'admettre que les qualités du sarcode des gamètes d'un individu donné sont assez comparables dun gamète à l'autre et devraient se comporter constamment de la même manière, ce qui a lieu, du reste, dans un assez grand nombre de cas. Toutefois, les expériences de Tennent prouvent que les influences extérieures modifient sensiblement l'interaction des gamètes et la modifient d'une manière graduée, en corrélation même du degré d'intensité de ces influences. En outre, j'ai observé, chez les Souris, que les portées renfermant des formes intermé- diaires succédaient constamment, pour un même couple, à des portées renfermant la forme dominante seule, comme si ce couple se trouvait soumis dune manière intermittente à une action modi- ficatrice. Et, précisément, pour ce qui est des Rongeurs, les recherches de Maignon^ montrent que, suivant la saison, le Rat subit des changements appréciables qui se manifestent par sa résistance à l'action toxique de l'albumine d'œuf; la sensibilité passe au maximum en mai et octobre. Cette sensibilité pour les influences extérieures dépend .sans aucun doute de l'organisme entier elle nous autorise à penser que le sarcode des gamètes est également sensible aux variations des circonstances environnantes. Que cette sensibilité soit saisonnière ou permanente, peu importe et toutes les éventualités doivent être tenues pour réalisables. De plus, les conditions externes n'étant pas nécessairement les mômes pour chaque gamète, le résultat de leur interaction ne sera pas le même dans tous les cas ; parfois l'un d'eux rendra l'autre inactif et réciproquement, parfois leurs systèmes d'échanges se combine- ront dans des proportions variées. Traduire ainsi les faits n'en donne assurément pas une explica- tion complète, mais oflYe l'avantage de rester dans le domaine des données concrètes. Cela vaut mieux, en tout état de cause, que la solution verbale proposée sous le nom de mutations infixables >>, de facteurs à potentialité variable » ou tout autre analogue. Au surplus, le rôle des influences externes sur l'interaction des gamètes est un fait d'expérience dont l'application ne soulève aucune difficulté dans le cas de dominance renversée. Les expé- 1. r. .Maignoa, Influence des saisons sur la toxicité de l'albumine uc chez le Rai blanc, C. R. du Congrès de VA. F. A. S., t9U, p. 553. ' 222 REVUE PHILOSOPHIQUE rieuces de Tennent, que je rappelais plus haut, éclairent d'une vive lumière une série de faits de cet ordre. Elles permettent de choisir entre diverses hypothèses antérieurement proposés pour expliquer les faits constatés par Vernon^ chez les Oursins de domiriance paternelle en hiver et maternelle en été^. Vernon invoquait l'étal de maturité des produits sexuels, tandis que Doncaster y voyait l'effet de la température. La maturité des gamètes n'intervient probablement à aucun titre; l'influence thermique paraît beaucoup plus vraisemblable, mais elle n'est qu'un élément de l'influence saisonnière en général. Si elle se fait sentir chez les Oursins en modifiant l'eau de mer, elle exerce également son action sur d'autres organismes, mais forcément par d'autres moyens, parmi lesquels la température, l'éclairement, l'état hygrométrique entrent en ligne de compte. C'est ainsi que Federley a observé un renver- sement marqué de la dominance dans le croisement de deux Lépi- doptères {Pigœra pigraxP. curtula, les produits de la génération du printemps ressemblant au premier et ceux de la génération d'été au second^. Tower, de son côté, a obtenu, d'un même couple de Chrysomèles, des produits différents en modifiant les conditions de température et d'humidité^. Ces faits ne sont assurément pas isolés, mais il ne faut les géné- raliser qu'avec prudence. D'ailleurs l'influence des agents externes sur les organismes ne se traduit pas forcément toujours par un renversement de la dominance; seulement les changements de cet ordre soulignent l'importance, trop souvent niée, du milieu dans la constitution des sarcodes et les phénomènes héréditaires. e Dans tous les cas, c'est à la constitution des sarcodes que nous devons encore avoir recours pour expHquer un autre mode de renversement de la dominance, celui qui se produit dans les croisements réciproques. On sait que l'accouplement Jument et Ane donne un Mulet, tandis que l'accouplement Anesse et Cheval 1. H. M. Vernon, The relations between Ihe hybricl and parental Forms oi Echinoïd larvoe, Proc. roij. Soc. London, 1898, p. 228. 2. L. Doncaster, Exporiment in Hybridization with cspecial référence to the Efîert of condition on dominance, Philos, transactions, 1903, p. 119. 3. H. Federley, Vererbungstudien an der Lcpidoptcren gatlung Pigœra, Arck. f. liassen, 1911. i. W. L. Tower, The détermination of dominance and the modification of behavior in alternative Mendelian inheritance, by conditions surrounding, or incident upon the germ cells at fertilization, Biolog. Bullet., 1910, p. 285. E. RABAUD. — ESQUISSE D U>E THÉORIE DE L HÉRÉDITÉ 223 donne un Bardeau. Entre ces deux produits, les différences sont assez sensibles pour avoir attiré l'attention depuis des temps très anciens. D'ailleurs, d'autres faits du même genre sont également connus. Les Pois à graines anguleuses fécondés par des Pois à graines denticulées donnent des Pois à graines rondes, tandis que le croisement réciproque donne des graines denticulées. Chez les Lépidoptères du groupe des ZygènesS ce phénomène n'est pas rare; on le rencontre aussi chez le Ver à soie"-. Ces faits indubitables s'accordent mal, paraît-il, avec l" hypothèse factorielle. Plate nie simplement les différences entre Mulet et Bardeau 3, sous le prétexte que si l'on met en série un certain nombre de Mulets et de Bardeaux, on trouve tous les passages entre l'Ane et le Cheval. Mais Plate ne dit pas, et pour cause, si les individus les plus voisins du Cheval sont indifféremment des Mulets ou des Bardeaux, et inversement. Il garde, de même, le silence sur d'autres faits de ce genre. Ces faits, du reste, manque- raient-ils, que les expériences de Tennent comme celles de Baltzer en montreraient la possibilité, puisqu'elles mettent en évidence des différences cytologiques considérables dans les fécondations réci- proques. Au surplus, les difîérences de constitution sarcodique sui- vant les sexes ne font aucun doute, bien que ne se traduisant pas toujours d'une manière très visible, en dehors des caractères sexuels proprement dits. Ce sont des faits consacrés par l'expérience, et pour lesquels les facteurs » ne fournissent aucune explication satisfaisante'. Ainsi, sans sortir du domaine des données positives et sans faire appel à aucune hypothèse indépendante de ces données, nous par- venons à rendre compte des apparences morphologiques des indi- vidus de la première génération issus de croisements entre races pures. 1. W. Tu! t. A antural History of he British Lepidoptera, t. V, 1908. 2. G. Coutagne, Recherches expérimentales sur l'hérédité chei les Vers à soie, Bulletin Se. France-Belgique, t. XXXVII, 190 J, p. 117. 3. Plate, Op. cil. 4. Il semble qae la dénégation assez ridicoie de Plate provienne de la diffi- culté de mettre ces faits en facteurs ». Bateson y est parvenu dans le cas des Pois et se déclare satisfait en pensant que les Pois à graines anguleuses ne renferment pas le » caractère • denticulé. Je m'étonne qu'il n'ait pas imaginé mieux que cela avec l'hypothèsp d'un facteur • spécifique S, supposé domi- nant chez le mâle et à dominance variable, hypothèse conforme aux habitudes des mendéliens, on 'E THÉORIE DE LHÉRÉDITÉ 229 extérieur corrélatif. Comparant cet aspect extérieur à celui des parents, nous concevons entre des caractères », dont les uns dominent les autres, un véritable antagonisme ». Ce ne peut- être là qu'une formule verbale, car le fait de dominance incom- plète », le fait qu'un caractère extérieur peut être remplacé par une série d'autres qui ne lui sont ni plus ni moins opposés, ruinent à eux seuls l'idée que pourrait recouvrir le terme d' antago- nisme ». De toute façon, l'apparence extérieure de dominance ou de récessivité doit se comprendre comme la résultante d'un pro- cessus d'ensemble, plutôt que comme l'effet local de l'interaction de deux parties isolées dans le sarcode. Plus tard, lorsque la gamétogenèse se produira dans l'individu de première génération, un nouveau brassage des substances plastiques entraînera la répartition de ces substances dans les différents gamètes, et il en résultera une ségrégation. Celle-ci soulève alors une nouvelle question. Lorsque les parents de race pure diffèrent par plus d'un carac- tère extérieur, la ségrégation s'etTectue de telle sorte, nous l'avons vu, que ces divers caractères, au lieu d'être groupés, chez les individus de deuxième génération, de la même manière que chez les parents purs, sont souvent répartis d'une autre façon; tout se passe comme s'il se produisait un véritable chassé-croisé. En accouplant, par exemple, une Souris grise normale avec une Souris blanche luxée, tous les individus de première génération sont gris et normaux; mais parmi ceux de la seconde, un certain nombre sont gris et luxés, d'autres blancs et normaux. Quel est le substrat cytologique de ce fait morphologique? Ce fait dépend, suivant toute vraisemblance, du mode de répartition des substances plas- tiques; la présence de lune ou de plusieurs d'entre elles dans un complexe sarcodique entraîne l'apparitition d'un membre luxé, tandis que la présence d'une ou plusieurs autres entraîne l'appari- tion d'un membre normal, et ainsi de suite on ne peut se sous- traire à cette conséquence de l'ensemble des données acquises. Revenons-nous alors, par une pente fatale, à la conception des particules représentatives? Devons-nous admettre que les sub- stances déterminent nécessairement un E THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 231 i entre elles peuvent disparaître. Sans aller jusque-là, il suffit que leurs propriétés ne s'exercent point dans des conditions normales pour qu'il en résulte des apparences morphologiques inaccou- tumées. C'est une source de variations, quelle que soit l'amplitude !'• celles-ci. Au degré le plus élevé, à la limite même de la destruc- tion des substances plastiques, ces variations se confondent avec les monstruosités. Les expériences d'hybridation de Xewman^ i 'urnissent des indications dans ce sens les œufs de Fundxdus heteroclitus fécondés par du sperme de Maquereau {Scomber scom- ^li'îts OU même par du sperme d'un autre Funlulus {F. maïalis v»duisent des organismes tératologiques qui témoignent d'une inleraction très anormale des substances plastiques en présence. ^" manifestant pas les mêmes propriétés que dans les condi- î; >ns habituelles, elles engendrent un aspect extérieur forcément iifférent de l'aspect habituel. Cela ne se produirait pas, si les étaient vraiment capables de produire toujours les -mes résultats indépendamment des circonstances. Parler de acteurs » pouvant passer indifféremment d'un organisme dans 1 autre et de donner constamment naissance aux mêmes parties, ue correspond donc vraiment à aucune réalité. C'est, pour employer un mot que Morgan aime bien appliquer à autrui, une conception mystique » et sans solidité. Que deviennent alors les substances plastiques dans la seconde ventualité, lorsque, d'un croisement, résulte un organisme d'aspect intermédiaire durable? Du point de vue morphologique, l'idée d'un mélange s'impose dès l'abord. Du point de vue cyto- logique, comment ce mélange peut-il être compris? Admettrons- nous, non seulement que les substances plastiques réagissent de manière analogue dans des complexes différents, mais encore qu'une influence élective unit deux de ces substances en particu- lier? Nous venons de nous expliquer sur ces deux points. Si le premier nous a paru correspondre aux données acquises, nous navons pas cru pouvoir admettre le second. Les raisons restent ici les mêmes. Certes, aucune impossibilité de fait n'empêche la réalisation matérielle d'un mélange de substances plastiques 1. H. H. Newman, On the production of monsters bv hybridization, Biolog. Bullef., XXXU, 1917, p. 306. 232 REVUE PHILOSOPHIQUE mais Texplicalion de l'aspect intermédiaire durable ne la rend pas nécessaire. Il suffit que, par un moyen ou par un autre, les sub- stances analogues dont l'activité, s'exerçant dans le même sens, produit un aspect mixte soient constamment maintenues dans le même complexe. Elles se rencontrent au moment du croisement des individus de race pure, et l'aspect mixte du produit de première génération résulte alors de la part que chacune d'elles prend aux échanges. Quelles que soient leurs relations topographiques dans le complexe, elles se sépareront ou resteront ensemble au moment de la gamétogenèse, sous des influences que nous ignorons et qu'il serait vain de chercher à deviner. Constatons seulement le fait de possibilité d'une association durable. Je remarque, au surplus, que cette association durable de deux substances — ou groupe de substances — ne doit pas forcément donner naissance à un organisme d'aspect intermédiaire^. L'acti- vité des deux substances n'est pas nécessairement équivalente; elle peut être plus considérable pour l'une que pour l'autre, et cette différence se traduira dans l'apparence extérieure, qui se rapprochera plus ou moins de celui de l'un des parents de race pure, si bien qu'entre les deux extrêmes se placent toutes les tran- sitions. Rien n'empêche, par conséquent, que l'activité ne soit pratiquement nulle pour l'une des substances. En ce cas, si à la première génération l'une des formes parentes domine l'autre, la dominance persiste dans les générations successives et la ségréga- tion n'a pas plus lieu que lorsque les deux substances sont toutes deux pratiquement actives, à des degrés divers. A cette question des intermédiaires stables, se rattache celle de la dominance transitoire », signalée par A. Giard pour la première fois^. Le plumage des jeunes Oiseaux issus de l'union d'un Chardonneret et d'un Serin rappelle constamment, jusqu'à la première mue, celui du Chardonneret, puis il présente un aspect mixte, tenant à la fois des deux ascendants. Le phénomène est héréditaire, du moins chez d'autres hybrides, telles les Souris grises, résultant de l'accouplement d'une grise et d'une blanche, 1. Par intermédiaire », il faut entendre aussi bien les aspects où deux caractères relativement à ces facteurs. Or, les faits morphologiques s'accordent, à cet égard, avec tous les faits cytologiques et particulièrement avec ceux de la karyokinèse. Lorsque la division a eu lieu, quand le noyau se reconstitue, les chromosomes s'allongent, leur substance s'étire en filaments qui passent de l'un à l'autre et forment un réseau com- pliqué de fines anastomoses. Ce réseau" disparaît et les chromo- somes reprennent leur aspect au moment où une division va s'opérer. Le même processus recommence ainsi, indéfiniment, et il serait surprenant que, dans ces alternatives, une partie de la sub- stance d'un chromosome ne restât point associée à la substance dune autre tous les échanges, tous les regroupements parais- sent donc possibles. Sans doute, les chromosomes eux-mêmes ne disparaissent jamais entièrement; il en reste un axe ténu, mais constamment visible-; il n'en est pas moins vrai que la substance 1. Et. Rabauil, Sur une variation héréditaire spéciale au sexe mâle les Souris grises blairehissant, C. R. Soc. 1915, p. 58. 2. Armand Dehorne, Recherches sur la division de la cellule, Arch. de Zool. exp. et gén., 5' série, IX, 1911. 234 REVUE PHILOSOPHIQUE qui se concentre autour de cet axe peut subir et subit des chan- gements importants. Et si nous voyons aisément ces processus dans le noyau, en raison des facilités techniques, nous devons penser que des processsus comparables ont lieu dans l'intérieur du corps cellulaire. En conséquence, les affirmations relatives à la pureté des gamètes », à l'individualité des chromosomes, ne doivent peser d'aucun poids dans notre recherche. Au cours du brassage dont un complexe sarcodique est le siège, toutes les modalités se pro- duisent, et si, sous des influences fort mal connues, certaines d'entre elles se produisent plus fréquemment que d'autres, ce n'est pas une raison pour nier la possibilité de ces dernières. V. — Croisement et variation. Par là nous sommes amenés à la seconde partie du problème qni nous occupe, celui de la variation sous l'influence immédiate de la fécondation. L'idée remonte à Linné, pour qui les diverses espèces d'un même genre proviennent toutes, presque exclusive- ment, par voie de croisement, d'une unique espèce initiale. Plusieurs généticiens modernes, à la suite de Weisraann, repren- nent et précisent cette idée. Pour eux, l'évolution des formes ne reconnaît d'autre processus que l'hybridation. Le nombre infini des espèces résulterait donc uniquement des combinaisons diverses d'une quantité considérable de caractères » ou de facteurs » appartenant, à l'origine, à un petit nombre d'organismes différents dont la genèse demeure obscure. Assurément, nous l'avons vu, l'hybridation détermine, parmi les substances plastiques, des arrangements divers et il en résulte des aspects morphologiques assez variés. On ne saurait, néanmoins, parler de variation. Variation implique changement; or, compa- rant l'hybride à ses ascendants, constatons-nous un changement ? Oui, si nous opposons séparément l'hybride à chacun des individus- souche; il diffère, en effet, de l'un et de l'autre, parfois môme à un degré très accusé, et la dissemblance conduit à parler de varia- tion. Pourtant, l'hybride ressemble à la fois à ses deux ascen- dants, et si nous analysons en détail les traits de similitude mor- phologique, nous les partageons, si l'on peut dire, en deux parties, E. RABAUD. — ESQUISSE d'oE THÉORIE DE l'hÉRÉDITÉ 235 dont chacune se rapporte à l'un des parents. Désignant, par exemple, les caractères extérieurs des ascendants par A. B. C. D. E. P.... et a. b. e. d. e. f...., le descendant sera repré-"^*'- ^n- une formule de ce genre Ab cDEP, ou toute autre analogue, qui renferme deux groupes distincts AD E F et b c. La signification véritable de celte formule ressort de ce qui précède; il ne s'agit nullement d'une similitude limitée à des caractères extérieurs, mais bien d'une similitude fondamen- tale des substances constitutives résultant de la fusion de deux complexes en un troisième. Physiologiquement comparable à ses composants, ce* nouveau complexe possède, par suite, l'ensemble de leurs propriétés qui se manifestent de la même manière. Nous pouvons donc, à juste titre, parler de similitude et de continuité ramenant Thybride à sa souche, nous ne constatons aucun chan- gement, aucune variation. Quel que soit le nombre des combinai- sons réalisables, nous aboutirons à la même conclusion la diver- sité apparente des formes masque l'absence de toute modification essentielle. Parfois, cependant, le croisement détermine des variations véri- tables, car il engendre parfois une dissemblance complète et durable entre ascendants et descendants. Dès que les complexes mis en présence dilTèrent, en eftet, d'une manière assez accusée, ou bien la fécondation se confond avec la parthénogenèse ou bien. ce qui est plus fréquent, les substances plastiques manifestent des propriétés qu'elles ne manifestent pas dans les conditions nor- males. En outre, ces substances peuvent subir des modifications chimiques qui transforment un complexe entier, quelle qu'en soit d'ailleurs la traduction morphologique isomérie, polymérisation, dissociation, combinaisons variées, les possibilités sont infiniment nombreuses. Mais chacune ne se produit que dans des conditions déterminées. En effet, tant qu'un organisme continue de vivre dans le même milieu, tant qu'aucune énergie étrangère n'intervient, il demeure semblable à lui-même, car il ne renferme rien en lui qui puisse provo- quer un changement quelconque. De plus, comme, dans le plus grand 236 REVUE PHILOSOPHIQUE nombre des cas, les organismes qui s'accouplent diffèrent relative- ment très peu, l'union de leurs gamètes n'entraîne aucune réac- tion spéciale. De là résulte que les conditions de variations ne se rencontrent pas très fréquemment. Elles se rencontrent pourtant, même dans les accouplements entre organismes très voisins, voire issus d'une souche commune. J'ai obtenu, pour ma part, des Souris luxées »K, auxquelles j'ai déjà fait allusion, qui ne peuvent avoir d'autre origine que l'interaction des gamètes; du moins, aucune influence expérimentale n'a été mise en jeu pour les produire. Le fait de variation ne saurait être contesté; l'atrophie de la jambe postérieure qui caractérise ces Souris ne se retrouve à aucun degré chez aucun ascendant; de nombreux couples appar- tenant à la même lignée n'ont fourni que des Souris normales. Mais dans ce cas, une remarque s'impose. Si l'interaction des gamètes de quelques couples provoque subitement un changement durable dans la constitution de l'œuf, il faut penser que leur hété- rogénéité s'était préalablement accrue et, par suite, que ces gamètes, ou l'un d'eux, tout au moins, avaient subi une modifica- tion marquée. Celle-ci ne peut provenir que d'une modification subie par l'organisme entier. Or, cet organisme n'a pas changé spontanément et le fait seul de l'hybridation ne fournit pas une explication suffisante, puisque la majorité des individus de la lignée sont complètement normaux. Nous arrivons donc forcé- ment à admettre l'action de circonstances environnantes mécon- nues, peut-être inappréciables pour nous, assez intense toutefois pour accentuer l'hétérogénéité de deux sarcodes et déterminer une variation chimique. Il advient évidemment que les individus accouplés sont, dès l'abord, assez dissemblables pour qu'une telle variation se produise par le fait seul de la fécondation. Mais si nous reciierchions l'origine de cette dissemblance immédiate, nous retrouverions encore les circonstances extérieures. Sans nous attarder à cette recherche, constatons simplement que des variations véritables résultent de la fécondation croisée, par interaction directe des gamètes. Que se passe-t-il exactement au cours de cette interaction ? 1. Et. Rabaud, Sur une anomalie héréditaire des meralres postérieurs chez. la Souris, C. R. Soc. fnoL, 1914, p. 411. E. RABAUD. — ESQUISSE d' THÉORIR DE l'hÉRÉDITÉ 237 Aucune indication positive n'existe à ce sujet, qui légitime la moindre hypothèse. Des connaissances acquises, nous pouvons seulement inférer que la variation ne porte pas sur une partie des gamètes plutôt que sur une autre. A supposer que le noyau ait des propriétés spéciales de stabilité qui en fasse la substance héréditaire essentielle, celle-ci n'en est pas moins soumise à l'action du .sarcode entier, et le corps cellulaire suffit, à lui seul, pour déterminer chez elle des modifications importantes. Toute varia- tion de ce corps cellulaire devenant ainsi une variation d'ensemble, on ne saurait la négliger dans les questions d'hérédité ou de variation. IV. — Conclusions. Et ceci nous amène à la conclusion logique de cet essai d expli- cation des phénomènes héréditaires. Pour comprendre ces- phé- nomènes, il faut résolument abandonner toute conception qui ne s'aj'puie pas sans réserve sur les données positives de la physiologie de l'organisme et qui, par suite, ne fasse exclusivement état des propriétés physico-chimiques des matières vivantes. Si Ton s'écarte vie cette règle, comme le font, le voulant ou non, la plupart des généticiens, on aboutit à des théories artificielles, reposant sur des principes imaginaires, dans lesquelles les matières vivantes ne jouent, en fin de compte, qu'un rôle assez effacé. Or, dans l'organisme, nous ne connaissons que le sarcode qui le constitue toutes les propriétés de cet organisme se confondent avec celles du sarcode Que nous soyons conduits à admettre, pour ce sarcode, une structure hétérogène, cela ne signifie pas que chacune des parties qui le composent possède une véritable autonomie, puisse vivre indépendamment de l'ensemble, ou mani- fester des propriétés en dehors de toute action déterminante. Nous ne pouvons faire aucune distinction entre ces parties; même, au point de vue de Ihérédité, nous n'avons pas à choisir entre le groupe des substances nucléaires et celui des substances du corps cellulaire. Les données expérimentales montrent ces deux groupes étroitement unis en un système tel que la manifestation des propriétés de Tun dépend des propriétés de l'autre et inverse- ment; il suffira qu'une modification survienne dans l'un pour que 238 REVUE PHILOSOPHIQUE l'autre change aussitôt. Et quant à la durée de ce changement, quant aux qualités des influences qui le provoquent et qui le font temporaire ou permanent, nous ne savons actuellement rien. En toute occurence, tout se tient dans un organisme et l'héré- dité ne peut être expliquée ni comprise, si Ton n'envisage pas l'en- semble. Lorsque deux organismes difTérents s'accouplent, la con- stitution de leurs descendants dépendra de l'interaction générale des deux gamètes et non point de parcelles isolées de ces gamètes. Suivant le résultat de l'interaction, la double continuité et la double similitude se manifesteront, morphologiquement, dans un sens ou dans un autre. Naturellement, une conception physiologique de l'hérédité ne saurait, à l'heure actuelle, entrer avec précision dans tous les détails. Elle n'envisage que les grandes lignes, elle ne donne qu'un cadre où les particularités diverses trouveront leur place au fur et à mesure des acquisitions nouvelles. Déjà, d'ailleurs, y trouvent place un certain nombre de faits auxquels je n'ai pu m'arrêter dans cette esquisse. L'essentiel, au surplus, n'est-il pas de posséder un fil conducteur qui permette de se mouvoir dans un dédale de la plus extrême complication, qui donne à la recherche sa vraie direction? Sans doute, les théories morphologiques qui se partagent la faveur des biologistes se dressent sur un amoncelle- ment d'explications précises, touchant aux plus infimes détails. En regard, assurément, par son imprécision forcée, une théorie physiologique donne l'impression d'une réelle infériorité; cette infériorité fait sa force elle souligne notre ignorance au lieu de la dissimuler sous une précision trompeuse qui donne l'illusion de la réalité et stérilise par avance les recherches. ETIENNE RaBAUD. L'état d'esprit écossais dans la philosophie américaine du temps présent ^ La doctrine de Th. Reid, ainsi que je l'écrivais récemment, offre l'aspect d'un lendemain de catastrophe^. Elle est en effet d'une sagacité qui passe la timidité; d'un sens commun à ras de terre, à l'affût des idées et même des préjugés courants dont elle craindrait de trahir l'esprit en altérant la lettre. L'histoire nous eût-elle appris que celte doctrine ne survécut point à son auteur, personne n'eût donné tort à l'histoire. La philosophie de Reid n'en survécut pas moins à son premier représentant. Dugald Stewari prolongea son maître. Thomas Brown, dont la pensée paraît bien s'être retournée dans la direction de David Hume, n'attaqua jamais de front les idées de Th. Reid. Hamilton les reprit pour les défendre et les affermir. Il était né métaphysicien et logicien le psychologue, en lui, était inconsistant, médiocre à tout prendre. Ce que la philosophie du maître gagna aux commentaires et illustrations d'Hamillon, on ne le voit guère. On verrait plutôt mieux ce qu'y perdit la philosophie d'Hamilton, en vigueur cl en cohésion. Stuarl xMill s'est chargé de le faire voir en un livre justement célèbre. Et ce fut comme l'acte de décès d'une école pendant la durée de laquelle, frappé subitement d'anémie, l'esprit philosophique se laissa dis- soudre. Il ne regagna ses forces qu'au moment du Système de Logique, un chef-d'œuvre, sans doute, mais un chef-d'œuvre directe- ment inspiré de Hume. Il parut, à ce moment, que la philosophie 1. Cf. Douglas de Macintosh, The Problem of Knoweldge, l vol. in-l6, New- York, the Macmillao Company, 1915. Roy Wood Sellars, Cnlical Realism, l vol. in-8, Chicago, New- York, Rand Mac NoUy and Company. 2. Voir dans la Revue de Métaphysique et de Morale, la livraison de septembre 1916 Contingence et Catégorie. 2jr0 RtVUE PHILOSOPHIQUE écossaise », celle, qu'en France, avaient acclimatée Royer-Collard et, après Royer-Collard, Victor Cousin, n'allait plus faire parler d'elle. L'obscurité s'étendit progressivement sur les œuvres inpirées de son esprit. A l'heure où j'écris, personne ne lit les œuvres de Jouffroy. Nos professeurs de lycée parlent de ce sage avec respect. Ils le nomment encore. Ils ont perdu le goût de le citer. Peut-être, en le citant, n'apprendraient-ils à leurs élèves rien qui vaille d'être retenu. Après Jouffroy, dans son Traité des Facultés de l'Ame, Adolphe Garnier, titulaire en Sorbonne de la chaire de philosophie, essaya de prolonger la pensée de Th. Reid il n'en fit revivre que les qualités de circonspection; et les faits de conscience qu'il releva dans le champ de la psychologie, lui valurent une renommée de moraliste et de psychologue, surtout de moraliste, qui permit à son nom de survivre quelque temps à son œuvre. J'ai longtemps cru, pour ma part, qu'il n'y avait plus, qu'il n'y aurait plus de philosophie écossaise. Je l'ai cru, il est vrai, sans en être bien sûr, me disant de temps à autre que les lignes de moindre résistance trouvent toujours, à un moment ou à un autre, quelqu'un pour les suivre. Je ne m'étais point trompé j'en apporte aujourd'hui les preuves. I Ces preuves me sont venues d'Amérique. Deux livres y ont paru, à deux mois de distance, et qui forment un dossier des plus abon- dants et des plus riches le dossier du réalisme contemporain. Le premier a pour titre The Problem of Knowledge quatre cent quatre-vingt-cinq pages. Son auteur, M. Douglas Clyde Macintosh, est assistant de théologie systématique » — je traduis mot à mot — à l'Université de Yale. L'ouvrage est d'une étonnante richesse d'information. Toute la philosophie moderne y passe. Chacun de ses représentants y joue, presque simultanément, le rôle de témoin et celui de... prévenu; car tout philosophe qu'un autre philosophe s'apprête à critiquer est un prévenu d'inexactitude ou de paralo- gisme. Citer beaucoup de noms, et résumer beaucoup d'idées, en les critiquant, est le fait d'un auteur probe et soucieux de garantir ses témoignages. Il peut en résulter, néanmoins, quelque confusion chez le lecteur. Quand celui qui vous cite, en même temps vous L. DAURIAC — l'état d'esPRIT ÉCOSSAIS 241 discute, vos opinions ne lui suffisent ordinairement pas. A côté de celles qui sont bien vôtres, et que vous exprimez, il vous en prête que vous avez très souvent failli avoir et que vous lui rendriez volontiers. Vos opinions vraies en souffrent. D'où la nécessité de faire suivre le jugement rendu en première instance d'un jugement en appel. Mais qu'est-ce que l'histoire de la pensée humaine, sinon une suite de jugements destinés à en combattre d'autres, à en provoquer de nouveaux? M. Macintosh n'a vraisemblablement pas eu l'ambition de rendre des arrêts définitifs; il lui aura suffi d'en rendre de justes, et le ton qu'il prend pour les rendre est exempt de tout parti pris. C'est du meilleur augure. Je n'en compte pas moins sur YIndex des auteurs cités, à une ou deux unités près... deux cent trente noms ! Le premier est celui d'Albertus Magnus, le dernier, celui. d'Edouard Zeller. Vous allez trouver maintenant que c'est fort peu pour un livre de 503 pages, tables y comprises. Vous n'en lirez donc qu'avec plus de lenteur et de patience. Et vous n'en serez, à votre tour, que plus sûrement informé. M. Sellars, auteur du second livre CriticalJtealism, est assistant de philosophie à l'Université de Michigan. Ce philosophe a vrai- semblablement interrogé la majorité, la très grande majorité des penseurs dont M. Macintosh nous parle on s'en aperçoit à la rencontre. Il ne lui déplaira sans doute point que l'on s'en aper- çoive, mais ce n'est visiblement pas ce à quoi l'auteur tient le plus car il entend ne s'appuyer que sur ses propres recherches et sur ses propres réflexions. Il a de la dialectique et il en fait le plus habile usage. Et il sait ce qu'il en attend le succès d'un réalisme conforme à celui de Th. Reid conforme, non identique, car il sera nettement et franchement critique », autrement dit médiat ». Le nom donné à la doctrine de son choix par M. Macintosh sera celui de monisme épistémologique critique ». On en pourrait conclure à un désaccord entre les deux écrivains. Tel n'est pas mon avis. Le lecteur en jugera en son lieu. En attendant que le lecteur en juge, je lui promets, au nom de MM. Macintosh et Sellars, une réhabilitation du réalisme de Reid poussée aussi loin que le permettent l'état actuel de la science et de la philosophie d'aujourd'hui. Et donc je passe le chapitre premier de M. Macintosh, à peu près tout d'introduction, et j'arrive au chapitre deuxième qui a TOME LXXXV. — 1918. 16 242 HtVCE l>IllLOSaPHIQUE pour titre Dualisme et Agnosticisme conscients ». L'auteur discerne tout d'abord quatre positions à prendre. 11 distingue ; a le Monisme épistéraologique ; b le Dualisme épistémologique; c le Réalisme, et d l'Idéalisme épistémologiques », l'un et l'autre comme les deux positions qui précèdent. Et cette épithète d' épistémologique » a un sens précis. Le terme s'applique uni- quement à l'objet connu. On soutiendra le dualisme, si l'on juge que la réalité correspondant à l'objet connu diffère de cet objet. On sera moniste, au contraire, si l'on estime que ce qui est ne fait qu'un, numériquement », avec ce que l'on connaît ». On pourra, dès lors, être dualiste en n épistémologie » et moniste en métaphysique. Et il n'eût point fallu beaucoup prier Ch. Renou- vier pour lui faire dire que telle doit nous apparaître la doctrine de Kant. Ceci posé, admettez que la réalité nous soit accessible, que rien ne s'interpose entre elle et nous ; vous aurez écarté le dualisme, mais il faudra par après s'interroger sur la nature de ce réel plus ou moins directement saisissable. Or nous parlons des choses et, vraisemblablement, chacun de nous, quand il en parle, croit se comprendre. Nous parlons aussi des idées et puisque nous croyons devoir opposer les idées aux choses, notre aptitude à les définir implique notre capacité de les concevoir. Un pro- blème va naître comment doit-on concevoir ce réel que nous assurons pouvoir connaître en fonction de l'idée ? de la chose? de la matière? de l'esprit? Pour être moniste, on peut être réaliste ou idéaliste. Ce n'est point tout. 11 faut encore compter avec l'attitude » qui réagit -ur la doctrine au point d'en accentuer ou d'en atténuer ce qu'elle peut offrir, au premier abord, de rigide et d'intransigeant. Le dualisme de Reid est incontestable s'il lui plaît d'admettre des substances et de réduire à leurs qualités ce que nous en pouvons connaître. Et ce dualisme est absolument dogmatique. Maintenant abolissez la substance vous aurez, au dualisme de tout à l'heure, substitué le monisme. Mais si, en fin d'analyse, vous en arrivez à doter l'objet de qualités auxquelles il n'a droit que pen- dant sa perception, vous distinguez ces dernières de celles qui lui reviennent par droit d'existence, et, par suite, vous ne les lui attribuerez point au môme titre. Direz-vous des qualités secondes que ce sont là des apparences bien fondées »? Ces appa- rences s'évanouissent dès que la perception cesse. Je ne pourrai L.. DAURIAC. — l'état d'eSPRIT ÉCOSSAIS 243 donc afGrmer qu'un corps est sapide, à la manière dont je l'affirme étendu ou résistant. Et cela suffit pour imprimer au réalisme un caractère, non plus dogmatique, tel celui du sens commun, mais critique », tel celui pour lequel AL Macintosh se promet d'opter. Vous avez bien deviné, n'est-ce pas, qu'il sagit de répudier la distinction kantienne des phénomènes et des noumènes afin d'échapper à l'agnosticisme? Pour des motifs à peu près de même valeur, vous romprez en visière à l'inconnaissable spencérien; vous écarterez de propos délibéré, la thèse de la dualité des mondes et vous concentrerez, de ce chef, toute la discussion sur lalterna- tive idéalisme ou réalisme?' C'est d'ailleurs à l'histoire de l'idéa- lisme contemporain ou plutôt de ses viscissitudes et de sa désin- tégration » que l'auteur voudrait nous faire assister. Les discusions qui vont naître s'engageront donc aux abords du fameux * trou de la perception externe », si ce n'est même sur ses bords. 11 n'est pas évident, pour commencer, que Kant soit un philo- sophe agnostique. Du point de vue de M. Macintosh, qui serait facilement réductible à celui de Reid, on n'en saurait douter. Et l'on va tout de suite s'apercevoir que le . Aristote l'eût adoptée. Mais si, contrairement à la tradition du sens 1. L'idéalisme a le réalisme pour opposé direct. L'idéalisme n'en demeure pas moins lantilhèse indirecte du réalisme, s'il n'est de réalité que dans la conscience. 244 REVUE PHILOSOPHIQUE. commun, connaître, c'est rendre l'objetplus que sensible, intelli- gible », comment adresser à l'auteur, sur cette formule qui a con- struit tout un système épistémologique, le reproche d'agnosti- cisme? Le haussement d'épaules du kantien orthodoxe, si loin qu'on le jugeât d'être un argument sans réplique, n'en soulignerait pas moins une attitude très consciente et très ferme le renoncement à une vielle habitude, autrement dit à une vieille métaphore la métaphore de la connaissance-empreinte ou décalque. Je sais que M. Macintosh et, après lui, M. Sellars sont prêts à la dénoncer. 11 n'importe. Elle est à la base du réalisme vulgaire et c'est, au fond , ce réalisme que l'on voudrait essayer de rajeunir. Or je ne suis pas sûr, et cette opinion, chez moi, ne date point d'hier, que le véritable dualisme agnostique, contre lequel M. Macintosh a mis ses troupes en ligne, ne soit point du côté de Th. Reid, au moins autant que de celui de Kant. Si j'ai su lire Th. Reid, ce qui, contrairement à la réputation du philosophe, est loin d'être chose facile, j'ai com- pris qu'il nous était donné de saisir les qualités premières des corps, de les saisir dans leur être et non dans leur paraître, et ceci est, j'en conviens, le contrepied de l'agnosticisme. Mais ayant lu, chez le même Thomas Reid, que ces qualités étaient celles d'une substance affirmée réelle, et cependant inaccessible, n'ai-je point le droit d'insister sur l'impossibilité, pour nous, d'y atteindre, et n'aurai-je point raison d'appeler cela de l'agnosticisme? de l'agnos- ticisme, non plus à la manière de Kant, mais à la mode d'Herbert Spencer? Des deux positions la plus intenable, et je souhaiterais que ce fut l'avis de M. Macintosh, est celle de M. Spencer. Spencer, à l'imitation de Reid, admet un inconnaissable dont les manifes- tations seules nous apparaissent, sans qu'on ait le droit de les traiter comme de pures apparences ». Elles subsistent, en efTe!. par elle-mêmes, sans avoir besoin, pour les soutenir de notre regard ou de notre contact. Et ce qui leur permet de subsister n'est autre qu'un noyau exempt de toute propriété sensible, sur lequel les qualités se greffent comme si les qualités » possédées par la substance, l'étaient au sens littéral du terme. La substance selon Th. Reid, est un propriétaire de qualités. Et Herbert Spencer n'en- visage point autrement les relations de l'Inconnaissable avec les propriétés révélatrices de sa présence, dont on serait tenté de dire jue sans le faire aucunement connaître elles le représentent ». L. DAURIAC. — l'état d'esPRIT ÉCOSSAIS 245 On jugera peut-être Tinterprétation obscure et féconde en ambi- guïtés. Je ne saurais en proposer une autre. Mais j'en conclurai que. pour défendre la cause du réalisme, il fallait s'appuyer sur Thomas Reid, d'une part, et, de l'autre, se faire le moins d'illusion possible sur la fragilité de l'appui. J'ajouterai, à litre de corollaire, que l'agnosticisme de Spencer et de Reid compromet le réalisme que ces deux penseurs se sont engagés à défendre, et le compromet à un degré que ne me paraît pas atteindre l'éventuel agnosticisme de Kanl. Irai-je jusqu'à dire des réflexions qui viennent d'être faites qu'elles aient totalement échappé à M. Macintosh? J'ai, pour ma part, l'impression contraire. Je n'en regrette pas moins jue l'auteur, au lieu de faire halte devant les noms de Reid et de Spencer, ait jugé suffisant de ralentir le pas. Un débat véritable n'eût vraiment pas été de trop. On eût aimé savoir ce que serait devenue l'opinion de M. Macintosh devant les textes de la Dia- lectique trauscendantale, où Kant essaie de suspendre, pendant l'examen des deux dernières Antinûmies, l'imperméable opacité du noumène. Si embarrassante que semble la nécessité de se prouoncer en face de ces textes, les éluder devenait grave. Et je ne puis m'expliquer l'omission de M. Macintosh qu'en l'attribuant à des résistances dont le jugement n'est pas seul respon- sable. L'instinct qui a pousse Reid à l'adoption du . réalisme naturel » ne sommeille-t il pas en chacun de nous? Il s'est bien, de temps à autre, réveillé chez Descartes, pendant le travail des Médi- tation. Qui sait même, s'il ne s'est pas éveillé chez Kant au cours de la discussion sur les Paralogismes, alors que le souvenir de Berkeley lui causait un visible et insurmontable malaise? Serait-il décidé- ment plus aisé de réfuter les idéalistes que d'établir sur les ruines de leurs systèmes une doctrine de la réalité capable de satisfaire aux exigences souvent inconciliables du sens commun et de l'esprit philosophique? Telle paraît être le dessein de M. Macintosh. Et si l'auteur se montre attentif aux courants de la pensée contemporaire, c'est parce qu'il croit apercevoir entre leurs eaux un point de confluence c'est aussi parce que le grand cours d'eau formé de leur réunion lui paraît suivre une direction contraire à celle de l'idéalisme. 246 REVUE PHILOSOPHIQUE On a pu remarquer déjà, chez M. Macintosh, une tendance à diviser et à subdiviser. J'hésiterais à y voir un trait de l'esprit américain. Je ne puis oublier, cependant, qu'en Amérique, les philo- sophes aiment à travailler en commun, qu'ils ont dans l'Associa- tion américaine philosophique », un Comité des définitions ». J'ignore ce que l'on y fait mais il est assez inévitable que l'on n'y divise le travail. Or là où le travail est divisé, le sont aussi ses résultats. On y multiplie les accents, les nuances, les variations. Le pays exploré n'en devient que plus riche aux yeux de l'explora- teur, à moins que la multiplicité croissante des veines ne fasse tort au relief des artères. J'ignorais, avant d'à voir lu M. Macintosh, qu'il y eût tant de façons d'être idéaliste. Tantôt on ferait coïncider le réel avec la donnée immédiate de la conscience, tantôt pour le concevoir, on s'en procurerait un extrait. Il y aurait lieu, dès lors, de distinguer entre un idéalisme à base de perception et un idéa- lisme à base de notion^. On mettrait fort justement à part de ces deux formes d'idéalisme la forme mystique. Notre auteur la réduit à un seul type, celui que nous offre la pensée hindoue qui enseigne la libération de l'âme par la connaissance de l'Atman et son absorp- tion dans l'Un. Cet idéalisme n'est pas très loin de celui d'Albert le Grand qui affirmait la transformation, par la prière, de l'homme en Dieu et qui exhortait le fidèle à supprimer tout intermédiaire entre Dieu et lui. Plus tard, maître Eckhart ira jusqu'à dire, que hors Dieu, tout est néant. Plus tard encore, de nos jours, Mary Baker Eddy affirmera que la possession du vrai implique l'abohtion de la conscience sensible. A l'idéalisme mystique, M. Macintosh oppose, comme un extrême à l'autre extrême, l'idéalisme logique » et dialectique», le platonisme, par exemple. Il est vrai que, pour se représenter les Idées, Platon met la dialectique en mouvement. Il est encore vrai que, si l'on décompose sa doctrine, on y voit les Idées se réduire à des prédicats d'origine conceptuelle. Il est quand même, et en dépit des raisons apportées par Natorp, assez contestable que Platon, alors qu'il faisait, pour ainsi dire, jouer les concepts, se soit vu à l'œuvre. Alors qu'il opérait sur des abstraits de l'expé- 1. Cf. p. 74 et 8uiv. L. DAURIAC- — i/éTAT d'eSPRIT ÉCOSSAIS 247 rience sensible, avait-il conscience de faire le métier d'ouvrier? Il s'apparaissait à lui-môme sous les traits d'un spectateur enthou- siaste aux yeux de qui, dans une existence antérieure, les réalités intelligibles s'étaient directement et immédiatement offertes. Platon croyait au monde sensible et au monde intelligible, modèle du précédent. Et c'est du monde intelligible que l'homme lui sem- blait descendu. Il n'était donc à ses propres yeux rien moins qu'un conceptualiste, et sa logique » était une ontologie » véritable. On est libre de discuter cette interprétation et de lui préférer celle de Natorp. Je crois pourtant que, si Ton veut juger du platonisme d'après Platon, et nullement d'après les modernes, un nom semble me devoir lui être refusé tout d'abord celui d'idéaliste. Platon est réaliste car il croit à la réalité du monde sensible. Platon est réaliste une fois encore, car il admet l'existence des universaux. Thomas Reid l'une part, et, de l'autre, les grands réaux » du temps de la Scolastique le réclameraient justement pour un des leurs. C'est là une opinion. Ce n'est qu'une opinion. Ce serait peut- tMre un peu plus qu'une opinion, si l'on voulait bien se souvenir que l'antiquité grecque tout entière, en identifiant la pensée avec ce à quoi Ton pense, donnait à ce que l'on prendrait aujourd'hui pour un thème idéaliste, la signification radicalement contraire. L'homme lui semblait incapable de penser ce qui n'est pas, entendez ce qui n'est pas objet d'existence distincte. Toute l'antiquité fut réaliste, chosiste môme. Et il faut bien qu'il en ait été ainsi. A quoi servirait alors la théorie platonicienne de la réminiscence? S'il est, quelque part, un idéalisme logique, purement logique, il le faut chercher parmi les modernes, chez Hegel sans doute et encore nest-on point absolument sûr de l'y rencontrer. Je viens de consacrer à cette discussion plus de lignes que M. Macintosh, dans son volumineux ouvrage, n'en a réservées à Platon. C'est que, l'interprétation de Natorp une fois admise, on peut soutenir que l'esprit humain a débuté par l'idéalisme pour s'en affranchir progressivement par après. Telle est, si j'ai su bien lire, la pensée de Macintosh les idéalistes sont des attardés. Substi- tuez, au platonisme selon Natorp, ce que je crois être le plato- nisme selon Platon, aussitôt tout change. L'idéalisme n'apparaît plus qu'au moment de Descartes, et l'on est en droit de se demander s'il n'est pas un apport, et le plus considérable, de la philosophie 248 REVUE PHILOSOPHIQUE moderne. Ainsi la critique de M. Macintosh repose sur deux assertions 1° l'agnosticisme de Kant ; 2° lldéalisme logique de Platon. Je n'irai point jusqu'à les déclarer, l'une et l'autre, insoute- nables puisqu'elles ont été soutenues, et que, vraisemblablement, elles le seront encore. Je persiste, quand même, à les juger con- testables. Ces réserves faites, il importe de suivre l'auteur sur son propre terrain et d'admettre, au moins proyisoiremeni, la tendance du vieil idéalisme à la décomposition. Acceptez, en effet, que Platon ait joué, consciemment et délibérément, le rôle d'un logicien et non d'un ontologiste, que la dialectique, loin d'être un simple instrument de méthode, ne fasse qu'un, dans sa doctrine, avec son ontologie. Franchissez maintenant le grand écart de siècles qui sépare le platonisme du cartésianisme, examinez de près l'idéalisme de Descartes il vous apparaîtra, de beaucoup, moins radical que l'idéalisme ? du Sophiste et de la République. Et si vous envisagez de ce point de vue la doctrine de Descartes, vous y verrez appa- raître les premiers symptômes d'une désintégration » com- mençante. Le monadisme leibnizien. d'ime part, l'idéalisme psycho- logique de Berkeley, de l'autre, accentuera ces symptômes en les renouvelant. Mais que penser de Leibniz et de Berkeley, sinon que leurs philosophies reposent sur la méconnaissance préméditée d'un fait'? Ce fait n'est rien de moins que ce qui, dans le vocabulaire de la conversation quotidienne, et — ici prenons garde — dans celui de la science, s'exprime en termes d' action » et de réaction ». Regardez-y à deux fois avant de convertir ces réahtés en de pures apparences et vous assurerez l'échec de l'une et l'autre doctrine. — Ici je ne puis me défendre d'une crainte celle qu'en poussant à l'extrême le réalisme des actions et interactions, sur lequel M. Macintosh n'entend pas que l'on raffine, on n'en vienne à res- susciter le vieil argumentum baculinum. La popularité de l'argu- ment, examinée d'assez près, repose sur l'adoption, au sens littéral du mot, des formules courantes de la causalité transitive. Or il est à peine nécessaire d'établir que, partout où il s'agira de sub- stituer à cette causalité une harmonie quelconque », sous prétexte de ne donner aucun démenti aux témoignages des faits, on altérera quand même ces témoignages. On se prendra pour un réaliste, et p. 93. L. DAURIAC — l'état d'eSPRIT ÉCOSSAIS 249 1 on fera le jeu de l'idéalisme. Attendez-vous maintenant à un long défilé d'idéalistes plus ou moins travestis. Ils s'appelleront Fichte, dont l'idéalisme épistémologique se dissimule à l'abri dun dogma- tisme moral issu de la Critiqtie de la Raison Pratique. Ils s'appelle- ront Fouillée !. Ici je me récuse. Car si Fouillée a droit au nom d'idéaliste, je me demande qui, sauf les Reid et les Spencer. M. Macintosh exclura de sa liste et cela, parce que Fouillée incline à voir dans le physique, un aspect de l'expérience insépa- rable des fonctions mentales à l'aide desquelles l'expérience se constate et s'organise! Songez que la philosophie de Fouillée s'est appelée la philosophie des idées forces » et que, dans cette expression à deux termes, le rôle du second terme est précisément de corriger le premier. Songez enfin que toute doctrine volonta- riste a pour efîet de réagir contre l'idéalisme Et cela dure depuis Maine de Biran jusques et y compris Schopenhauer. En effet, après avoir dit le monde est ma représentation, Schopenhauer ajoute attendu qu'il est, en soi, Volonté, en quoi il participe d'une existence beaucoup plus que simplement représentative ». — Ils s'appelleront encore je parle des idéalistes tels que se les définit M. Macintosh Vaihinger, un positiviste idéaliste », et... Poincarél ^Vesl le cas d'en prendre une bonne fois son parti, et d'avouer que 1 on aura beau faire, on n'en sera pas moins, toutes précautions prises, l'idéaliste de quelqu'un. J'ai douté naguère de l'idéalisme d'Emile Boutroux'. Je douterais encore plus de l'idéalisme d'Henri Poincaré... et j'en aurais le droit. Préférer une .solution à une autre parce qu'elle est d'une exploitation plus facile, parce qu'elle est, risquons le mot, plus facilement négociable », autant vaut reconnaître que chacun de nous peut faire de la vérité ce qu'il veut, assertion contraire au credo réaliste. Poincaré a porté dans les esprits un trouble inattendu le jour où il a daigné s'expliquer sur ce qu'impliquait à ses yeux l'affirmation de la révolution ter- restre. Des gens se sont figuré que la terre allait, de nouveau, cesser de tourner autour du Soleil! Il n'en sera rien de plus qu'hier et l'on pourra dormir tranquille. Mais en quoi les commentaires d'Henri Poincaré sont-ils ceux d'un idéaliste et à laide de quels 1. Voir dans la livraison de la Revue Philosophique d"aoùt 1916, l'article Con- tingence et Rationalisme. 250 REVUE PHILOSOPHIQUE expédients ait-il réussi à déguiser » son attitude soi-disant com- promettante? L'idéalisme de Mach, tel qu'on nous le présente, s'appellerait fort bien un pragmatisme, sans que l'un des deux noms fît tort à l'autre. Admettre des molécules et des atomes c'est parler en réaliste, d'une part. De l'autre, si l'on ne veut voir à travers ces mots que des mots, on a beau leur reconnaître l'avantage d'aider à l'interprétation des phénomènes, on en ruine le crédit au moment même où on la propose. Ou les mots de molécule » et d'atome » visent à nous faire sortir de la sensation, c'est-à-dire, après tout, de la conscience, ou, s'ils continuent de nous y enfermer, ils sont de trop dans le vocabulaire. Avenarius entend faire à l'empirisme sa part. L'essentiel est de savoir si cet empirisme nous fera passer les frontières de l'idéalisme. Oui, va-t-on dire, car Avenarius attribue à la perception, par nous, de nos semblables, une origine indiscutablement externe. Si j'aper- çois un officier en uniforme, je le percevrai avec » son uniforme, de la même manière que cet uniforme », lequel est objet de percep- tion externe et la balance penchera en faveur du réalisme. D'autre part, si je suis officier, moi aussi, je sais comment je perçois mon képi ou mon sabre et que, pour me les reconnaître extérieurs, je dois préalablement les exclure de mon champ de conscience et voilà la balance qui incline de l'autre côté. Et même elle inclinera davan- tage au moment où, pensant à l'officier qui est devant moi, j'en inférerai que la perception, par lui, de son propre uniforme, pour être jugée externe », doit être primitivement externée » par lui. Dire que le champ de la perception externe se forme en nous, par une projection, hors de nous, de certains états préalablement appréhendés comme nôtres, c'est selon Taine, creuser le trou » de la perception externe, et le creuser de ses propres mains. Maintenant si, de chez Avenarius, vous passez chez Hodgson, chez W. James, chez H. Bergson, les traces d'un etîort conscient pour échapper à l'idéalisme deviendront encore plus sensibles. Hodgson écarte l'idée d'une psychologie reposant sur les faits de conscience et il donne à ces faits une base physiologique. Mais si, quittant la psychologie, on s'élève à la métaphysique, celle-ci a beau se nommer une Métaphysique de lexpérience^ elle entend se constituer sans le moindre appel aux phénomènes d'ordre physique. On en L. DAURIAC- — ,t'ÉTAT d'eSPRIT ÉCOSSAIS 251 lirait autant de W. James, si ce philosophe s'était préoccupé d'avoir une métaphysique. Or son livre sur les Variétés de L'Expé- rience religieuse trahit des préoccupations autres. Toutefois, quand il explore le détail des faits de cette expérience, c'est à l'intérieur des âmes qu'il en situe le foyer. L'auteur de Matière et Mémoire, dont l'intention parait bien être de rajeunir le vieux dualisme du corps et de l'esprit, par là même, selon M. Macintosh, dinstaurer une nouvelle forme de dualisme, ne s'est nullement démenti dans YÉi'olution Créatrice. Les feux qui éclairent la pensée de Bergson changent, il est vrai, comme ceux d'un phare. Mais le navigateur a charge, en percevant chacun de ces feux, d'unir à la perception actuelle la suite des perceptions antécédentes, telles les lettres dont un mot est formé. Il ne déplairait peut-être pas à Bergson que l'on comparât le mouvement de l'esprit à celui des images dans un cinématographe. Il nous inviterait aussitôt à nous ressou- venir que chaque image n'a de sens que par sa place dans le défilé d'où la nécessité, si l'on veut comprendre, d'unir aux résultats de la perception ceux de la mémoire, soit, en l'espèce, à faire colla- borer le corps et l'esprit. Et nous serions, cette fois, sur le chemin du réalisme. Je vais suivre maintenant M. Macintosh dans son enquête sur les doctrines des vieux idéalistes^ », des Th. Green, des Edward et John Caird, sans oublier celui qui ouvre la marche, Hegel, et dont l'auteur essaie de concentrer le système en un raccourci de for- mules habilement juxtaposées Je connais une réalité objective. — Or si j'y regarde de plus près, je m'aperçois ne rien connaître directement hors mes idées. — Je connais dès lors une réalité objective formée par mes idées. — Je suis toutefois un être fini, dont la connaissance soulTre des bornes. — Mais le moi fini dont j'ai conscience est loin d'épuiser la réalité. Un moi plus véritable le domine. Absolu dans son essence, il remplit le champ du con- naître et le monde se confond avec le système complet des idées de ce sujet, lequel n'est autre que l'absolu. » J'ai paraphrasé en traduisant. J'espère avoir, quand même, donné au lecteur une idée approchée de la manière dont l'hégélianisme intégral se rassemble et se ramasse dans l'esprit de M. Macintosh. Une remarque, à 1. Cbap. VI, p. 126 et suiv. 252 REVUE PHILOSOPHIQUE Tentendre, suffirait h ruiner le système. L'erreur initiale de l'idéa- lisme hégélien prendrait sa source dans la deuxième proposition, en vertu de laquelle nul ne pourrait sortir de lui-même. Si tel est le postulat sur lequel repose l'hégélianisme, il faut aussi convenir qu'il est bien celui de Hegel et de plusieurs autres avant et après lui. Tous les penseurs idéalistes l'admettent, à commencer, non seulement par Fichte, ou même par Kant, mais par Descartes. Ce n'est donc point contre une philosophie que le réalisme se dresse. C'est contre toute une tradition la tradition inaugurée par la pensée moderne. — Je ne dis point cela pour rendre un verdict sommaire. Et si telle devait être Fimpression du lecteur, je le ren- verrais au chapitre de M. Macintosh, et à son exécution » de l'idéalisme, bien plus sommaire encore. Loin de m'élever contre ce qui veut être un argument et se trouve n'être, en définitive, rien de plus qu'une attitude, je loue entièrement l'absolue sin- cérité du critique. — Hegel ne s'est pas plus tôt mis en marche qu'il lui crie On ne passe pasl » — Précisément. Que voulez- vous donc que fit M. Macintosh? En laissant passer Hegel, il n'avait plus qu'à le suivre. Il lui a barré le passage au bon moment en lui retirant la parole. Je le répète, il n'avait pas autre chose à faire. Ni Reid ni Royer-Collard n'auraient agi autrement. La célèbre formule de Royer-Collard, passée, grâce à l'abus des éclectiques, à l'état de refrain On ne fait point au scepticisme sa part », n'est, en son fond, rien de moins qu'une fin de non recevoir opposée au doute, y compris le doute méthodique. Et s'il faut admettre, avec Descaries, que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, c'est qu'on le prendra pour règle de toutes les affirmations à partir desquelles la philosophie commence et qu'on ne débutera point par le renversera Tel est pourtant le parti que n'ont pas hésité à prendre les Hutchinson Stirling et les William Wallace, hégéliens résolus et impénitents. L'affirmation de l'uni- versel concret », voilà, selon Stirling, le secret de Hegel. L'enten- dement construit ses données en dehors de toute intervention de la conscience sensilive. L'idée, en d'autres termes, ne résulte pas d'un travail issu de la perception, mais d'une activité immanente à l'esprit. On pose en principe l'essence intelligible et non sensible 1. P. 132. L. DAURIAC- — l'état d'ESPRIT ÉCOSSAIS 2o3 du réel, comme si ce qui est capable d'être saisi par un entende- ment impliquait, entre le sujet pensant et l'objet pensé, une rigou- reuse identité de naturel L'argument, au dire de M. Macintosh ne manque pas de hardiesse. On lui trouverait même, au besoin, un faux air de validité logique. Et pourtant, ce qui est intelligible ce n'est point tout réel c'est simplement quelque réel ». Et rien ne sert d'affirmer luniverselle rationalité de la réalité, si le terme . rationnel » n'est point exempt d'équivoque. Il est, par conséquent, à peu près impossible de faire entrer ce terme dans un raisonne- ment, sans transformer, de ce chef, le raisonnement en sophisme.... Mais patience! Vienne Th. Green, et l'édifice laborieusement élevé tremblera sur ses bases. Il lui échappera d'avouer que s'il faut penser une chose pour se la rendre concevable, cela ne veut point dire que notre esprit en soit le fondement unique ». Habemus confi- lentem. Green a voulu aiguiller dans la direction hégélienne, il ?'est hardiment approché de l'idéalisme objectif; il n'a pu dominer un état d'équilibre instable entre l'idéalisme subjectif et l'idéalisme abstrait et logique de son mailre. Voilà donc la 'désintégration » qui commence! — J'en suis moins sûr que M. Macintosh et quand Edward Caird vient me déclarer son admiration pour la preuve ontologique, je comprends qu'il y voie, dans son expression la plus haute, l'intime union de la pensée et de l'être. Pareillement, quand il affirme l'objet inséparable du sujet et qu'il cherche au-dessus d'eux une unité qui les embrasse, celle de l'être et du connaître, soit l'esprit absolu universel, ce peut être là un renversement du sens commun ce n'en est pas moins là de l'idéalisme, et de l'idéa- lisme avant la désintégration. J'ai décidément peur que la peau de l'ours n'ait été prématurément mise en vente. Un autre important chapitre est celui où M. Macintosh, passant de la défensive à l'offensive, se transporte avec armes et bagages chez les théoriciens, non plus de la perception externe, mais bien de la conscience, et constate, chez ces psychologues, une tendance croissante à l'envisager du point de vue réalislique ». Je n'y insis- terai guère puisque M. Sellars, dont je m'entretiendrai tout à l'heure, s'est occupé de la question et, qui plus est, s'en est occupé dans le même esprit. Je pense ne point altérer la pensée de M. Macintosh en présentant, comme il suit, les idées chères aux 254 REVUE PHILOSOPHIQUE réalistes » de la conscience. La conscience, que les idéalistes se figurent autogène, loin d'être son propre produit, résulte d'un rapport. Et c'est dans l'ordre objectif qu'en veulent être cherchés les termes. Par exemple, les qualités secondes des corps ne résident point ailleurs que dans notre conscience. Mais si leur origine est d'ordre mécanique, et la preuve s'en obtiendrait aisément, ces qualités secondes reposeraient, en définitive, sur les qualités pre- mières, et les états de conscience qui leur correspondent en seraient issus. Laissez maintenant l'explication gagner de proche en proche, et s'appliquer au détail de notre vie intérieure, vous aurez assuré le succès du point de vue réalistique . — Je vou- drais être certain qu'en travaillant avec les outils de M. Macintosh, on travaillât pour ses seuls clients. Il me reste à parler du Conslructive Statement. C'est le nom donné par l'auteur à l'exposé de ses opinions personnelles. On les devinera sans trop de peine si l'on se reporte au premier cha- pitre. L'auteur partira donc du pied dont est parti Th. Reid, soit de l'affirmation catégorique d'un réel externe, soit d'un objet dont la réalité se démontre par sa présence et sa présence par son action ou sa causalité. Il affirmera, comme jadis l'auteur de la Physique au deuxième chapitre de son livre deuxième, qu'il est absurde de révoquer en doute l'existence de la nature ». Après quoi Aristote mettait un point, et continuait son chemin, donnant ainsi gain de cause à une sorte d'empirisme très différent de celui de Hume, de Stuart Mill aussi par conséquent. Chez Stuart Mill, s'il n'est parlé d'aucun sujet, au sens métaphysique du terme, il n'est jamais parlé que des états d'un sujet, autrement dit, d'une conscience. Chez Stuart Mill, et de la première page à la dernière du Système de Logique, le monde extérieur reste *ivre, si ce n'est aux dépens de l'objet, i. Tel est le titre du chap. n. 260 REVUE PHILOSOPHIQUE comme s'il fallait, sous peine de l'anéantir, recourir à de conti- nuelles importations, vous confirmerez, à votre manière, la théorie réalistique du sujet précédemment rencontrée, et, à plus forte raison, celle de l'objet. Mais ne venons-nous point de le voir, que serait la conscience sans la cœnesthésie? Et que deviendrait cette dernière, si notre corps cessait tout d'un coup de nous appar- tenir? On ne saurait trop y insister, et l'on peut ici mettre à profit les efforts communs de MM. Macintosh et Sellars la personne physique est la base, sur laquelle se détache notre personne morale et psychologique. Que la cœnesthésie soit un phénomène général d'ordre subjectif, nul n'y saurait contredire. Il importe de savoir avant toute chose que c'est un phénomène-écho. Les psychologues physiologistes, en voulant y voir un simple épiphénomène, s'expri- ment peut-être mal, bien que sur le fond des choses, je me sente prêt de leur donner raison. En dernière analyse, la cœnesthésie n'est que la présence sentie de notre propre corps, et sa constance est le véritable fondement de l'identité personnelle. Cependant, quelques pages plus loin, dans l'avant-dernier chapitre du livre on lira que la conscience n'est pas un personnage », mais un variant ». Ici je commenterais volontiers M. Sellars à l'aide d'une comparaison tirée de la musique, car c'est dans le monde des sons que se rencontrent des thèmes et des variations de thèmes. Et ce n'est nulle part ailleurs, qu'il arrive de reconnaître un thème à l'intérieur, pour ainsi parler, de sa propre variation. D'où l'on peut inférer qu'un thème musical ne vit que dans la mesure où il se meut, rebelle, ainsi que la vie psychologique, non seulement à toute fixité, mais à toute fixation. Et l'on a beau diviser le champ de conscience en lui attribuant une sorte de dimension coexistentielle à laquelle s'opposerait une dimension temporelle^ », les deux dimensions sont sujettes à de perpétuels échanges de contenu. Les beaux jours du vieux réalisme, un réalisme modeste et sain, ainsi doit en juger M. Sellars, ne sauraient décidément revenir. Au temps de VFssai sur les Facultés intellectuelles, on pouvait diviser le travail entre la c perception interne » et la perception externe », en invitant chacune de ces deux facultés » à ne jamais empiéter l'une sur l'autre. Et tout 1. Voir les chap. m el vi. i L. DAURIAC — l'état d'eSPRIT ÉCOSSAIS 261 semblait se passer comme si elles se le fussent tenu pour dit. Pre- nons-y garde toutefois; car il ne s'agit nullement de changer son fusil d'épaule, moins encore de changer de costume. Le vêtement ne va plus? On le portera quand même, et on le rectifiera en cours d'usage. Autrement, on introduirait les idéalistes dans la place, ce qu'il ne faut à aucun prix, au contraire. Ainsi que précédemment, l'on ira chez eux et on leur persuadera que s'ils peuvent conforta- blement y vivre, c'est que l'objet s'en est mêlé. Il est, dans Y Evolu- tion créatrice, un fort beau chapitre, où reprenant la conception de la matière illustrée par Plotin, l'auteur la rattache à l'intelligible dont elle occupe les derniers degrés. J'ai, d'ailleurs, fait entendre plus haut que le réalisme se ramènerait à un travestissement de l'idéa- lisme. Ceci soit dit en vue de prévenir un reproche de contradiction entre certain passage de Y É volution créatrice et les premières pages de Matière et Mémoire. M. Sellars, dont le flair psychologique ne sera jamais en retard sur celui de M. Macintosh, a réussi, en explorant le champ de l'expérience personnelle, à y surprendre l'objet à Iceuvre. Il ne l'appellera plus, comme jadis, une sub- stance », ce n'en sera pas moins une réalité concrète et que, pour définir, il recourra aux termes de matière et d'énergie. Ici vous figurez-vous, peut-être, que l'on est réaliste, du seul fait de voir dans le solipsisme une gageure intenable. Je me suis jadis qualifié de réaliste pour avoir admis l'impossibité d'adhérer à la monade sans la situer dans un milieu d'êtres de même nature qu'elle. M. Sellars me reprocherait de mètre contenté de peu. Je lui objecterais, en ce cas, la matière première » de la monade que Leibniz faisait consister, sinon dans l'étendue, à tout le moins dans son exigence », et dont l'admission entraînait celle de la matière seconde », du monde extérieur, par conséquent. Cela dit, j'attendrais les répliques de M. Sellars, sans impatience d'ailleurs, assuré qu'elles ne manqueraient point de venir. Si j'ai dit de M. Sellars qu'il avait l'esprit profondément écossais » c'est comme si j'avais affirmé son intransigeance réaliste. Cette intran- sigeance s'atteste dans Crilical Realism de la première page à la dernière. En quoi consiste-t-elle au juste? A soutenir... qu'on ne fait point au scepticisme sa part? C'est encore cela, comme au temps de Reid et de Royer Collard, et bien que le temps ait marché depuis Reid et Royer Collard, c'est toujours cela, par la simple 262 REVUE PHILOSOPHIQUE raison que ce ne peut être autre chose. Le nom de Th. Reid, que M. Sellars est loin d'oublier, revient, dans son livre, beaucoup moins souvent qu'à son tour, attendu que Th. Reid reste, qu'il le veuille ou non, son constant inspirateur. Or, Reid plaide en faveur d'une évidence des sens », distincte de l'évidence de la con- science » et — Royer GoUard s'en est profondément rendu comjle — irréductible à cette dernière. N'avais-je donc pas raison quand je disais que le véritable réaliste n'est pas celui qui prononce sur la réalité du monde en vertu d'un jugement cosmothétique », mais celui qui n'en ayant jamais douté, tel un Bossuet à l'égard des dogmes de la religion chrétienne, part d'un acte de foi, bien plus, d'un acte de foi dont l'énergie lui paraît alierente », et lui serait suspecte, s'il l'a produisait au lieu delà recevoir. Reid a toujours affirmé l'objet de sa foi, sans jamais le définir. Après, comme avant lui, on sait mal ce qu'il convient d'entendre par l'existence » d'un monde extérieur ». La question, d'ailleurs, est des plus obscures, ainsi que mainte autre dont on se plait à dire qu'elle va de soi ». 11 est pourtant un philosophe qui aurait fait faire un pas au problème... si ce pas eût été faisable William James, en son Expérience Religieuse, à l'endroit où il parle du sentiment de présence ». Certes il ne définit pas ce dont il parle. On dirait cepen- dant qu'il introduit, dans le champ de la psychologie, une donnée nouvelle, quelque chose comme un nouvel état de conscience. Je sais un aveugle de naissance qui n'est pas plus tôt dans une pièce qu'il sent si le milieu en est vide ou occupé par un objet. Et pour le sentir, il assure ne faire appel à aucun phénomène de résistance ou de pression. Néanmoins, plus on y réfléchit, plus on est tenté de ramener le sentiment de présence » à l'équivalent dun choc ou d'une pression. Et si j'ai cru comprendre M. Sellars, cette opinion, que je lui prête, ne serait pas très loin d'être son opinion. De cela je serais plus sûr si le goût des analyses et poussées à l'extrême ne détournait l'auteur du soin de jalonner ses chapitres. Il le fait quelquefois il est vrai pas autant que je l'eusse souhaité pour le plus prompt succès de son hvre. Je relève par exemple ce texte La psychologie divise l'esprit en 1° processus; 2° objets; 3" attitudes; 4» contenus. Suivent quatre hgnes d'exemple. C'est vraiment peu^. Je sais mai ce que l'auteur voudrait désigner sous 1. 1». 207. i L. DAURIAC L ÉTAT D ESPRIT ÉCOSSAIS le nom datlitudes » et j'aurais souhaité de cette expression assu- rément heureuse et pleine de promesses, un véritable commen- taire. J'ai lu aussi avec l'intérêt le plus vif la discussion du Pluralism mental et des sept difGcultés », ni plus ni moins, qui le rendent fragile. Il y a beaucoup d'esprit dans cet alerte chapitre beaucoup de bon sens s'y mêle et je donne raison à l'auteur quand il reproche aux amis de Berkeley d'exiger des réalistes, leurs adversaires, des preuves décisives en faveur d'une réalité externe, alors que, de leur côté, ils trouvent tout naturel d'affirmer, presque sans preuve, la réalité et la pluralité des esprits. Notez que ces esprits, parce qu'ils sont des esprits et qu'ils ne sont que des esprits, resteraient les uns aux autres obstinément opaques, si Dieu ne se chargeait de les mettre en rapport. On dirait vraiment que, sur le terrain de la philosophie, l'existence de Dieu n'a besoin pour s'établir, que de s'affirmer! L'existence des choses serait-elle donc moins certaine? On noiera, au cours de cette allègre polémique, un argument contre Berkeley, auquel le digne évèque n avait certainement pas songé, et sur lequel Josiah Royce devait, plus tard, insister avec tant de force l'argument social. Cet argument n'est directement jus- ticiable, ni de la psychologie, ni de la métaphysique. Constatez, en etfet, que l'opacité des consciences n'a point pour résultat la confusion des langues. Observez que, si je parle d'un objet quel- conque, mon semblable me comprend et me répond; qu'à mon tour, je comprends sa réponse et m'apprête à y répliquer. Bien plus, si au cours de l'entretien, il se glisse des erreurs, l'échange des idées réussit parfois à y porter remède. Mais comment se com- prendre, là où l'on est plusieurs, ce qui implique l'entrée en rela- tion de plusieurs consciences, si le sujet de l'entretien ne leur est communément accessible? Et comment le sera-l-il, puisqu'il est unique; si tout en se tenant à portée de chacune d'elles dans une zone adjacente, il ne reste pas, quand même, hors de chaque fron- tière? En langage leibnizien, il faudrait donner des fenêtres aux monades. Mais leur en donner reviendrait à les abolir. — On ne parlera donc plus des monades, et c'est sur la réalité extérieui'e que l'on s'appuiera nécessairement. Cette réalité sera saisie; et qui, renonçant à la saisir, tenterait de la construire » substi- tuerait au monde de la nature un monde phénoménal et, comme 264 REVUE PHILOSOPHIQUE tel, inconnaissable. Ici, je transcris les propos de M. Sellars. Ils pourraient, tout aussi bien être ceux de M. Macintosh. La manière est loin d'être la même les idées se répondent. Et pourtant, si le rôle attribué à l'atmosphère sociale dans la connaissance de la réalité ajoute aux raisons d'écarter l'idéalisme, M. Sellars, tout disposé qu'il se montre à ne le point admettre, ne juge point ces raisons absolument décisives. Réduites à elles- mêmes, ces raisons, au dire de notre auteur, ne porteraient point. Je me souviens du temps où Edmond de Pressensé, dans ses mémorables Origines, jugeait insuffisantes les preuves de l'exis- tence de Dieu, laissées à elles-mêmes. Appuyée sur la foi en Dieu, et principalement sur la croyance au Dieu de l'Évangile, leur évi- dence devenait irrésistible. Pareillement ici le réalisme naturel, en son fond, semble bien indiscutable. C'est de lui qu'il faut partir pour le développer et l'illustrer, non pour le démontrer, car il défie tout essai de démonstration. Ne craignez donc pas d'étayer sur cette vérité tous les arguments de nature à dissiper, une à une, les illusions de l'idéalisme. Et c'est pourquoi sur chacun de ces arguments, si vous prêtez l'oreille, vous entendrez, chaque fois, le thème initial retentir. Ce thème servira de motif conducteur et à chacune de ses reprises, le jeu de l'idéaliste s'allégera d'un atout. Iriez-vous donc jusqu'à méconnaître l'incessant devenir de notre vie inférieure et resteriez-vous insensible à l'opposition qu'un tel devenir accuse entre le contenu de nos consciences et celui de nos perceptions? Quand nous rentrons chez nous, n'y retrouvons-nous point à leur place, nos meubles et nos objets famihers? Prêtez une conscience à ces objets et à ces meubles si nous leur devenions perceptibles, ils nous affirmeraient méconnaissables, tant il s'est passé, en notre intérieur, de choses neuves et imprévues. Cela n'empêcherait peut-être point Berkeley d'admettre l'uniformité des expériences propres à chacun des esprits, d'en généraliser les résultats en dépit de leur singularité indéniable. Mais quand cette uniformité, démentie par chacune de nos consciences, serait la vérité, nierez-vous le fait de la mort et, par suite, l'extinction des consciences? Et comment assurerez-vous la continuité de ce monde? Par des transmissions héréditaires? A la bonne heure I Mais à CCS transmissions il faut un siège, autrement dit à ces âmes il faudra des corps. Au surplus, n'est-ce point ainsi — et pas L. DAURIAC- — LÉTAT D ESPRIT ÉCOSSAIS 265 autrement — que les choses se passent? N'est-ce point sur la trans- mission des germes organiques que repose celte hérédité mentale, de laquelle on voudrait faire un principe, et dont l'hérédité physio- logique est la source? Je viens de résumer de mon mieux le cha- pitre des sept difficultés » inhérentes à l'affiimation préadoptée du pluralisme mental. Peut-être en ai-je accentué le parti pris fondamental au delà de ce qu'autorisait la littéralité des formules. Mais je n'ai pu rester indifférent à la place que tenait la notion de causalité transitive dans la suite des idées de M. Sellars. Toute l'argumentation gravite autour de cette notion. Ai-je donc tort de la faire reposer, en son ensemble, sur un postulat, c'est-à dire sur une affirmation, toujours à quelque degré gratuite? Je m'en voudrais de laisser croire que M. Sellars ne motive jamais en affir- mant. C'est le contraire il motive toujours, mais rarement au même degré. Aussi sa sincérité est-elle toujours hors de cause peut-être pas sa véracité. J'arrive — en sautant un assez grand nombre de pages, toutes à lire d'ailleurs — au onzième et avant dernier chapitre La conscience est-elle étrangère à Vordre physique? Non répondra M. Sellars. El il se fera fort d'établir qu'en répondant non, s'il va contre Des- cartes, il n'en suit pas moins la tradition de toute l'antiquité. Ceci est fort exact. On se souvient ce qu'est l'àme dans la doctrine d'Aristote. Elle est le lieu des formes. Elle n'est pas réfractaire à toute participation de l'étendue. L'âme du monde, dans le Timée, et celle de l'homme le sont encore moins. Si telle était l'altitude de M. Sellars on pourrait, à la rigueur, s'entendre. Mais on a pu observer que la conscience jouait un rôle médiocre dans la philo- sophie des anciens et que, de son introduction dans la philosophie des modernes, date un changement des plus essentiels. L'idée d'une conscience inétendue s'est imposée à la plupart des esprits. Or c'est contre cette idée que M. Sellars proteste. Il veut une con- science extensive ». attendu qu'elle est quelque part, et quelle a pour siège les hémisphères cérébraux. Le chapitre est fort curieux nulle digression, nulle parenthèse. Il n'y est question que de la question » et Talignement des preuves, s'il ne saurait avoir raison des dernières résistances, ni peut-être même des premières, est capable de porter, dans l'âme des spiritualistes d'habitude, un 266 REVUE PHILOSOPHIQUE trouble salutaire. Et puis il n'est pas certain que la conscience et l'étendue soient de nature à se repousser Tune l'autre. Non plus il n'est certain que pour ériger la pensée en fonction du cerveau », à l'imitation de Claude Bernard, on ait droit à un haussement d'épaules. Enfin la question importante sérail ailleurs. Admettons que le cerveau soit l'organe de la pensée. Il reste à se demander comment cet organe fonctionne est-ce ou n'est-ce pas automa- tiquement? En cas d'affirmative, le cerveau travaille à la façon d'un piano mécanique condamné à jouer ce qu'on fait entendre en tournant la manivelle. En cas de négative, le cerveau travaille à la manière d'un instrument sous les doigts de l'artiste. C'est alors qu'il répond le mieux à l'idée qu'on se fait d'un véritable organe, si l'excellence d'un organe a pour indice la souplesse et la multi- plicité croissante de ses fonctions. En m'exprimant comme je viens de le faire, je me suis inspiré de William James, chez qui la con- science reposait, quand même, sur une base physique. Cela n'em- pêche point Tâme de se distinguer du corps puisqu'elle lui est indispensable, ni l'esprit de dominer la vie puisqu'il l'entretient et la continue. Ce n'est donc point là, tant s'en faut, du matéria- lisme au contraire. Le vieil esprit de la philosophie écossaise souffle toujours du même côté. Comme au temps de Reid, il est opposé à celui de Hume, un écossais, pourtant, lui aussi, mais de la branche aînée. James Mill et Stuart Mill s'y rattacheront. Thomas Reid aura eu l'honneur inattendu de donner naissance à une branche cadette, dont la vie continentale fut sujette à des vicis- situdes, mais que les destins réservaient, de l'autre côté de l'Atlan- tique, à une vie riche et féconde. William James en restera le premier et impérissable représentant. Et le grand rôle joué par W. James dans le mouvement pragmatiste aura servi de preuve contre ceux qui voient, dans le pragmatisme, une création auto- chtone du génie américain au xx" siècle. James ne s'y est point trompé. Lepragmatisme est le nom nouveau d'une vieille, très vieille chose. Il est né en Ecosse vers le milieu du xvin siècle, a passé en France au début du siècle dernier, s'y est assoupi, comme en Ecosse d'ailleurs, jusqu'au moment où, après avoir traversé l'Atlantique, il a trouvé, non loin des grands lacs de l'Amérique du Nord, une nouvelle terre d'élection. De ce moment date une L. DAURIAC- — l'ltAT D ESPRIT ÉCOSSAIS -07 floraison d'idées des plus intéressantes à suivre, et le mouvement commencé n'est pas près de ralentir. J'en atteste les deux philo- sophes que je viens de lire et de résumer, et qui, sans s'être donné le mot, ont dû toucher au même but, et travailler avec le plus inlassable zèle, au succès d'une cause commune. Lionel Dauriac. Sur la signification de la correspondance birétinienne Nous avons analysé^ le fait de la correspondance birétinienne et tâché de démontrer son universalité. Que signifie maintenant ce fait? Gomment est-il lié à la fonction de la vision qui est sans doute d'aider apercevoir comme ils sont les objets réels qui nous entourent? La question est embarrassante, parce que, au moins au premier abord, le privilège absolu des points correspondants semble plutôt de nature à empêcher qu'à favoriser la vision des objets avec leur forme et leur position réelle. Cela est d'abord frappant quand on observe ce mode de vision qui consiste à regarder un objet ou un paysage en dégageant le plus possible les images doubles. Les lois de la correspondance ont alors pour effet de voir doubles tous les objets ou contours d'objets qui tombent sur des points disparates. Or une étude géo- métrique montre que lorsque nous fixons un point d'un paysage donné, la zone des points qui se peignent sur des positions corres- pondantes des rétines est bornée à une simple ligne formée dans le cas le plus simple par le cercle passant par les deux points nodaux et le point fixé, avec en plus une droite coupant ce cercle per- pendiculairement par ledit point fixé. Sans entrer dans le détail disons que pour un point de fixation déterminé, la vision d'un paysage, en dégageant les images doubles conformément aux lois de la correspondance, introduit le même trouble dans la perception de ce paysage que la superposition de deux clichés photographi- ques d'un même paysage pris de deux endroits voisins, mais tout de même légèrement différents. La vision sans images doubles, au 1. Cf. lievue Philosophique, mai 1917. L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRÉTINIENNE 269 moins qui soient remarquées, est moins avons vu en effet que la règle est alors que les contours qui donnent sur les rétines des images en disparation croisée sont vus en avant du point fixé, tandis que la disparation homonyme nous fait voir en arrière. Or les objets réels qui se peignent sur les rétines avec ces dispara tions sont bien dans V ensemble, les premiers en avant, les der- niers en arrière du point fixé. Mais cette concordance de l'apparence visible et de la réalité n'est que générale et non universelle, à cause précisément du caractère absolu du privilège des points correspon- dants. Il selrouve en effet en vertu de ce privilège même, que la ligne qui sépare les points donnant des disparations croisées donc vus en avant du point fixé des points donnant des disparations homo- nymes donc vus en arrière du point fixé est un cercle et non une droite, d'où cette conséquence singulière que, si nous n'étions pas averti par des circonstances accessoires, ce seraient trois verticales ayant leur pied sur un cercle et non trois verticales ayant leur pied sur une même droite qui paraîtraient sur un plan unique opposé au regard. En bref, les lois de la correspondance ont pour efVet de nous tromper presque toujours sur le nombre et la position des objets, quand nous dégageons les images doubles, et de nous tromper quelquefois quand nous percevons le relief. En démontrant le privilège absolu des points correspondants aurait-on dégagé une organisation de la vision qui est étrangère au but normal que la vision poursuit, et comme une sorte d'organe sans fonction, ou qui ne remplit sa fonction que par hasard? C'est le rapport existant dans la vision binoculaire entre l'orga- nisation représentée par la loi delà correspondance et la fonction qui est de nous renseigner sur les objets qui nous entourent que nous voudrions étudier dans ce qui suit. Déjà, d'après ce qui précède, nous entrevoyons que ce rapport a quelque chose d'énigmalique, puisque la vision nous y apparaît au premier abord comme une fonction de connaissance dont cependant la loi essentielle entraînerait une discordance nécessaire entre les représentations qu'elle nous fournit et la réalité. Ce carac- tère énigmalique s'accuse encore quand nous voyons les théori- ciens en désaccord sur la façon d'interpréter ce paradoxe et donner d'ailleurs tous, à ce qu'il semble, des solutions peu satis- faisantes, puisque les uns, ainsi que nous allons voir, de guerre 270 REVUE PHILOSOPHIQUE lasse sacrifient l'organisation à la fonction, renonçant ainsi à funiversalité du privilège qui pourtant semble bien établie, tandis que d'autres, acceptant l'universalité du privilège, ne peuvent pas trouver de fonction satisfaisante qui lui corresponde. Il semble qu'il n'y ail pas moyen de sauver à la ibis l'organisation et la fonction. Nous essayerons pourtant après avoir très brièvement analysé les efforts de ceux qui sacrifient l'universalité du privilège et en insistant longuement sur les efforts de ceux qui le main- tiennent. Nous n'avons pas à nous étendre sur les premiers. Wheatstone, Helmholtz et Wundt se débarrassent assez facilement de la diffi- culté signalée au début de cet article en admettant que la loi des points correspondants n'a pas le caractère absolu que Jean MûUer, par exemple, et Hering lui ont accordé; des expériences très spéciales mais de grande conséquence, dont la plus connue est la fameuse expérience de Wheatstone montrent selon eux qu'au moins dans quelques cas on peut faire la preuve que non seulement des points disparates voient simple, mais que réci- proquement les points correspondants même distincts du fond voient double. Une fois cette fissure pratiquée dans la loi des points correspondants toutes les difficultés s'atténuent beau- coup. La loi des points correspondants n'étant pas rigoureuse- ment universelle n'est vraisemblablement pas primitive ni même essentielle, mais sans doute dérivée et subordonnée. En fait Helmholtz la subordonne à cette règle plus générale, qui est suivant lui l'explication la plus haute delà vision, que les localisa- tions visuelles sont réglées par l'association des diverses appa- rences visibles avec les positions perçues par le toucher qui sont liées à elles constamment ou le plus souvent. Il y a par exemple certains couples de points birétiniens qui, dans l'usage normal et ordinaire de la vision, sont excités par la présence d'un objet extérieur unique; ils prennent par suite l'habitude de voir simple, tandis que d'autres, dans des conditions opposées, prennent l'habi- tude de voir double. Ainsi naissent les points correspondants et les points disparates; mais de môme qu'il n'y a rien d'absolu dans les causes qui les déterminent, il n'y a aussi rien d'absolu dans leur nature, et rexpérieuce de Wheatstone, améliorée par Helmholtz lui-même, montre précisément que l'organisation du canevas L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE 271 birélinien des points correspondants a quelque chose de flottant, que cette organisation est subordonnée à une fonction qui îa domine. Le conflit aigu, que nous signalions au début, dans la vision binoculaire entre l'organisation qui semble repousser la con- cordance du monde visible et du monde réel et la fonction dont on doit supposer pourtant qu'elle nous aide à percevoir la réalité, ce conflit sapaise par le sacrifice de l'organisation à la fonction. Dans Wundt sauf que les mouvements des yeux remplacent l'influence du toucher nous trouverions quelque chose d'analogue. Mais il est inutile que nous entrions dans le détail, car toutes ces solutions de l'énigme de la vision binoculaire ne résolvent la question que par suppression d'une des données elles supposent toutes qu'il y a quelque exception dûment constatée au privilège absolu des points correspondants. Or nous avons essayé, après Hering, de démontrer que ces prétendues exceptions n'existaient pas. Nous sommes ainsi rejetés vers l'exposé et l'appréciation du svstème du grand physiologiste qui a admis sans restriction aucune le privilège absolu des points correspondants. Nous devons d'autant plus insister sur l'exposé de ses idées que son postulat fondamental le privilège absolu est identique au nôtre et que les conséquences et interprétations qu'il en tire sont, sur la question posée en tète de ce travail, toutes différentes. Nous croyons en en"et qu'on peut maintenir le caractère absolu de l'organisation birétiniennesans sacrifier la fonction de la vision, tandis que dans le système de Hering la fonction est sacrifiée à l'organisation ou n'est présentée comme promue par elle que par une sorte de heu- reux hasard. La théorie de Hering. Tout le détail de la théorie de Hering est dominé par l'idée que l'espace visible a une structure originale, essentiellement différente de celle de l'espace réel et liée exclusivement à la disposition des points con-espondants ou plus généralement du canevas birétinien. Le problème qu'il se propose de résoudre est donc d'abord d'ana- lyser en ses éléments essentiels l'espace visible, de décomposer d'autre part en éléments primordiaux les images rétiniennes et de montrer qu'on peut rattacher par des lois simples les premiers aux seconds. 272 REVUE PHILOSOPHIQUE Hering trouve à l'espace visible une constitution originale, même quand nous percevons les objets simples et en relief. Mais celle originalité est pour lui dans ce cas une originalité dérivée; si nous voulons la saisir à plein c'est dans la perception des images doubles qu'il nous faut la considérer. Car c'est là que nous voyons le plus clairement intervenir les génératrices véritables de l'espace visible, profondément différentes de celles de l'espace réel. Pour se rendre compte de la façon dont nous localisons les objets dans l'espace on a pris l'habitude, depuis longtemps, d'avoir recours à des droites idéales sur lesquelles se trouvent en quelque sorte les objets; les droites habituellement utilisées pour cet office et que la théorie de la vision emprunte à la dioptrique sont les lignes de direction'; or le premier soin de Heringest de monlrer précisément que les lignes de direction sont étrangères à l'espace visible et doivent être remplacées par des lignes toutes différentes qu'il appelle Sehrichtungen, c'est-à-dire directions apparentes de l'espace visible. L'étude des images doubles est particulièrement apte à faire distinguer ces deux sortes de lignes. Marquons sur une vitre un point noir, puis regardons à travers la vitre quel est le point de l'espace extérieur qui est caché par le point noir, d'abord pour l'œil droit seul l'œil gauche étant fermé, puis pour l'œil gauche seul. Nous verrons que ces deux points sont distants l'un de l'autre dans la réalité. Mais ouvrons les deux yeux en fixanl le point noir sur la vitre, nous verrons que le point noir recouvrira les deux points extérieurs. Ces deux points et le point noir apparaî- tront aux deux yeux sur la même direction apparente », tandis qu'ils sont sur deux lignes de direction » différentes. Il y a donc lieu de distinguer un espace réel et un espace apparent et des génératrices essentiellement différentes pour l'un et pour l'autre. Le monde visible n'est donc pas disposé comme le monde réel, puisqu'il nous fait voir sur des directions apparentes identiques des objets placés sur des directions réelles différentes, et d'autres expériences nous montreraient qu'il nous fait voir doubles et sur des directions différentes des objets simples et placés par suite sur une seule direction réelle. Or quelle est la raison de ce groupement 1. Ce sont les droites joignant chaque point de l'espace extérieur à son image sur la rétine ; on dé montre qu'elles passent par le centre optique de ''IEN>'E 2 5 limages doubles, celle-ci en prévoit trop. La réponse extrême- ment ingénieuse de liering est que la vision usuelle du relief simple est une sorte de vision pratique et simplifiée des contours des objets. Cette vision ne s'attarde pas à décomposer jusque dans leurs éléments derniers les sensations visuelles comme le fera après un exercice prolongé le physiologiste. Là où la double rétine reçoit d'un même objet des impressions très proches quant au sentiment de direction, elle perçoit une direction unique sur laquelle elle rapporte cet objet à une profondeur moyenne entre les deux sentiments de profondeur suscités par lui. Celte règle, suivant Hering, rend compte des profondeurs et des directions perçues dans l'usage ordinaire et elle achève la remarquable entreprise de l'auteur de rapporter à un même système de génératrices les directions apparentes en profondeur, ou Sehrichtiingen tous les faits quels qu'ils soient de localisation dans l'espace apparent, et de rattacher toutes ces génératrices, avec les objets qu'elles portent, au canevas birétinien. Examen de la théorie de Hering. Telle est, sur le point qui nous occupe, la théorie de Hering. Avant d'en examiner le détail, puis le principe général, remarquons que si elle était exacte elle rendrait encore plus insoluble le pro- blème des rapports dans la vision binoculaire, de l'organisation et de la fonction tel que nous l'avons posé, à savoir Quelle est la fonction de la vision binoculaire, étant donnée que sa loi essen- tielle se manifeste le plus clairement par les images doubles, c'est- à-dire par une discordance évidente entre la sensation et la réalité'. Nous demandions que ces discordances fussent atténuées. Le système de Hering nous les révèle encore plus nombreuses et surtout plus fondamentales que nous n'aurions pu l'imaginer. Nous étions enclins à trouver que la comporte trop d'images doubles; l'auteur nous révèle qu'il y en a, au moins en droit, beaucoup plus non seulement que le vulgaire môme en aperçoit, mais que le savant le plus exercé ne peut en réaliser. Si notre vision s'exerçait à plein pour ainsi dire, absolument tous les con- tours des objets sauf la droite horoptérique passant par le point fixé, môme les objets autres que le point fixé placés sur le cercle 1. Nous entendons toujours par là les résultats de la perception commune. 276 REVUE PHILOSOPHIQUE horoptérique seraient vus doubles, au moins quanta la profondeur. S'il y a dans la vision ordinaire une certaine concordance entre l'apparence visible et la réalité quand nous voyons les objets simples et en relief, cela n'est dû qu'au caractère confus et mal débrouillé de notre perception sensible courante; à peu près comme l'ignorant en musique perçoit comme un tout indécom- posé les richesses d'une symphonie. Et ce n'est pas seulement quant au nombre des objets perçus que la loi delà vision s'oppose à la réalité, c'est aussi quant à leur direction les génératrices de l'espace visible sont tout autrement disposées que les lignes corres- pondantes du monde réel; elles sont essentiellement subjectives. Nous cherchions la fonction ou si l'on veut le but de l'organisation visuelle; ce but nous est plus que jamais masqué, gi l'originalité de cette organisation est mise en pleine lumière. S'il n'y avait que le moyen proposé par Hering de rattacher à la loi inflexible des points correspondants toute l'organisation visuelle de l'espace, il faudrait nous résigner à admettre toutes les consé- quences qui suivent de sa théorie quant aux rapports, dans la vision, de l'organisation et de la fonction. Mais Hering, tout en partant d'un principe de méthode que nous jugeons excellent ^ l'applique d'une façon très particulièrequi n'est pas la seule possible. Il établit toute son analyse de l'apparence visible et le raccorde- ment qu'il en fait au canevas birétinien sur le cas très saisissant mais peut-être exceptionnel des images doubles-, n'envisageant le cas du relief perçu simple que comme une conséquence en quelque sorte secondaire. Nous nous demanderons au contraire si on ne peut pas appliquer la méthode môme de Hering en partant directement de la perception plus normale au point de vue fonc- tionnel du relief simple. Peut-être verrons-nous alors d'autres génératrices de l'apparence visible que les Sehrichtungen^ un autre raccordement à la rétine que celui qu'il a établi et qui nous permettra, tout en expliquant les images doubles, d'apercevoir 1. Interprétées elles-mêmes à la lumière du concept très critiquable des SehricJilungen. 2. Rattacher aux seules données rétiniennes l'ensemble de l'organisation de l'espace visible; pour cela décomposer en éléments simples l'espace apparent de la vision, en éléments simples aussi les images rétiniennes et montrer qu'il y a une loi de variation régulière qui unit les premiers aux seconds et permet ainsi d'en rendre compte. L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRÉTI>1E>>K -27 mieux que dans son système Tharmonie existant dans la vision binoculaire de l'espace entre l'organisation et la fonction. Ce programme, ainsi qu'on peut le voir, comporte les divisions suivantes 1° Appréciation, et qui ne sera pas exclusivement une critique, delà méthode et de la théorie de Hering. 2° Théorie du relief ou de la profondeur visible. 3° Rattachement des images doubles à la théorie du relief. 4° Harmonie dans la vision de la fonction et de l'organisation. I. Appréciation de la méthode et de la théorie de Hering. La théorie de Hering marque sur les théories antérieures un notable progrès que nous devons d'abord signaler. Le problème qu'il avait reçu de ses devanciers, et qui est une des questions essentielles de l'optique physiologique, était le suivant rattacher l'organisation du monde tel qu'on le voit à la configura- tion des deux images de ce monde qui se peignent sur les deux rétines. Mais à la différence de ses prédécesseurs, Hering est pénétré de l'idée que cette organisation du monde tel qu'on le voit, ou comme il dit, des objets visibles dans l'espace apparent n'est pas nécessairement identique à celle des objets réels qui leur correspondent. Par suite si l'on peut se représenter ces objets réels comme situés sur certaines lignes droites commodément choisies pour déterminer leur position, et qui sont comme les génératrices de l'espace réel, il ne s'ensuit pas que les génératrices de l'espace visible soient des lignes disposées comme les premières. Avant Hering et Jean MûUer tous les théoriciens de la vision s'exprimaient comme si le monde visible sauf les cas défavorables à l'exercice normal de la vue était superposable au monde réel, comme si les objets visibles se trouvaient, ainsi que les objets réels qui nous les font percevoir, au croisement de certaines droites de l'espace réel, les lignes de direction. Hering, dans une partie définitive de son œuvre principalement Beitraege zur Physiologie 2^ cahier a prouvé que les lignes de direction {Richtungslinien ne sont pas les génératrices de l'espace apparent de la vision et qu'il n'y a pas identité ni superposition possible de l'espace vu et de l'espace réel. Les devanciers ou les adversaires de Hering se sont 278 REVUE PHILOSOPHIQUE trompés faute d'analyser de près l'apparence visible immédiate, la confondant avec Tensemble des jugements exacts qu'elle nous suggère sur la position réciproque des objets réels. Il faut faire cette analyse exacte qu'ils avaient négligée et poser ainsi le pro- blème capital de la vision binoculaire de l'espace Trouver dans l'organisation apparente du champ visuel des éléments simples qui varient d'une manière régulière avec la position et la forme des deux images rétiniennes. Le problème ainsi posé par Bering était correctement posé; la réponse qu'il lui a donnée est la suivante Les génératrices véritables du monde visible sont les directions apparentes » {Sehrichtiingen, définies plus haut p. 272. Et nous avons vu qu'il avait essayé de faire correspondance à toute exci- tation rétinienne, définie par sa position sur le canevas birétinien, une position apparente définie en direction et en profondeur sur le système des Sehrichiungen. La question est de savoir si les direc- tions apparentes » en profondeur de Hering peuvent bien être les génératrices cherchées. Elles remplissent une des conditions requises, qui est de ne pas confondre avec des lignes de l'espace réel telles que les lignes de direction ; mais elles ne remplissent pas, ainsi que nous espérons le montrer, d'autres conditions indispen- sables. Hering a eu le très grand mérite de chercher une organi- sation du monde visible qui ne fût pas calquée sur celle du monde réel; il a proclamé l'originalité de l'espace visible; il a bien posé la question, voyons s'il l'a aussi bien résolue. L'on a fait à ce système de Hering des critiques de détail dont nous abrégerons l'exposé le plus possible, et nous insisterons sur la critique de l'idée centrale du système, sur le concept de direc- tions apparentes » en profondeur. 1° Hering admet que chaque point d'une rétine possède par lui- même un sentiment de profondeur saris que l'intervention de l'autre rétine soit nécessaire. Cependant, fermons l'oeil droit et regar- dons avec le gauche seul un système de trois fils verticaux paral- lèles au visage, eu fixant le fil du milieu ; le fil de droite atteint la partie externe et celui de gauche la partie interne de la rétine; donc le premier devrait paraître en avant et le second en arrière du fil du milieu; en fait tous trois paraissent à la même profondeur, de l'aveu de Hering lui-même. Il est vrai qu'il invoque linlluence de l'expérience, mais c'est là une défaite plutôt qu'une explication. L. ENJALRAN. — SUR LA C0RKKSP05DANCE BiRÉTlME>> Présentons en effet aux deux yeux deux cartons stéréoscopi»jues portant les projections correspondant à trois fils disposés en biais par rapport à l'observateur; l'expérience aura beau nous avertir que les fils sont dessinés sur des cartons que nous savons être parallèles au visage; nous arriverons pourtant à voiries trois lignes à des distances différentes. Cela suffit à établir que les différences de profondeur visible ne sont pas dues à la place des images sur une seule rétine, mais, ainsi que nous le verrons, à la différence de position d'excitants analogues sur les deux rélin*^'; par rapport au canevas de la correspondance. 'È^ La théorie ne s'applique pas à tous les cas de vision d'images doubles; elle rend compte du cas où ces images .sont produites par un objet situé dans l'angle des lignes de regard ou de leur prolon- gement ou à la limite même de cet angle; elle est contredite par l'expérience pour le cas où l'objet est situé en dehors de cet angle. Dans ce cas, d'après la théorie de Hering, lune des images devrait apparaître bien en avant, l'autre bien en arrière du point fixé. Hering est obligé de reconnaître que, au premier abord, il en est autrement, que les deux images paraissent toutes deux en avant ou toutes deux en arrière. Il est vrai qu'avec une fixation énergique et prolongée le résultat change et devient fugitivement conforme à la théorie. Mais iT insiste lui-môme sur la difficulté d'obtenir l'effet demandé, et Heimhollz recommençant après lui a obtenu tantôt l'apparence cherchée, tantôt l'apparence contraire. Pour moi, ayant refait l'expérience avec des aiguilles à tricoter, j'ai toujours vu les images doubles toutes deux en avant, quand l'aiguille était réellement en» avant du point fixé, toutes deux en arrière dans le cas contraire. 11 est vrai qu'en faisant grande atten- tion les deux images, quoique du même côté du point de fixation, me paraissaient à une distance légèrement difTérenle; mais la plus rapprochée en apparence me paraissait aussi plus large et je cons- tatais d'ailleurs que c'était celle des deux qui se rapportait à l'œil le plus rapproché de l'aiguille réelle. Enfin Hering s'eflm-ce vainement d'expliquer par l'influence de l'expérience ce démenti des faits nous verrions les deux aiguilles du même côté du point fixé parce que nous saurions qu'il n'y a qu'un seul objet. Pour mon compte, quand je refais l'expérience, les deux images doubles de l'aiguille à tricoter non fixée Jîie paraissent aussi nettement 280 REVUE PHILOSOPHIQUE distinctes l'une de l'autre que de l'aiguille fixée que je vois simple. 3° L'explication du relief par les sentiments de profondeur est encore plus critiquable que celle des images doubles. Les faits impartialement constatés montrent qu'il n'y a pas toujours images doubles quand il y a différence de profondeur dans l'objet. Quand la disparation est trop faible l'homme le plus exercé ne peut plus percevoir d'images doubles, tandis que les différences de relief lui apparaissent encore clairement. Lorsque la disparation est moyenne les images doubles peuvent être distinguées par un observateur exercé, mais il y a alors affaissement du relief. De là résulte que la perception du relief simple n'est pas une manière atténuée de percevoir les sentiments de profondeur. Si la théorie de Hering était exacte, nous devrions, quand nous discernons les images doubles, percevoir des différences de profondeur plus accentuées que dans la vision simple, tandis que, en fait, la distinc- tion des images doubles entraîne un certain nivellement. C'est ce fait très important que Hering est obligé de négliger. Telles sont les critiques de détail que l'on peut adresser à la théorie de Hering. Elles suffisent à renverser son système en mon- trant que les objets visibles n'apparaissent pas aux endroits mar- qués par sa théorie, indépendamment des reproches d'ordre général que l'on peut faire à l'idée maîtresse de son système et dont nous allons parler. Hering, nous l'avons vu, a exactement posé le problème de la perception de l'espace visible. Persuadé, avec raison, du caractère absolu du privilège des points correspondants, il a cherché à ratta- cher au seul canevas birétinien toutes les perceptions primitives d'espace. Il s'agissait de trouver 1" des éléments simples de l'or- ganisation birétinienne ; 2" des éléments simples de l'espace visible, et de montrer qu'entre ces deux sortes d'éléments il y a des corres- pondances régulières et constantes. Les premiers de ces éléments, il les a trouvés dans la distance de chaque point rétinien excité par un contour à la section longitudinale moyenne et à la section transversale moyenne de la rétine à laquelle il appartenait. Quant aux éléments simples de l'espace visible il a cru les trouver dans la dislance apparente des points visibles au plan frontal apparent dit surface principale passant par le point fixé, celte dislance L. ENJALRAN. — SUR LA CORREïM' oint. 1 1 >iEN>L -^ I étant comptée sur des directions apparentes en profondeur, distin- guées elles-mêmes les unes des autres d'après le point plus ou moins distant du point fixé en largeur et hauteur, par où elles cou- pent la dite surface principale. Nous avons vu plus haut comment il avait fort habilement étabh entre ces deux sortes d'éléments une correspondance régulière dont les défauts n'apparaissent qu'à une étude attentive. Mais le système ne soutTre pas seulement de ces défauts de détail, nous lui reprochons surtout de trouver les élé- ments simples de l'espace visible qu'il veut rattacher à l'organisa- tion birétinienne dans des lignes elles-mêmes invisibles; nous reprochons en somme à Hering, qui a tant fait contre la théorie des projections, de n'avoir pas été jusqu'au bout de sa pensée en conser- vant dans son exposé la notion des directions apparentes en pro- fondeur, qui ne sont qu'une modification des lignes de direction des partisans de la théorie des projections. Les lignes de direction » avaient un double défaut comme génératrices de l'espace visible, d'abord de ne pas indiquer exactement la position relative appa- rente des objets visibles surtout des images doubles, en second lieu d'être invisibles. Or la substitution des directions apparentes de Hering a remédié en partie à ce premier défaut. L'on peut exprimer avec exactitude dans le langage de Hering la distribution apparente en largeur et hauteur des objets visibles du moins des images doubles dans le champ visuel. Mais le second défaut subsiste et s'aperçoit sitôt que l'on considère la distribution des objets visibles non plus en largeur et hauteur mais en profondeur; Hering exprime la position apparente d'un objet en profondeur dans son système par la distance positive ou négative de ce point à la surface princi- pale, distance comptée sur la direction apparente qui porte le point. Mais le point dont il s'agit et le point de rencontre delà direction apparente avec la surface principale ne sont jamais visibles en môme temps; par suite la droite qui les joint n'est pas non plus visible. Hering lui-même le reconnaît. Les Sehvichtungen sont sura- joutées comme des éléments idéaux à l'intuition visuelle propre- ment dite [hineingedacht. Nous pouvons donc dire que l'on peut sur ce point compléter, sinon contredire, l'œuvre de Hering et tâcher de rendre compte de l'organisation interne de l'espace visible, par des éléments tous empruntés à l'intuition visible elle-même. 282 uEvci- piïiLosorniQUH; II. — TUÉORIE DU RELIEF VISIBLE '. La principale difficulté qu'aient rencontrée les théories de la vision de l'espace réside dans la perception de la profondeur, et cela parce que la plupart des théoriciens, sinon tous, ont moins ana- lysé ce que nous voyons à proprement parler dans les objets pré- sentant des ditTérences de profondeur que les définitions géomé- triques des rapports entre les objets et l'observateur. Tous ont plus ou moins supposé que la profondeur, objet de la vision, c'était la distance entre un objet et l'œil qui le regarde — ou tout au moins les différences de distance entre les objets comptées suivant cette direction. De sorte que les uns, tels que Berkeley, remarquant avec raison qu'une telle distance ou différence de distances est invisible ont supposé qu'il n'y avait pas à proprement parler de profondeur visible; à ce groupe se rattache ceux qui admettent que la rétine ne perçoit que deux diniensions, tandis que la profondeur est perçue, au moins à l'origine, par le toucher ou par des sensations de convergence des yeux ; d'autres, au contraire, frappes de la net- teté et du caractère immédiat de certaines perceptions relatives à la profondeur, telles que le rehef stéréoscopique, ont admis comme Hering des sentiments primitifs de profondeur; mais ils ont tou- jours été tentés de compter les profondeurs perçues qu'ils suppo- saient dans le sens de la distance de l'objet vu à l'œil qui le regarde, c'est-à-dire dans un sens où il n'y a rien de visible. On voit que les partisans et les adversaires de la profondeur visible peuvent se réfuter indéfiniment à tour de rôle sans aA'ancer; c'est que les uns et les autres oublient de tenir compte d'un fait très important quoique très simple c'est qu'il y a une sorte de profon- deur visible la seule visible en réalité comme nous le verrons qui n'est pas la distance de l'objet à l'œil; surtout il y a des différences de profondeur visible qui ne sont pas des diiférences entre ces mêmes distances — et ces profondeurs et ditTérences de profondeur sont marquées par des lignes ou des surfaces visibles. Ces lignes et ces surfaces visibles le long desquelles on voit la profondeur et les différences dé profondeur immédiatement, ce sont les lignes ou les sur- faces apparentes du champ visuel quinous apparaissent en biais ou en 1. 11 ne s'agit que du relief lié à la disparalion birétiaienne. L. ENJALRAN. — 'RESPONDA>CE BIRÉTIMENNE "283 raccourci, aulrement dit qui nous apparaissent obliquement par rap- port au plan frontal apparent. Les partisans de Berkeley admettent qu'on ne voit immédiatement qu'une surface plane frontale; les partisans de la profondeur immédiatement visible admettent qu'il doit y avoir des lignes ou des plans visibles perpendiculairement à la surface frontale; nous accordons aux premiers qu'il n'y a rien de visible qui apparaisse perpendiculairement à la surface frontale, nous accordons aux seconds que la surface frontale n'est pas le seul type d'objet immédiatement visible, aux deux nous rappelons quTil existe, outre les lignes ou surfaces frontales, comme objets immédiatement visibles, des lit^/nes ou des surfaces vues de biais. Nous essayerons de montrer dans la suite que des droites ou des plans vus en biais sont à vrai dire les seuls éléments qui entrent dans la profondeur visible — et avec les droites ou les plans frontaux les vraies génératrices de l'espace apparent de la vision, les élé- ments de l'espace apparent dont il nous faut trouver les correspon- dants dans l'organisation birétinienne. Or de même que nous venons d'indiquer d'autres éléments que les Se/nnchtungen de Hering pour en composerrapparencc visible, nous avons aussi recours à d'autres éléments rétiniens que lui pour les faire correspondre aux premiers. En effet, il semble bien que ce soit à tort que Heringa cherché ces éléments dans les excitations d'une seule rétine, à tort qu'il ait admis des sentiments de profondeur unirétiniens. Il sufOt pour démontrer le caractère artificiel d'une telle entreprise de rappeler les faits signalés plus haut dans la critique de détail des idées de Hering, en particulier le fait que les prétendus sentiments de profondeur unirétiniens de Hering ne manifestent jamais leur présence quand un seul œil est excité. Les faits bien connus que nous venons de rappeler nous ont fait chercher au contraire les antécédents phy- siques de la perception de la profondeur par les deux yeux, non pas dans la position des excitants sur chaque canevas rétinien, mais dans la position comparée des contours analogues lignes ou points sur les deux canevas de la correspondance. Et nous avons cru trouver le phénomène rétinien élémentaire correspondant au phénomène psychologique élémentaire, qu'en trouve à la base de toute intuition binoculaire de la profondeur, dans la disj aration^ 1. En tenant compte de la différence entre la disparation homonyme et croisée. 284 REVUE PHILOSOPHIQUE plus OU moins grande produite par les deux images de l'extré- mité d'une ligne ou d'une surface dont l'autre extrémité forme sur les rétines des images correspondantes. Avec ces deux éléments l'on a de quoi rendre compte, ainsi que nous allons le montrer, de toutes les profondeurs réellement perçues parles deux yeux. Remarque. — Dans le système de Hering chaque point rétinien est conçu comme un organe de visée, et deux points correspon- dants comme deux organes de visée rapportant leurs observations à une direction subjective unique. Pour nous les rétines sont des organes essentiellement disposés pour percevoir non en direction mais en surface, les comparaisons des impressions reçues par les rétines se traduisant par une orientation plus ou moins en biais des surfaces limitées par des contours analogues. Nous montrerons ailleurs comment l'idée de Hering que la rétine perçoit en profon- deur suivant des lignes dirigées dans le sens du regard est un héri- tage malgré tous les combats qu'il a dirigés contre elle et peut- être à cause même de ces combats de la théorie des projections. La conclusion à laquelle nous aboutirons est la suivante Le type normal des objets visibles est une surface polyédrique aux points tous visibles aux deux yeux et ininterrompue ; l'objet appa- rent de la vision est une surface ; môme la profondeur apparaît à la vue comme quelque chose de superficiel — et tout ce qui n'est pas qualité ou variation d'une surface apparente, n'est pas en réalité visible. C'est ce que nous allons essayer de démontrer pour toutes les sortes d'objets et de dispositions possibles des objets dans le champ visuel. 1° L'objet est une surface polyédrique aux points tous visibles aux deux yeux. 2° L'objet est tel que toutes ses lignes et points qui attirent l'attention pourraient occuper la place d'arôtes ou de points de croisement d'une surface telle que celle qu'on vient de définir. 3" L'objet est tel que tous ses points ne sont pas visibles aux deux yeux. 1° Le type de Vobjet visible ou la surface polyédrique aux points tous visibles aux deux yeux. Notre but est de démontrer que les différences de profondeur perçues par les deux yeux dans un paysage quelconque reposent L. ENJALRAN. — SLU LA CGHRESPONDANCK 285 uniquement sur la perception de lignes ou de surfaces visibles ou du moins imaginables à titre d'objets visibles sans qu'il y ait lieu de faire intervenir des éléments invisibles et \'isuellement inimagi- nables tels que les lignes de direction, les directions apparentes en profondeur de Hering, etc. Les différences de profondeur entre les objets visibles sont des rapports perçus entre ces objets; nous voudrions faire à ce sujet l'application d'un mol de William James qui nous semble entièrement juste, c'est que les rapports d'espace des objets donnés à un sens sont eux-mêmes des données de ce sens ; nous voudrions aussi donner un exemple d'un principe qui nous a sans cesse dirigé au cours de ce travail que les perceptions visuelles despaces primitives sont indépendantes, qu'il n'y entre que des éléments d'origine rétinienne et dont on puisse pour ainsi dire donner la couleur. Nous commencerons par les cas où la chose est la plus apparente pour y ramener ensuite les cas plus com- pliqués. Examinons d'abord une surface polyédrique ininterrompue, autrement dit une surface entièrement composée de plans et de plus dont tous les points sonl visibles à la fois aux deux yeux. Supposons que, à part ces reslriclions, la surface présentée aux deux yeux à une distance telle que le relief stéréoscopique soit sensible soit très irrégulière, présente des creux et des éminences très diverses. Je dis qu'il me suffira, pour que toutes les déter- minations du relief de cette surface m'apparaissent, que je perçoive certaines qualités visibles comprises dans les lignes et plans visibles que l'objet me présente sans faire appela rien d'exté- rieur. En effet, prenons sur l'objet qui nous est présenté un point situé au croisement de plusieurs arêtes de la surface polyédrique. De ce point partent dans les différents sens des plans dont les uns se rapprochent et dont les autres s'éloignent du spectateur; il peut se faire aussi que tous s'en éloignent ou que tous s'en rapprochent et cela à des degrés divers. En suivant les arêtes qui divergent du point considéré on arrive à d'autres points de croisement, en suivant les plans dans leur partie comprise entre deux arêtes divergentes on arrive à des rebords du plan opposés au point d'où l'on est parti. Or si par quelque moyen on avait l'intuition de l'inclinaison différente de ces arêtes et de ces plans, on aurait le moyen de comparer la position du plan initial quant 286 REVUE PHILOSOPHIQUE à la profondeur avec celle des lignes et des points qui l'entourent. Gomme on peut recommencer ce raisonnement pour tous les points de la surface polyédrique, on voit qu'on pourrait avoir ainsi de proche en proche l'intuition de la profondeur relative de tous les points marquants de la surface ; qu'on pourrait pour ainsi dire suivre le mouvement du relief de cette surface d'un bout à l'autre sans pourtant se détacher d'elle pour la reporter à un repère extérieur. Mais peut-on avoir une intuition immédiate de l'inclinaison diffé- rente des arêtes et des plans qui divergent à partir d'un point parla vision binoculaire? Il semble au premier abord que ce soit impos- sible sans avoir recours à un repère extérieur à la surface considérée. En effet, quand nous regardons la surface polyédrique nous ne voyons pas seulement que deux plans se coupent suivant un angle plus ou moins grand, nous ne distinguons pas seulement l'incli- naison relative des deux plans, nous savons aussi que l'un d'eux, par exemple, occupe une position frontale tandis que l'autre se porte en avant; nous ne percevons pas seulement l'inclinaison relative des deux plans, mais aussi une sorte de position absolue des deux, c'est-à-dire en réalité leur position par rapport à nous. Il semble donc que nous percevions la position des deux plans par rapport à nos yeux, et comment cela est-il possible si nous n'avons par la vue aucune intuition de nos yeux et si nous admettons que la vue se suffit dans la perception du relief? Exprimons l'objection autrement. Pour décrire ce que nous voyons nous sommes obligés de dire que la surface comprend différentes sortes de plans appa- rents, des plans frontaux et des plans non frontaux qu'on peut aussi appeler des plans en biais ; mais pressés de définir ce qu'est un plan frontal nous sommes réduits à dire que c'est l'apparence qui nous est fournie par un plan perpendiculaire à la direction moyenne de nos ligues de regard, plus brièvement et moins exac- tement un plan parallèle à notre front. De même les plans en biais sont l'apparence qui nous est fournie par des plans non parallèles au front, il semble que dans tous les cas nous soyons obligés de tout rapporter au corps de l'observateur. A cette objection nous répondrons 1° Parce que pour définir les plans frontaux il faut parler du corps de l'observateur il ne s'ensuit pas que le corps de l'obser- vateur intervienne dans la perception du plan frontal apparent. En L. — SUR LA CORRESPONDANCE BIKÉT1ME»E 287 effet nous avons été obligés de faire inlenenir le corps non pas dans l'analyse de ce qui nous apparaît quand nous voyons un plan frontal, mais dans l'analyse des circonstances objectives dans lesquelles nous disons que tout spectateur aura une impression de plan frontal ; ceci ne prouve pas plus que la position de notre corps soit impliquée dans notre sensation que la nécessité d'une diffé- rence de température entre notre corps et un corps extérieur pour qu'il y ail sensation de chaleur ne prouve que cette sensation nous fait connaître la température absolue de notre corps. 11 est possible qu'il y ait des sensations de surface frontale et de surface en biais se suffisant à elles-mêmes, comme de chaud et de froid. Si l'on se place au point de vue géométrique, une surface frontale et une surface en biais sont inconcevables si on ne les rapporte à quelque autre surface située en dehors d'elles et fournissant la direction- type; on ne peut définir géométriquement une surface en biais qu'en disant qu'elle nest pas parallèle à la surface qui donn& la direction-type et qui est arbitrairement choisie; une surface isolée dans l'espace n'a au contraire, de ce point de vue, aucune direc- tion déterminée, ni frontale ni en biais. Mais peut on transporte r ce point de vue géométrique dans la psychologie de l'espace visible? La question revient au fond à celle-ci Ce qui dans la réalité est nécessairement une relation ne peut-il être donné dans la conscience comme une qualité? Par un exemple nous avons déjà répondu à la question quand notre main touche un corps étranger il y a perception de chaud ou de froid quand il y a une différence de température entre les deux et cependant la sensation de chaud ou de froid nous apparaît comme la perception d'une qualité sensible et non comme celle d'une différence. De même il y a sensation de surface frontale et de surface en biais toutes les fois qu'un plan visible est orienté d'une certaine façon par rapport à nos yeux. Il ne s'en suit pas que la sensation éprouvée soit celle d'un rapport de position entre la surface visible et nos yeux ou notre corps. 11 est possible que la perception d'une surface appa- rente, dite frontale ou en biais, soit celie dune qualité n'impliquant immédiatement aucune relation. La difficulté à ladmettre vient de ce que Ton a toujours une tendance à identifier l'espace visible avec l'espace de la perception définitive; mais l'exemple présent nous montrera nrécis-^ment combien cette assimilation est fausse. 288 RIÎVUE PHILOSOPHIQUE 2° Supposons en effet que Tapparencc frontale ou en biais d'un plan visible suppose la perception du rapport entre l'orientation de ce plan et le plan vertical passant par les yeux de l'observateur. Passons d'abord sur celte difficulté, cependant capitale, que les yeux de l'observateur et les parties voisines de son corps sont pour lui-même des objets invisibles, et supposons que par l'imagination il se représente le plan passant par ses yeux qui serait le repère des directions des divers plans visibles. Supposons qu'un plan visible soit présenté à l'observateur qui ne soit pas parallèle au plan-type supposé. De la comparaison de la position de ces deux plans l'apparence non frontale du plan extérieur s'ensuivra-t-elle nécessairement? Non, car rien n'empêche de prendre le plan exté- rieur comme origine des directions et c'est alors le plan du corps de l'observateur qui paraîtra en biais. Or en fait quand nous regar- dons une surface plane nous n'hésitons jamais à adopter la pre- mière manière de parler ou plutôt de sentir. Donc parmi les plans que nous nous représentons que celui du corps y soit ou non compris il faut qu'il y en ait qui nous paraissent avoir par eux- mêmes une direction, qui aient une direction en quelque sorte absolue. Mais il n'est pas plus facile de l'admellre du plan passant par les yeux que des plans donnés dans les objets extérieurs; il y a même cette difficulté de plus que ce premier plan est invisible et difficile à imaginer; il est donc plus simple d'admettre que ce sont les plans frontaux visibles qui nous apparaissent immédiatement comme marquant une direction cardinale de l'espace visible appa- rent et les plans visibles en biais qui nous apparaissent immédiate- ment comme inclinés dans ce même espace. 3*^ Donc supposer que la distinction des surfaces apparentes visibles en surfaces frontales et en biais repose sur une compa- raison avec la position de l'observateur n'avance en rien la solu- tion de la question. On peut aller plus loin et montrer par une analyse exacte de ce que l'on voit en pareil cas et des conditions physiologiques du phénomène qu'une telle comparaison n'a pas lieu primitivement du moins. Présentons aux deux yeux un système de cinq fils verticaux dont la section horizontale puisse être représentée dans la figure ci contre par les points abcde, les fils aeb étant sur un plan L. ENJALRAN. — SUR CORRESPONDANCE BIRÉTIME>}E 289 frontale En regardant les cinq fils l'idée nous est suggérée de deux plans verticaux ab, cd. Nous voyons immédiatement que ab est une surface frontale et cd une surface en biais. Cette distinc- tion vient-elle de ce que nous reconnaissons que ab est parallèle à notre front ou à notre corps et cd oblique? D'abord on peut au moyen d'un tube noirci, à travers lequel on regarde les fils, empê- cher qu'aucune partie de noire corps soit visible et les deux sur- faces paraîtront différemment orientées quand même. De plus, en analysant ses impressions, on voit qu'il y a entre les deux surfaces apparentes ab, cd de véritables différences internes qui en font pour ainsi dire deux qualités différentes de sensation, sans qu'on pense le moins du monde au corps de l'obser- vateur. En effet la surface ab fixée en e paraîtra plus simple, plus régulière que la surface cd; elle paraîtra la plus simple et Fïg. i. la plus symétrique des surfaces planes pas- sant par e. Le bord a et le bord b paraîtront s'équilibrer parfaite- ment ; tandis que la surface cd, fixée en e, paraîtra quelque chose de plus complexe et moins régulier; les bords c et d n'y paraîtront pas jouer par rapport à e des rôles aussi semblables que a et 6 par rapport au même e dans l'autre surface. L'œil sent pour ainsi dire que cd devrait être complété pour la symétrie par fh, tandis que ab se suffit à elle-même. De plus cette analyse subjective est corroborée par les condi- tions objectives de la sensation. Pour obtenir l'effet présenté par les surfaces ab et cd, il n'est point nécessaire de donner aux exci- tants une position déterminée par rapport au corps de l'Observa- teur; il n'est point nécessaire que les yeux de l'observateur occu- pent telle position particulière il suffit que certaines lignes situées sur les deux rétines dans une position déterminée soient excitées. On apercevra toujours une surface cd qui paraîtra inclinée par rapport à ab, qui sera elle-même vue avec l'apparence d'une sur- face plus simple, plus régulière, plus typique et occupant dans l'ensemble visible une position privilégiée. 11 suffira pour cela que les lignes ab tombent sur des sections longitudinales des rétines symétriquement placées autour des deux sections longitudinales 1. Nous négligeons pour simplifier la fameuse illusion des trois fils verticaux. TOME LXXXV. — 1918. 19 290 REVUE PHILOSOPHIQUE principales, et que cd tombent sur des sections longitudinales disparates des mêmes rétines. Comme cet effet sera produit même si les yeux occupent des positions exceptionnelles telles que la divergence on peut obtenir facilement le résultat avec des cartons stéréoscopiques, on voit que le phénomène dépend de l'emplace- ment des images sur les réseaux rétiniens et non des sensations musculaires capables d'indiquer la position des yeux dans le corps. Comme d'autre partie phénomène peut avoir lieu dans des condi- tions telles qu'aucune partie du corps de l'observateur n'excite la rétine, on peut dire qu'il n'y a à considérer parmi les antécédents physiologiques aucun élément par lequel la position du corps par rapport à l'objet pourrait être représentée parmi les phénomènes visibles résultants. Tout ce qu'on est en droit d'attendre c'est un ensemble visible dans lequel s'exprimeront les rapports de position des images peintes sur les deux canevas rétiniens. Or l'apparence d'une surface frontale, c'est-à-dire ne présentant aucune dyssymé- Irie entre ses deux bords verticaux sans qu'aucun rapport à un point extérieur à elle s'y marque, exprime parfaitement le phéno- mène birétinien de deux couples de lignes correspondantes symé- triquementplacées par rapport aux deuxfovea ; de même l'apparence d'une surface en biais, c'est-à-dire irrégulièrement disposée par rapporta la première, ayant ses deux bords de part et d'autre de la première, répond exactement et suffisamment aux données réti- niennes de deux couples de lignes, l'un en disparation directe, l'autre en disparation croisée. Je terminerai par une comparaison la vue d'une surface frontale ou en biais a pour condition objective ordinaire car avec le stéréoscope on peut rompre cette association une certaine position d'une surface réelle par rapport au corps de l'observateur, de môme qu'une vue photographique déterminée d'un certain paysage a pour condition une certaine position du paysage par rapport à un appareil photographique. Mais de même qu'il ne s'en suit pas que l'appareil photographique sera visible sur la photographie; de même que la photographie ne nous olïrira qu'un certain groupement perspectif déterminé des objets du paysage, de même le corps de l'observateur n'est représenté à aucun degré dans l'apparence d'une surface frontale ou en biais, et cette apparence ne nous offre qu'un certain groupement déterminé L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPu>UA>Lt blH£ .1 des lignes limitant la surface, une sorte d'organisation interne dont le corps de l'observateur est exclus. En somme, sur l'exemple particulier d'une surface plane terminée par deux lignes verticales nous avons montré que l'inclinaison apparente d'un plan en profondeur, la diÛerence d'orientation des plans frontaux et des plans en biais pouvait être perçue comme une donnée immédiate et qui se suffit sans qu'il y ait lieu de se référer à quelque repère extérieur, le caractère frontal ou non frontal de la surface visible faisant corps avec la surface apparente elle-même. S'il en était ainsi de tous les plans possibles terminés par des lignes droites et de ces droites elles-mêmes, on voit que, comme nous l'annoncions plus haut, une surface polyédrique inin- terrompue aux points tous visibles aux deux yeux étant présentée à nos regards, on pourrait avoir successivement l'intuition de la profondeur relative de tous les points de cette surface sans quitter la surface elle-même. Le question est seulement de savoir si toutes les sortes de plans ou de droites composant la surface peuvent être perçus dans leurs inégalités de relief comme les surfaces très particulières que nous avons considérées plus haut. Je ne referai pasles raisonnements précédentsà propos de tous les plans et droites qui peuvent entrer dans la surface polyédrique. Je me bornerai à donner les résultats qu'on trouverait en suivant la même voie. 1° Dans l'exemple précédent la distinction très nette entre les surfaces frontales et en biais, entre les surfaces en biais plus ou moins accentué a pour cause la disparation transversale des images rétiniennes de quelqu'une des droites limitant la surface, quelque autre droite limite de la surface tombant au contraire sur des parties rétiniennes correspondantes. Tout se passe comme si la rétine était un instrument très sensible destiné à comparer la dis- paration nulle de certaines lignes marquantes d'un objet donné, à la disparation transversale plus ou moins accentuée d'autres lignes simples, les résultats de cette comparaison se traduisant pour le sujet par l'orientalion plus ou moins en biais, quelquefois frontale, de la surface apparente qui joint les lignes limitantes de cet objet. 2° Tout plan même non vertical entre les limites duquel il y a des différences de disparation transversale nulle d'un côté, positive de l'autre est perçu avec son orientation propre. Par suite seuls les plans terminés par deux horizontales indéfinies et non coupées 292 REVUE PHILOSOPHIQUE par d'autres droites, et qui ne présentent point par suite de diffé- rence de disparation transversale, sont vus d'une façon indéter- minée quant à la profondeur; l'écart en profondeur des deux horizontales supérieure et inférieure n'est point perçu avec sûreté. 3° Toutes les droites limitées de la surface polyédrique sont perçues avec les différences de profondeur entre leurs extrémités. En somme on voit que si on néglige le cas assez rare du para- graphe 2, on peut percevoir sur la surface polyédrique, sans sortir d'elle-même, toutes les orientations en profondeur des divers plans qui la composent et des droites qui la divisent, que l'on peut suivre d'un bord à l'autre le mouvement du relief de cette sans la quitter. On voit aussi que si tous les objets visibles se ramenaient à la surface polyédrique que nous venons de considérer, la perception binoculaire de la profondeur serait relativement simple. On n'aurait à invoquer ni la position du corps de l'observateur, et en particulier des yeux, ni des lignes invisibles telles que les Sehrick- tungen de Hering , directions invisibles sur lesquelles les objets visibles seraient inexplicablement localisés. Il suffirait d'admettre quelques surfaces et droites visibles très simples dont les objets visibles les plus complexes seraient composés par simple juxta- position 1° des surfaces planes frontales ; 2" des surfaces planes en biais; 3° des droites frontales; 4" des droites en biais. Perce- voir la profondeur relative de deux points ou de deux droites ce serait percevoir entre les deux un plan frontal ou en biais, une droite frontale ou en biais ou une suite de tels éléments. En somme les rapports de profondeur entre des objets visibles seraient eux- mêmes des objets visibles, lignes ou surfaces d'une certaine forme. Ces rapports ne différeraient pas autant qu'on l'a cru générale- ment des rapports entre deux objets visibles situés dans un môme plan frontal. Il suffirait de s'habituer à cette idée que la différence entre une surface en biais qui joint deux droites et une sur- face frontale qui joint deux droites analogues est une différence de forme visible au même titre que la différence entre un angle aigu qui sépare deux droites et un angle obtus qui en sépare deux autres. Et de même que dans le second cas on n'hésite pas à con- sidérer comme deux formes visibles originales deux perceptions ayant pour conditions physiologiques deux images rétiniennes L. ENJALRAN. — S'- - . BIRÉÏISIENNE 293 déterminées différentes, de même il y aurait lieu dans le premier cas de considérer comme deux formes visibles originales deux perceptions tout aussi distinctes que les premières pour la con- science naïve et qui ont pour condition physiologique des images rétiniennes différentes tout aussi nettement déterminées. 2° Les objets visibles immédiatement assimilables à la surface polyédrique. Donc quand le champ visuel ne renferme qu'une surface polyé- drique ininterrompue aux points tons visibles aux deux yeux, l'objet apparent y compris les différences de profondeur se com- pose uniquement de lignes et de surfaces visibles parmi lesquelles on distingue immédiatement des différences d'orientation répon- dant aux mots de face » et de biais ». En est-il de même de toutes les autres sortes d'objets ; peut-être tous ne se prêteront-ils pas à la réduction que nous tentons de la profondeur binoculaire à des formes de surface visible. Considérons d'abord les cas où cette réduction est particulièrement aisée. Que l'on puisse rendre compte des particularités de profondeur sans admettre d'autre élément que les lignes ou les surfaces fron- tales ou en biais, en assimilant tout ensemble visible quel qu'il soit à une surface accidentée, mais continue, tournée vers le spec- tateur, cela n'a rien d'étonnant quand l'objet présenté aux deux yeux est une surface polyédrique et qui est précisément en réalité une telle surface continue composée uniquement de droites et de plans frontaux ou en biais. Mais ce n'est là qu'un objet assez rare; la réalité nous présente au contraire le plus souvent des objets discontinus et il nous arrive de percevoir des rapports de profondeur entre ces objets alors qu il n'y a entre eux aucune droite ni aucun plan ni frontal ni en biais. On peut ramener au cas de la surface polyédrique un très grand nombre d'objets différents d'une telle surface, mais qui excitent les rétines sensiblement de la même manière. Le cas se présente pour tout ensemble d'objets qui ne constitue pas une surface de ce genre, mais dont tous les points et toutes les droites qui attirent r attention pourraient en faire partie. On peut d'abord assimiler à la surface-type, au point de vue de la 294 REVUE PHILOSOPHIQUE perception de la profondeur, tous les objets qui ne comprennent que les arêtes ou même les points de rencontre des arêtes d'une surface polyédrique s'ils apparaissent seuls dans un milieu obscur. Si deux verticales lumineuses nous sont présentées au milieu de l'obscurité, nous distinguerons immédiatement si elles forment un plan frontal ou un plan biais, et bien qu'il n'y ait pas de plan réel entre les deux droites notre imaginatioa y suppléera et la différence de profondeur de ces deux droites sera vue sous la forme de l'incli- naison de ce plan imaginaire. Il en sera à peu près de même pour deux points lumineux seuls yisibles la différence de profondeur perçue le sera suivant la droite imaginaire qui joint les deux points. Et il ne faut pas voir là une infraction aux principes que nous avons posés, mais seulement une extension notre principe c'est que de même que la position relative de deux points sur un plan frontal est marquée par la lon- gueur et la direction de la droite qui les joint, de môme la position relative de points non situés dans un même plan frontal c'est la direction et l'inclinaison quant au relief de la droite qui les joint. Mais dans le premier cas plan frontal, si les deux points sont seuls, celui qui regarde ne laissera pas d'imaginer entre les deux points une droite imaginaire qui figurera pour lui la position relative des deux points. En fait on constate toujours cette ten- dance à imaginer entre deux points une droite Cf. Bourdon, p. 95, Perception visuelle de V espace, mais cette faculté ne s'étend pas seu- lement aux points frontaux, ainsi qu'on peut facilement le vérifier. De même, qu'on ne nous objecte pas que nous rétablissons avec ces droites et ces plans imaginaires des éléments invisibles ana- logues aux directions apparentes de Hering pour expliquer les propriétés de l'espace visible. Comme lui, nous admettons que des lignes et des plans imaginaires peuvent entrer dans la charpente de l'espace apparent. Mais les plans et les droites qu'il admet ne sont pas seulement invisibles de fait faute d'être perçus à un moment donné, ils sont invisibles par nature; au contraire, les éléments non perçus que nous faisons intervenir occupent dans l'espace apparent les mêmes positions qui pourraient être occupées par des éléments visibles, des plans et des droites dont les extré- mités sont données et dont limagination n'a qu'à garnir l'entre- deux. Nous ne faisons qu'étendre de la façon suivante le principe L. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRÉTLMENNE 295 de la perception de la profondeur. Toutes les relations de profon- deur visible sont perçues suivant des plans ou des droites en biais actuellement visibles — ou imaginables sur le modèle de plans ou de droites en biais visibles. Ainsi sont assimilés à la surface polyédrique les objets composés de lignes ou de points pouvant former le squelette d'une surface polyédrique et seuls visibles dans l'obscurité; on peut aller plus loin et y joindre les lignes et les points qui se détachent sur un fond uniforme, ou même sur un fond quelconque, dans des condi- tions que nous allons préciser. D'abord sur un fond uniforme nous venons de voir que des points et des lignes lumineuses formant le squelette dune suface polyédrique invitent notre imagination à reconstituer la surface polyédrique elle-même; et cela se com- prend, car les points lumineux donnes étant les seuls objets visibles, l'imagination n'a aucun appui dans les sensations présentes pour se figurer quelque chose au delà de la surface ou en deçà. Or un fond rigoureusement uniforme réalise les mêmes conditions rétiniennes quun milieu obscur. Ainsi, si l'on tend trois tils verti- caux et qu'on les fixe, en apercevant au travers le bleu uniforme du ciel, on n'aura aucune perception actuelle de la position du ciel par rapport aux fils; on n'aura de perception déterminée que de la position réciproque des fils, et le bleu du ciel jouera le même rôle que la couleur des cartons stéréoscopiques sur lesquels on a dessiné les arêtes de quelque solide géométrique; il servira à déter- miner la couleur des surfaces que l'on imaginera entre les trois fils, et il se confondrait avec elles si nous ne savions pas d'autre part que c'est le bleu du ciel, car trois droites réunies par des sur- faces d'un bleu pareil donneraient exactement les mêmes images rétiniennes. De même sur un fond quelconque, mais dont les détails n'attirent pas l'attention, les arêtes d'une surface polyédrique sont assimilables à une surface polyédrique véritable. Supposons d'abord un fragment de surface polyédrique, un dièdre aux arêtes verticales présenté au spectateur, et d'abord un dièdre dont les faces sont d'une couleur uniforme; la profondeur comparée des trois arêtes apparaîtra grâce à la perception de l'inclinaison des deux faces. Supposons maintenant que les deux faces soient cou- vertes de dessins irréguliers, ils apparaîtront sur les deux faces et leur présence ne modifiera pas la profondeur apparente des 296 REVUE PHILOSOPHIQUE trois arêtes; ces dessins n'auront pas un rôle dilTérent de la couleur blanche qui couvrait d'abord les deux faces des dièdres; ils seront de la couleur remplissant les contours. Supposons maintenant que les deux faces du dièdre soient faites en verre bien transparent laissant arriver jusqu'au spectateur la lumière des corps situés au delà. Si ces corps ne sont pas reconnus, l'observateur ne faisant attention qu'au relief du dièdre, les objets réfractés par le verre n'auront pas d'autre rôle que les dessins irréguliers, le barbouillage coloré tracé sur les faces quand nousjes supposions opaques ; ils ne joueront que le rôle de couleur remplissant l'intervalle des contours et projetée sur la surface plane en verre perçue entre ces contours. Si enfin par une dernière substitution nous remplaçons en face du même paysage le dièdre en verre transparent par trois fils tendus^ occupant la position des arêtes, nous remarquerons pour ce qui est de la perception delà profondeur un résultat analogue. A une con- dition pourtant, c'est que nous nous imposions de fixer seulement quelqu'un des fils et de ne faire attention qu'à la position relative de ces mêmes fils. La seule différence c'est que les accidents de la surface du verre permettaient de maintenir l'attention sur les deux plans du dièdre, même lorsque le regard se détachait des arêtes. Dans le cas des trois fils au contraire, surtout si le paysage situé en arrière contient des points marquants capables de détourner l'attention et la fixation, nous ne sommes plus aussi en état de considérer ce qui remplit le champ entre les deux fils comme une couleur insignifiante rapportée à la surface imaginaire qui réunit les fils, et, par suite, nous avons affaire à un ensemble irréductible à la surface polyédrique, tel que ceux dont nous nous occuperons plus tard. III. — Le relief anormal et les images doubless. S'il n'y avait à tenir compte que des cas examinés jusqu'ici on voit quelle serait notre conception de la fonction de la vision bino- culaire; elle consiste essentiellement à traduire par des surfaces plus ou moins en biais et vues simples les disparations des deux 1. C'est le cas des grilles que l'on sait fort bien regarder en faisant abstrac- tion des objets que l'on voit à travers. 2. Objets dont tous les points ne sont pas visibles aux deux yeux. L. ENJALRAN. — SUR LA CORHESPONDANCE BIRÉTI>I£?»>K images rétiniennes produites par les différences de profondeur entre les lignes marquantes des objets. On voit la différence essen- tielle entre celte conception et celle de Hering; le résultat normal de la vision est pour nous de voir simple et non double et de loca- liser suivant des surfaces visibles opposées au regard et non suivant des lignes invisibles s'étendant dans le sens du regard. Et pour les cas déjà examinés notre point de vue est assez facile à soutenir. Mais c'est en partant du phénomène des images doubles et non de celui du relief vu simple que Hering a abouti à sa théorie; il nous faut donc montrer que la nôtre est aussi applicable aux faits qui l'ont conduit à la sienne, opposée précisément à la nôtre. Notre réponse est que même les images doubles constituent un mode de perception de la profondeur suivant des surfaces en biais, un cas exceptionnel en somme de traduction de la profondeur par un relief superficiel, mais où la concordance au moins approxima- tive de l'objet apparent de la vision et de lobjet réel se perd — parce que nous arrivons au point où la disposition de l'organe visuel tout en surface et l'intuition correspondante, toute en sur- face aussi, ne peuvent plus remplir exactement leur fonction. La vision dans des cas de ce genre fait ce qu'elle peut pour atteindre son but, ainsi que nous verrons, agit suivant les mêmes lois que lorsqu'elle l'atteint, mais échoue au moins en partie dans son effort. En bref, pour nous la vision des images doubles c'est encore de la vision du relief suivant des surfaces en biais, mais de la vision du relief manquée. On n'y voit que mieux, ainsi que nous verrons le principe employé par elle dans les cas qui réussissent. La vision double étant une vision du relief qui échoue nous montrera mieux sa nature si nous examinons d'abord des cas de perception anormale du relief intermédiaire précisément entre ceux où l'eflbrt de la A'ision pour percevoir la profondeur au moyen de surfaces réussit, et celui où il échoue presque complètement. Ce cas intermédiaire c'est celui de la perception d'un plan vertical situé dans l'angle des lignes de regard. Supposons un plan limité par deux droites verticales dont l'une est fixe et fixée en un de ses points par les deux yeux. Supposons d'abord que cette surface cette carte de visite si l on veut occupe d'abord une position frontale, puis tourne peu à peu sur l'axe fixé par les deux yeux. Au début cette surface sera correctement perçue 298 REVUE PHILOSOPHIQUE par nous, d'abord suivant un plan frontal, puis sur des plans de plus en plus en biais. Mais en continuant de la faire tourner par exemple d'arrière en avant il arrivera un moment où les conditions normales de Texercice de la vision n'existeront plus. Le point extrême où ce que nous avons dit dans les chapitres précédents se vérifiera, c'est lorsque la carte à force de tourner paraîtra à l'œil droit comme une simple ligne et à l'œil gauche encore comme une surface. En ce point extrême la forme apparente de l'objet coïnci- dera dans une certaine mesure avec sa forme et sa position réelle. Au delà, il n'en sera plus de même. Dans le cas limité que nous venons de considérer la carte coupait le plan de regard suivant la ligne de regard de l'œil droit. Mais continuons à faire tourner la carte sur son axe, elle dépassera la ligne de regard de l'œil droit et tombera dans l'angle des lignes de regard des deux yeux; pour nous exprimer moins précisément, elle se placera quelque part entre les deux yeux, le cas le plus typique étant celui où elle se place juste entre les deux, autrement dit dans le plan médian du corps. Comment la carte sera-t-elle alors aperçue? Elle sera vue le fait est bien connu comme un livre entrouvert dont l'intérieur est tourné vers le spectateur. La carte, en réalité située sur un plan unique et médian, apparaît suivant deux plans en biais réunis au fond par une arête commune et s'avançant en biais d'une profondeur sensi- blement égale à la profondeur réelle de la carte. Comment devons-nous, dans notre théorie, interpréter ce fait? Est-il en continuité avec ceux que nous avons examinés et expli- cable par les mêmes principes? Pour comprendre ce cas excep- tionnel il faut dégager plus expressément les principes qui per- mettent d'interpréter le cas ordinaire. Le premier de ces principes est que lorsqu'un même objet est limité par deux droites, l'une tombant sur des méridiens correspon- dants des rétines et l'autre sur des points disparates, elles appa- raissent à des profondeurs inégales, que si la seconde droite donne des images rétiniennes disparates croisées elle est vue en avant de la première, que si elle donne des images homonymes elle est vue en arrière, l'intervalle entre les deux droites apparentes qui marque leur différence de profondeur étant un biais plus ou moins accusé suivant la grandeur de la disparalÀon. Le second principe est que la vision du relief avec les deux yeux L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE 299 précise mais ne contredit pas les résultats donnés par la vision de chaque œil isolé. En particulier, la distribution latérale des objets dans chacun des champs visuels isolés est absolument respectée dans le champ commun, vu en relief plus accusé, des deux yeux réunis. Ce qui dans le champ visuel de l'œil droit est à droite du point fixé reste à droite dans le champ commun et ne passe ni en face ni à gauche. Et de même pour ce qui est par exemple à gauche du point fixé sur l'œil gauche. On ne peut même pas dire que la vision binoculaire ajoute parle fait du relief quelque chose d'abso- lument nouveau ; l'œil unique interprète aussi en relief les perspec- tives qui lui sont données; mais un même objet vu par un seul œil est parfois susceptible de plusieurs interprétations, de plusieurs visions en biais de l'espace compris entre deux de ses arêtes; l'autre œii intervenant vient fixer celte incertitude; les deux réunis voient en quelque sorte l'intersection unique des deux séries d'interpréta- tions en profondeur qui étaient permises à chacun d'eux s'exerçant seul. Or, combinons ces deux principes dans l'interprétation du cas de la carte de visite aperçue dans le plan médian, cesl-à-dire placée juste entre les deux yeux fixant son extrémité postérieure i° L'arête postérieure se peignant sur des méridiens correspon- dants des deux yeux sera vue à la dislance du point de fixation. L'arêle antérieure, qui est vue à droite par l'œil gauche et à gauche par l'œil droit, se peint sur les deux rétines en des méridiens dispa- rates et de disparation croisée; elle doit donc être vue plus près du spectateur que l'autre, cet éloignement en profondeur devant se traduire par une vision en biais. 2° Mais comment cette vision en biais va-t-elle se produire et comment l'arête antérieure va-t-elle se montrer en avant de l'autre? C'est ce que nous permet de déduire le second principe. En elTet, l'arête antérieure est vue dans le champ visuel de l'œil droit à gauche du point fixé. Elle ne peut pas se déplacer en face ou à droite dans le champ commun. Même raisonnement pour l'œil gauche. Conclusion Tarète antérieure de la carte sera nécessaire- ment vue double à droite et à gauche du point fixé et de l'arête postérieure. Et en ajoutant les conclusions du précédent para- graphe elle sera donc vue double en avant et reliée à l'autre par 300 REVUb PHILOSOPHIQUE une double surface en biais. Or c'est bien, nous l'avons vu, ce que donne l'expérience. Or ce cas que nous venons de considérer est intéressant d'abord en lui-même au point de vue de la théorie du relief visible, puis comme acheminement à la théorie des images doubles. Du premier point de vue il confirme que la vision de la profon- deur est essentiellement, de par la nature de l'organe visuel, une vision en biais. S'il est un cas où la profondeur devrait être perçue dans le sens môme du regard, c'est bien dans le cas d'une surface médiane, c'est-à-dire perpendiculaire au plan frontal; or nous venons de voir qu'il n'en est rien tout plan médian a sa profondeur perçue suivant deux surfaces en biais ^ divergentes vers le specta- teur si c'est l'arête postérieure qui est fixée, divergentes en s'éloignant du spectateur dans le cas contraire. Mais de plus la théorie précédente nous conduit à celle des deux sortes d'images doubles, directement pour la première sorte, indirectement pour la seconde. Les images doubles semblent, fin premier abord, donner raison à la théorie de Hering, et au surplus sont à l'origine de cette théorie. Tandis que les objets réels vus en relief simple, étant décompo- sables tels qu'on les voit en surfaces en biais, peuvent donner l'idée que la vision se fait suivant de telles surfaces, les images doubles sont tout à fait aptes à donner l'idée contraire. Quand on dissout en louchant, par exemple un paysage en images doubles et qu'on essaie d'analyser ce qu'on voit tout relief commun étant aboli, on est naturellement conduit à observer quel objet de l'œil droit cache tel objet de l'œil gauche, à se représenter les deux dans la même direction sur des droites disposées en profondeur et à chercher par suite les lois de la profondeur visible dans des géné- ratrices ainsi disposées. Et on finit même par en faire, sous le nom de Sehrichtungen, les lignes cardinales de l'espace visuel tout entier, auxquelles on essaie de rattacher après coup jusqu'à la vision du relief simple elle-même. Il importe d'autant plus, pour fortifier notre thèse, de montrer qu'elle convient aux images doubles elles-mêmes. 1. Une oblique située dans un plan médian pourra être vue simple et avec la différence de profondeur de ses extrémités A et B, mais seulement si A est plus haut ou plus bas que B dans le champ visuel, auquel cas la droite AB sera vu en biais de haut en bas, ce qui confirme la règle. L. ENJALRAN. SUR LA CORRESPO>DA>CE BIRÉTISIENNE 301 Les images doubles produites par la vision dobjets réels se rattachent à deux types celles qui sont produites par un objet ^ situé dans l'angle des lignes de regard ou son prolongement, vulgairement par un objet placé entre les yeux en avant ou en arrière du point fixé, et celles dont l'objet qui les cause est placé hors de cet angle. Or les images doubles du premier type se ramènent immédiate- ment au cas de relief anormal que nous venons d'analyser; au lieu de placer, comme il a été dit, dans le plan médian du corps une carte de visite, plaçons-y deux longues aiguilles occupant l'empla- cement de l'arête antérieure et de Tarète postérieure de la carte; cette dernière étant fixée, nous verrons simple l'aiguille postérieure et double l'aiguille antérieure, exactement comme tout à l'heure les arêtes. Les aiguilles sont comme le squelette d'une surface ver- ticale médiane et l'aspect visible est comme le squelette ou l'arma- ture de la double surface en biais analogue à un livre entrouvert, ^ue nous avons ci-dessus décrite et expliquée. Dans le cas précédent nous avons constaté une tendance vers le relief, l'impossibilité d'y atteindre et cependant un commencement de réalisation, le tout se traduisant par des images doubles il est vrai, mais nettement en avant ou en arrière du point fixé, auquel les joint une surface en biais imaginaire tout à fait analogue à la surface en biais visible qui paraît joindre au point les arêtes d'un plan médian. La tendance au relief dans ce cas se montre en ce qu'elle réussit presque malgré des circonstances défavorables. Dans le cas qui nous reste à examiner elle résultera du fait qu'elle est presque toujours réalisée, et que si elle ne l'est pas c'est que le relief simple a été dissous péniblement et artificiellement et presque toujours d'ailleurs incomplètement. Les images doubles dont il s'agit maintenant sont provoquées dans le cas le plus simple par une verticale située en avant ou en arrière du point fixé, mais assez à droite ou à gauche pour tomber en dehors de l'angle des lignes de regard. Pour nous rendre compte de leur nature nous allons, comme pour celles de la pre- mière espèce, les rattacher au solide naturel dont elles sont comme le Squelette. Considérons par exemple, un cube plein dont 1. Nous n'étudierons que les cas simples d'images doubres produites par de simples droites, le plus souvent verticales. 302 REVUE PHILOSOPHIQUE trois arêtes apparaissent verticalement devant nous, celle du milieu nettement en avant des deux autres. Il s'agit de savoir, l'arête du milieu étant fixée, comment seront vues les arêtes laté- rales. Or, dans l'immense majorité des cas, elles seront vues simples, la disparation de leurs images rétiniennes se traduisant par une vision nettement en biais des faces et non par un dédoublement des arêtes. Que ce soit le cas normal et comme la fonction normale de la vision, cela résulte d'abord de ce fait très important que, même chez l'homme le plus exercé à dissoudre le relief en images doubles, la traduction des images rétiniennes disparates par le relief est susceptible d'une bien plus grande finesse que l'autre. En se reculant de plus en plus loin du cube la disparation des arêtes diminue peu à peu, mais la possibilité de les voir en relief persiste longtemps après que la faculté de les dédoubler a cessé. Des expé- riences précises, dues à M. Bourdon, ont montré que même l'homme le plus exercé est capable de saisir sous forme de diffé- rences de relief des disparations dix fois plus fines que sous forme d'images doubles. Le caractère secondaire et artificiel, accidentel même de ces dernières ressort déjà de cette constatation. Il ressort aussi des conditions dans lesquelles on dégage les images doubles dans les cas où c'est possible. Pour qu'elles se dégagent, sauf quand elles sont très écartées, il faut presque toujours le faire exprès, et même alors la tendance à voir le relief se montre en ce que les arêtes vues doubles sont localisées en avant ou en arrière du point fixé, le relief ne subissant presque toujours qu'un demi- affaissement. Il faut, dis-je, le faire exprès. Le moyen le plus sûr d'obtenir le dédoublement des arêtes latérales du cube sera par exemple de faire attention à la manière dont ses arêtes se pro- jettent sur le fond, si ce fond sur lequel le cube se détache n'est pas uniforme; le résultat sera le plus sûrement atteint s'il se trouve sur ce fond une verticale par rapport à laquelle l'arête du cube paraisse à gauche pour l'œil droit et à droite pour l'œil gauche. Dans ce cas, toutes les fois que l'attention pourra être simultané- ment donnée à l'arête latérale et à la verticale du fond, le dédou- blement de l'arête se produira inévitablement. Et il aura pour cause, comme dans le cas du plan médian analysé ci-dessus, un conflit entre la tendance à voir le relief simple et cette loi déjà énoncée que la distribution latérale des images dans le champ L — SUR LA CORRESPONDANCE 303 visuel de chaque œil ne subit pas de transposition dans le champ commun résultant de la combinaison des deux. Et assurément, chez l'homme très exercé, la présence de cette verticale du fondue sera pas indispensable pour dédoubler ; mais c'est que par un efTort d'imagination il aura réalisé mentalement quelque chose d'analogue, qu'il aura, à tout le moins, détourné son attention du plein relief vu en biais pour la concentrer sur l'écartemenl angu- laire différent des deux arêtes pour les deux yeux. En bref, le plus souvent la perception des images doubles de la seconde espèce résulte d'une dissolution arliflcielle et volontaire, et difficile, du relief naturel. Que les images rétiniennes disparates de la deuxième espèce manifestent, comme celles de la première, une tendance vers le relief naturel, cela résulte donc non seulement du succès habituel de cette tendance mais des précautions nécessaires pour la faire échouera C'est donc dans cette tendance qu'il faut chercher l'explication des images doubles et dans les obstacles qui la limitent naturel- lement ou artificiellement, ainsi que nous l'avons fait, et en parti- culier l'exphcation de leur localisation en profondeur. Cette loca- lisation résulte pour nous, nous l'avons vu, de la réussite partielle, même dans la vision double, de la tentative de convertir les dispa- rations birétinieunes en relief vu en biais. Nous avons ainsi deux avantages sur la théorie de Hering d'abord de ne pas mesurer la profondeur des images doubles sur des lignes invisibles étendues dans la direction même du regard, mais suivant des biais, ou visibles, ou visuellement imaginables; en second lieu d'accorder sans effort la profondeur de ces images telle qu'elle résulte de notre théorie avec celle que constate l'expérience. On se souvient en particulier de la difficulté qu'éprouve Hering à raccorder avec les faits ce que sa théorie exige de la profondeur opposée des images doubles de la seconde espèce p. 279. Pour nous le fait et la théorie s'accordent à proclamer que les images doubles se placent en profondeur du même côté du point fixé que le ferait l'arête de 1. Pour éviter les redites nous ne distinguons pas dans ce paragraphe les images doubles produites par des verticales isolées de celles qui peuvent être produites par les arêtes d'un cube plein; les deux cas présentent cette diffé- rence que dans le cas des verticales isolées ayant derrière elles un fond formant sur une face indépendante, presque toujours les conditions favorables au dédou- blement sont données d'elles-mêmes. 304 REVUE PHILOSOPHIQUE l'objet réel correspondant qui serait vu en plein relief. Or ceci résulte sans difficulté de l'idée que nous avons soutenue que les images doubles résultent d'une tendance incomplètement réalisée ou incomplètement empêchée, mais toujours sensible, vers le plein relief. En somme la vision binoculaire résulte de l'équilibre ou du conflit de deux principes 1° Les disparations des images rétiniennes d'un même objet se traduisent par des surfaces en biais faisant la synthèse des deux perspectives aperçues par chaque œil ; 2" Est maintenue dans la vision commune des deux yeux la disposition relative en largeur et hauteur des objets, telle qu'elle se trouve dans chacun des deux champs visuels particuliers. Quand ces deux tendances sont en équilibre, c'est la vision en relief simple et en biais que nous avons d'abord étudiée. Mais deux autres cas peuvent se produire 1° Ou bien l'équilibre ne peut être réalisé. C'est le cas du relief anormal et des images doubles de la première espèce. 2° Ou bien l'équilibre, quoique réalisable en principe, est rompu artificiellement le plus souvent volontairement et dans des expé- riences scientifiques. C'est le cas des images doubles de la seconde espèce. Mais dans les deux cas on peut se rendre compte que la tendance au relief simple existe dans le premier cas en ce qu'elle se réalise presque, malgré les circonstances défavorables; dans le second cas en ce que la tendance ne peut être arrêtée et le relief dissous que péniblement, artificiellement et presque toujours incomplè- tement. Donc le relief simple perçu en biais est bien le centre de la vision binoculaire et c'est par là qu'il y a lieu de la définira tout le moins comme fonction. Remarque. — On objectera peut-être à cet essai de déduire de la théorie du relief celle des images doubles au lieu de faire l'inverse comme Hering, qu'il y a des cas où des images doubles sont perçues suivant des lois très précises, au moins quant à leur disposition dans le sens latéral, alors qu'elles ne pourraient servir de matériaux à aucune perception de relief. Si l'on met, par exemple, dans les deux compartiments d'un stéréoscope deux dessins L. ENJALBAN. — SUR LA BIRÏTINIE> 305 absolument élrangersi'un à l'autre, leur disposition dans le champ commun pour une fixation donnée sera rigoureusement déterminée. Peut-il y avoir du relief manqué là où aucun relief commun n'est possible? Nous répondrons que dans ce cas — le fait est bien connu — se superposeront dans le champ visuel commun les points des deux dessins qui tombent sur des points correspondants des rétines, les autres étant localisés d'après leur place dans chaque champ visuel particulier par rapport aux points ainsi superposés. Or, dans ce cas, nous voyons encore appliquées, mais dans des circonstances infiniment défavorables, toujours les lois qui président à l'élaboration du relief à partir des images rétiniennes. Cette élaboration se fait dans les cas favorables 1° en fusionnant en un point unique vu simple à la distance du point fixé les excitations qui tombent sur des points correspondants; 2^ en percevant suivant des lignes ou surfaces en biais les disparations produites par des objets d'ailleurs^ identiques. Dans le cas présent, la seconde loi n'ayant pas d'application possible ne produit aucun effet. La première, au contraire, trouvant une matière encore que tout à fait inadaptée au but poursuivi, s'exerce sur celte matière exactement comme dans les cas normaux au risque d'obtenir des' résultats absurdes au point de vue fonctionnel. En bref, c'est une organi- sation qui joue encore quoique la fonction ne puisse plus s'exercer; mais on reconnaît encore dans le jeu infiniment réduit de celte organisation quelques-unes des conditions essentielles de l'exer- cice même de la fonction. Dans les cas normaux la fusion des points correspondants n'est qu'une partie de l'opération totale; dans le cas présent la coopération des deux champs visuels s'arrête là faute de mieux. Pour résumer lidée d'ensemble de ce chapitre consacré aux diverses formes de vision double nous disons La vision binoculaire normale consiste à traduire par des surfaces en biais les disparations d'images homologues des deux rétines, mais de telle manière que dans le champ commun ainsi réalisé ne soit pas troublée la disposition relative en largeur et hauteur des objets entrant dans chaque champ visuel particulier. Mais 1° il y a des cas où il n'existe pas d'objets homologues dans les 1. A la disparation près. TOME — 1918. 20 306 KKVUE PHILOSOPHIQUE deux champs visuels ; alors les règles de la vision en biais ne compor- tent aucune application p. 304; 2° il y a des cas où il existe des objets homologues, mais où aucun biais simple ne peut traduire la disparation en respectant la loi de non transposition des objets de chaque champ visuel particulier. Alors il se produit une vision en biais et en relief, mais double p. 300 ; 3° enfin il y a des cas où il existe des objets homologues et où un biais simple peut traduire les disparalions des images de cet objet. Dans ce cas, la solution normale et d'ailleurs la seule possible pour les disparations faibles, est la vision simple et en biais. Mais une autre solution artificielle est possible pour les disparations plus écartées; en se mettant mentalement dans des dispositions analogues à celles envisagées dans le cas n° 2, on peut dissoudre le relief simple et apercevoir avec un relief plus ou moins atténué les images doubles p. 302. En somme la vision des images doubles se ramène au dédouble- ment des surfaces en biais traduisant les disparations, par la nécessité de respecter la loi de non transposition, dans le champ commun binoculaire, des objets contenus dans un champ visuel particulier. Elles manifestent celte loi que la vision binoculaire dépasse la vision monoculaire sans la contredire jamais. IV, — Fonction et organisation dans la vision binoculaire. Nous avons ainsi rempli notre engagement de montrer le lien naturel qui existe entre les images doubles perçues dans un objet et la vision du relief simple de cet objet. Toutes les formes de la vision binoculaire tendent vers la perception du relief qui est elle- même l'expression la plus parfaite quand elle peut se produire de la disparation, liée elle-même au canevas birétinien, et au privi- lège des points correspondants. Ce privilège, dont nous avons essayé dans un précédent article de démontrer l'universalité, nous sommes mieux en état maintenant d'en comprendre la vraie signification. Tout se passe, nous l'avons vu, comme si les deux rétines étaient un instrument d'une finesse merveilleuse destiné à saisir les plus menues différences qui existent, dans le sens latéral surtout*, 1. 11 y a lieu de distinguer la disparation longitudinale et la disparation transversale. L.. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRÉTINIENNE 301 entre la projection d'un objet autour de la fossette centrale de la rétine droite et la projection de ce même objet sur un canevas correspondant autour de la fossette centrale de la rétine gauche. Telle est V organisation de la vision binoculaire. Mais quelle est la fonction correspondante? Si l'on parle de Tidée assez naturelle que la vision a pour but d'aider à la perception correcte des objets, le privilège des points correspondants est à première vue incom- préhensible. Ce privilège a d'abord été remarqué dans le phénomène de la vision des images doubles et on a pu croire que le résultat le plus direct de la loi fondamentale de la vision était de troubler la conformité de la représentation visuelle et de la réalité. Nous avons résolu le paradoxe en montrant que la vision des images doubles n'était pas le cas particulier le plus important de l'appli- cation du privilège, que le relief en était aussi une stricte application quoique moins immédiatement visible^ et que les images doubles témoignaient d'une tendance, quoique contrariée et n'aboutissant qu'imparfaitement, vers la perception du relief. Mais ce relief même tel que notre œil le perçoit en conformité du privilège absolu des points correspondants n'olTre-t-il pas de déconcertantes discordances avec la réalité, quoique moindres et surtout moins frappantes que celles qui résultent des images doubles? Ne sait-on pas, par exemple, qu'en vertu du caractère absolu de ce privilège trois fils verticaux sans points marquants pourront paraître sur une courbe, étant en réalité sur une droite, et inversement? De plus comment définir exactement ce caratère du relief perçu dans les objets par les deux yeux? Ce n'est pas la distance des objets aux yeux. Ce n'est pas une distance égale perçue entre deux points également éloignés de deux objets placés à différentes profondeurs. N'y aurait-il pas dans la perception du relief apparent que nous fait saisir la disparation autant d'inexactitude que dans la percep- tion des images doubles? — Ne nous hâtons pas de taxer un sens d'inexactitude ou de subjectivité arbitraire parce que le caractère qu'il saisit dans la réalité et la traduction qu'il en donne ne sont pas faciles à définir d'emblée. Il n'est pas facile de définir ce que saisit exactement le sens de la température et il nous apporte pour- tant des matériaux utiles. Il en est de même du sens birétinien. Le 1. Revue Philosophique, 1" mai 1917. 308 UEVUE PHILOSOPHIQUE moyen le plus simple de le définir est de comparer les rapports du relief perçu et de l'objet à ceux dun bas-relief et de son modèle. Il faut cependant ajouter que ce bas-relief qui est d'une précision merveilleuse autour du point fixé, l'est de moins en moins à mesure qu'on s'éloigne de ce point à droite et à gauche et que les défor- mations subies par un même objet à mesure qu'il s'éloigne sont plus complexes que celles qu'on observerait dans une série de bas- reliefs proprement dit. Et sans doute ces irrégularités ont toutes pour cause l'inflexibilité du réseau de la correspondance biréti- nienne. Mais c'est là aussi sans doute qu'il faut trouver la justifi- cation. Le problème étant, au moyen d'un seul appareil de mesure, de se rapprocher autant que possible d'une représentation exacte ^ du relief autour du point fixé pour toute distance, un système unique et invariable de points correspondants, avec pour contre- partie une imperfection dans les parties latérales du champ visuel et une certaine complexité dans la variation des données, était sans doute la solution optima. Ajoutons, pour être plus clair, qu'il y a là sans doute quelque chose d'analogue à la fameuse loi de Weber- Une interprétation très ingénieuse de cette loi est qu'elle répond à ce fait que nos organes des sens comparés à nos instru- ments artificiels ont une amplitude d'application extraordinaire. La main compare des quintaux et compare des grammes avec une exactitude relative. Mais on n'obtient cette ampleur dans la mesure relative des quantités que par l'abandon de l'exactitude dans les déterminations des grandeurs absolues. On peut se demander si la loi des points correspondants n'est pas du même ordre et si les défauts qu'on est tenté de lui objecter ne sont pas précisément liés à la simplicité des moyens. Là aussi ce qui est saisi avec une finesse merveilleuse c'est du relatif et je définirais volontiers, quoique d'une manière approximative, le but et la justification du privilège absolu, des points correspondants la représentation pour chaque distance du relief relatif des diverses parties de l'objet autour du point fixé. A défaut d'une définition plus précise, qu'on essaie de réaliser toute la somme de renseignements exacts que peuvent nous donner des vues stéréoscopiques d'un paysage inconnu, et qu'on reconnaisse le même mérite à la vue que nous donne du 1. Exacte au sens où un bas-relief traduit correctement son modèle. L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRÉTIMENNE 309 monde en vertu du canevas de la correspondance notre vision de chaque jour. En somme la loi souveraine de la vision binoculaire soutient dans ses diverses manifestations un rapport complexe mais certain avec la réalité qu'elle est chargée de nous faire connaître. Ce rapport est surtout voilé dans la perception des images doubles. Mais les images doubles ne sont qu'un résidu inévitable de l'exercice d'une fonction qui les dépasse. L'organe de la vision, étant tout en surface, n'a pas de moyen direct de percevoir la profondeur; nous avons vu qu'il y suppléait par la vision en biais, fondement de toute percep- tion du relief visible. Lorsque les excitations birétiniennes résul- tant des rapports réels de profondeur sont telles naturellement ou artificiellement qu'elles ne peuvent être traduites par la vision simple en biais, il y a un déchet qui est exprimé par les images doubles, celles-ci imitant d'ailleurs le relief en biais autant que possible. Le rapport à la réalité est plus visible dans la percep- tion du relief. Mais là encore le canevas birétinien manifeste son influence d'une façon très particulière. La réalité ou plutôt le caractère de la réalité qui esL ainsi saisi ne l'est ni à la façon dont le saisirait le sens du loucher Helmholtz, ni suivant les idées de la théorie des projections, ni même le long des directions subjec- tives de Hering {Selwichtiingen. Suivant toutes ces théories la position des objets serait saisie sur des lignes invisibles dirigées dans le sens du regard. Pour nous, ce qui est saisi, au contraire, c'est le mouvement du relief de la surface opposée au regard. D'autre part ce mouvement même, notre vision n'en donne pas une copie pure et simple; il est perçu avec une précision décrois- sante selon la distance et à peu près comme un bas-relief le tradui- rait. Tout compte fait notre intuition visuelle, telle qu'elle résulte des lois de la correspondance birétinienne, n'est ni une copie intacte des choses je veux dire de la perception définitive, ni une traduc- tion subjective arbitraire. Elle est un résumé perspectif. Dans ce résumé perspectif une infinité de rapports des objets entre eux et avec notre corps trouvent une expression condensée et synthétique. C'est l'œuvre de la perception, merveilleusement préparée dans l'intuition visuelle, d'expliciter ces rapports. En terminant, on voit comment nous résolvons le problème posé en tête de ce travail. Quelle est la fonction de la vision binoculaire 310 REVUE PHILOSOPHIQUE étant donné que sa loi essentielle se manifeste le plus clairement par les images doubles, c'est-à-dire par une discordance évidente entre la sensation et la réalité? — Le fondement de la vision bino- culaire, c'est la correspondance birétinienne, et le fait de la corres- pondance a été découvert par l'analyse des images doubles. Alors les uns ont raisonné ainsi Puisque les images doubles manifestent le plus clairement la correspondance birélinienne, elles doivent aussi en être la traduction la plus fidèle et elles sont le phénomène fonda- mental auquel il faut tout ramener, mcme le relief simple c'est la position de Hering. Les autres ont dit La loi de la correspon- dance se manifeste le plus clairement par les images doubles et celles-ci étant en discordance avec la réalité ne peuvent pas être le but normal de la vision ; donc la correspondance birétinienne n'est pas la loi suprême de la vision; elle doit être une loi dérivée et comporter des exceptions. C'est ce qu'ont dit Wheatstone, Helmholtz et Wundt. — Nous dirons à l'encontre des uns et des autres Les images doubles sont l'expression la plus claire des lois de la correspondance et qui seule peut-être pouvait les faire décou- vrir, mais aussi où la fonction de la vision est le plus enve- loppée. N'y aurait-il pas une autre expression de la loi des points corres- pondants, qui la manifeste moins clairement, qui n'aurait pas faci- lement permis de la découvrir, mais où la fonction de la vision est plus visible. Or cette manifestation certaine, quoique moins visible, c'est le bas-relief binoculaire, la surface aux points tous visibles aux deux yeux. Là nous trouvons le canevas de la correspondance exprimé aussi exactement que par les images doubles les biais plus accusés remplaçant l'écartement des images et en même temps la fonction de la vision transparente. Ce relief apparent proportionnel en quelque sorte à la disparation des images réti- niennes est donc devenu le centre de notre travail, et nous n'avons eu ensuite qu'à montrer comment les images doubles elles-mêmes s'y rattachaient. Par là nous avons essayé d'atteindre le but que nous posions au début de ce travail maintenir sans exception la loi de la correspondance, le privilège absolu des points correspon- dants et maintenir que la loi fondamentale de la vision se rapporte à une fonction et favorise, loin de l'entraver, l'œuvre de la percep- tion. L. ENJALRAN. — SUR 311 CONCLUSION HISTORIQUE Deux problèmes nous paraissent particulièrement importants parmi ceux qui se rattachent au privilège des points correspon- dants celui des rapports de Torg-anisation et de la fonction dans la vision binoculaire, et celui de l'organisation interne de l'espace Tisible, autrement dit des génératrices de l'espace apparent de la vision. Dans le travail précédent nous avons abordé le premier de ces problèmes de front, tandis que nous n'avons envisagé le second que de biais dans ses relations avec le premier. Il sera utile, pour compléter notre élude sur ce point, d'ajouter aux aperçus précé- dents un bref historique des théories de la vision binoculaire au XIX* siècle, en tant que peut être éclairée par là le second des problèmes que nous venons de signaler. La forme historique s'impose parce que, comme nous le verrons, les tâtonnements des diverses théories s'expliquent par quelques préjugés initiaux venus de loin, dont l'optique physiologique encore aujourd'hui a peine à se débarrasser. L'histoire des principales théories de la vision aii xix* siècle peut se résumer en quelques mots un effort encore inachevé des théories de la vision pour se dégager de la théorie des projections et pour passer par là du rang de science purement physique au rang de science vraiment psycho-physiologique. Qu'est-ce que la théorie des projections? On peut dire qu'elle fut à ses débuts un essai de comprendre la vision d'après les seules données de la dioptrique oculaire avant toute découverte ou même toute recherche psycho-physiologique proprement dite. La diop- trique nous enseigne que tous les points des objets extérieurs viennent se peindre renversés sur la rétine des deux yeux, et que l'on peut facilement construire leurs images en menant des lignes droites de l'objet jusque sur les deux surfaces rétiniennes en pas- sant par le point nodal de chaque œil. En bref la physique de la vision pouvant se schématiser dans le transport de l'excitation lumineuse de l'objet à la rétine le long des lignes de direction, la vision est pour la théorie que nous exposons un acte mental rigou- reusement symétrique du précédent. Elle consiste dans une pro- jection de l'innage rétinienne hors de l'œil jusque dans l'objet en suivant en sens inverse le trajet suivi le long des lignes de direc- 312 REVUE PHILOSOPHIQUE tion par les rayons lumineux. 11 est sous-entendu que l'âme a conscience d'une façon plus ou moins instinctive des deux images rétiniennes, de la position des yeux dans l'orbite et de celle des points nodaux et que par une construction inverse de celle par laquelle le géomètre construit à partir des objets les images rétiniennes, elle construit les objets dans leur vraie position à partir de ces images. La psychologie de la vision est vite con- stituée, car elle n'est que le renversement de la dioptrique. Mais aussi, en vertu de cette élaboration hâtive avant toute découverte physiologique ou psychologique proprement dite, la théorie de la vision se trouvait grevée de trois préjugés ayant la fausse apparence de l'évidence 1° La vision suppose à sa base la connaissance instinctive de ce qui se passe dans notre corps sur la rétine ou dans le globe de l'œil ou dans les muscles des yeux ; 2° Les objets visibles sont localisés par nous au moins dans les cas normaux et ordinaires en leur vraie place, aux points de l'espace réel d'où ils projettent vers nos yeux les rayons lumineux ; 3° Les lignes essentielles, les génératrices de l'espace visible sur lesquelles notre vision localise les objets, sont des droites partant de l'œil et s'étendant en profondeur des yeux aux objets. La persistance de ce triple préjugé domine toute l'histoire de l'optique physiologique et empêche, comme nous allons le voir, les plus précieuses découvertes de porter tous leurs fruits. On le vit lorsque fut faite la première découverte d'ordre proprement psycho- physiologique concernant la vision binoculaire, celle de l'existence des points correspondants des rétines par Jean Mûller. Les prin- cipes de la philosophie de Kant, l'idée que notre représentation des choses dépend de la constitution du sujet et peut ne pas cor- respondre à ce que les choses sont en elles-mêmes, le débarrassa du préjugé que la loi essentielle de la vision est de nous faire voir les choses en leur vraie place et leur vrai nombre. Il découvrit que les objets sont vus simples, même quand ils ne le sont pas, s'ils tombent sur des points correspondants des rétines, tandis que les objets simples donnent des images doubles s'ils se peignent sur des points disparates. Sans les préjugés hérités de la théorie des projections cette découverte aurait dû être le point de départ d'une méthode toute L. ENJALBAN. — SUR LA CORRESPuI^l-.. -^i. 313 nouvelle et de progrès désormais ininterrompus des théories de rOptique physiologique. Ce sont les trois propositions inverses de celles que nous venons de mentionner qui auraient dû désormais orienter les recherches. La résistance, au contraire, des idées pré- conçues déjà indiquées fit que l'on attacha trop d'importance à certaines exagérations de la théorie nouvelle et qu'en revanche on considéra comme des exceptions sans grande portée les faits nou- veaux introduits par elle, qu'on ne contestait pas. C'est qu'en effet si les images doubles s'expliquent dif^cilement dans la théorie des projections, en revanche la théorie de Jean MQller ou de l'iden- tité en suppose trop, et ne peut au surplus rendre compte de la vision simple du relief naturel des corps dont la théorie des pro- jections semble rendre compte très simplement. D'autre part, l'invention du stéréoscope par Wheatstone et sa fameuse expé- rience parurent donner à la théorie de l'identité un démenti dont la théorie des projections, surtout si on l'améliorait à la lumière des faits nouveaux, pouvait tirer parti. Celle reconstruction de la théorie des projections, qui était en réaUté un essai d'accommoder les faits nouveaux aux préjugés anciens, fut l'œuvre de Helmhollz et de Wundi Rien de plus opposé en apparence que la théorie des projections et celle de Helmholtz. La théorie des projections sous sa forme primitive suppose à la base de la \ision. sous le nom de connais- sances instinctives, de véritables connaissances innées connais- sance de ce qui se passe sur la rétine, connaissance de l'emplace- ment du point nodal, instinct de prolonger la ligne qui joint les points rétiniens au point nodal jusque dans l'espace extérieur à la rencontre de la ligne de l'autre rétine relative au même point. C'est toute une physiologie et toute une géométrie instinctive qui sont supposées, sans compter les notions de mécanique instinctive supposées par la connaissance de la position des axes pricipaux des deux yeux à partir des sensations musculaires. Or tout cela qui est essentiel à la théorie des projections est baoni radicalement de la théorie de Helmhotz. Autant la première est naïvement innéiste, autant le second est consciemment et radicalement empiriste. A la base de la vision il n'y a pas de connaissances innées ou instinctives, il n'y a que des sensations, sensations musculaires ou rétiniennes, mais qui ne sont que des matériaux 314 REVUE PHILOSOPHIQUE pour la connaissance, et non pas à un degré quelconque des connaissances toutes faites. Helmholtz pousse son empirisme si loin qu'il ne concède même pas aux sensations visuelles primitives un rudiment de caractère spatial; elles n'ont immédiatement et primitivement que des différences de couleur ou de luminosité, et jamais par lui-même le sens de la vue ne deviendrait un sens de l'espace s'il ne trouvait un instituteur dans le sens du toucher. Ce qui veut dire que Helmholtz s'oppose radicalement à la théorie des projections en tant qu'elle s'appuie sur le premier des préjugés énumérés plus haut. Mais nous allons voir qu'il s'en rap- proche singuhèrement, en revanche, par les deux autres. Et cela précisément parce qu'il fait du toucher l'instituteur de la vue. En réalité le toucher, en tant que sens de l'espace ayant ses propriétés distinctes de celles de la vue, est très mal connu. Quand un psycho- logue dit que la vue est instruite par le toucher, il veut dire que le toucher lui communique par association d'idées ce que nous savons par l'expérience en général de la forme et de la position des objets, autrement dit que la vue par l'intermédiaire du toucher localise les objets suivant la place que nous leur accordons dans la percep- tion définitive. Ce qui veut dire que pour Helmholtz il n'y a pas d'espace apparent de la vision ayant ses lois propres, mais qu'il n'y a ou bien qu'une vision primitive et élémentaire sans rapport à l'espace ou qu'une vision définitive qui dans son exercice normal et ordinaire, localise les objets en leur vraie place, vrai nombre et vraie grandeur, c'est-à-dire précisément aux points où les localise la théorie des projections. Ceci étant, nous nous expliquons facilement la position de Helmholtz vis-à-vis du privilège des points correspondants et de l'expérience de Wheatstone et aussi vis-à-vis des directions car- dinales de l'espace visible, autrement dit nous nous expliquons qu'ayant accepté par une voie détournée le second des préjugés de lajthéorie des projections il ait aussi dans le dernier. Il est évident que, d'accord en cela avec la théorie des projections, la loi des points correspondants ne pourra pas être pour lui une loi immuable et souveraine de la vision réglant, indépendamment de toute autre considération, la localisation des objets. Ce serait reconnaître une organisation primitive du monde visible ou, si l'on veut, une organisation spatiale primitive des sensations visuelles à L. ENJALRAN. — SIB LA CORRESPONDANCE BIRÉTISIENNE 3i5 laquelle Helmhollz est absolument opposé. Que deviennent donc pour lui les faits qui se résument dans la loi des points correspon- dants? En tant qu'ils s'opposent à la localisation des objets en leur vraie place, on les considérera comme exception- nels, se rapportant à un usage anormal et extraordinaire de la vision, bref comme des anomalies. En revanche on accordera une très grande importance aux exceptions apparentes que la loi des points correspondants paraît souffrir. On admettra un peut vite que toute perception du relief est une infraction à la règle et on reprendra, en se flattant de l'améliorer, lexpérience de Wheatstone, destinée à prouver que dans certains cas il est incontestable non seulement que des points disparates voient simple, mais que des points correspondants voient double. En bref on accepte les faits caractéristiques de la loi des points correspondants comme des exceptions, et les exceptions réelles ou prétendues à celte loi comme la règle. Et l'on rejoint ainsi, après un long détour, une des con- séquences de la théorie des projections qui ne peut, elle non plus, admettre la loi des points correspondants comme règle univer- selle. On la rejoint encore d'une manière bien curieuse dans la façon même d'interpréter les observations indiscutables que la loi des points correspondants a à sa base. Helmhollz, en effet, a dû accepter de Hering, ou pour mieux dire, de l'observation indiscu- table des faits que lorsque nous fixons un paysage avec les deux yeux en faisant attention aux images doubles, le champ visuel de l'œil droit et celui de l'œil gauche chevauchent l'un sur l'autre sans autre règle sinon que les images dues aux points correspondants des deux yeux se recouvrent même si elles appartiennent à des objets tout à fait différents de l'espace réel. Or Helmholtz au lieu de rap- porter aux deux rétines comparées la règle alors suivie, use d'un schème venant en droite ligne de la théorie des projections. Il dit que nous localisons dans les mêmes directions que si les deux yeux fixant le paysage se transportaient avec leurs rétines déjà impressionnées et leurs lignes de direction au centre de la ligne qui lesjoint, c'est- à-dire approximativement à la racine du nez — ou si l'on préfère au point où les Cyclopes avaient leur œil unique, d'où le nom de schème de l'œil de Cyclope donné à cette construction ingénieuse. Or ce schème considéré comme tel est exact, mais la façon dont Helmholtz en rend compte montre que ce n'est pas seulement pour 316 REVUE PHILOSOPHIQUE lui un schème commode, et que la localisation le long des lignes de direction, quoique à vrai dire déplacées, c'est-à-dire suivant des lignes cardinales conformes à la théorie des projections, est un caractère essentiel de la localisation visuelle. Nous aurons à y revenir à propos de Hering. Retenons seulement pour terminer cet exposé de Helmholtz que s'il s'est débarrassé du premier des pré- jugés hérités de la théorie des projections, il en a indirectement conservé les deux autres. Pendant que Helmholtz habillait ainsi de neuf la vieille théorie des projections et réduisait à peu de chose le résultat des travaux de Jean Mûller, Wundt, par une autre voie, arrivait au même résultat. Comme ce résultat est surtout ce qui importe, nous n'in- diquerons que très brièvement le principe de la réforme de la théorie des projections exécutée par Wundt. Bornons-nous à dire que le rôle tenu chez Helmholtz par le toucher l'est chez Wundt par les sensations correspondant aux mouvements des yeux. Wundt, comme Helmholtz, n'a garde d'accepter les connaissances instinc- tives du point nodal et des lignes de direction qui discréditaient les anciennes théories. Pour lui aussi il n'y a de primitif que des sen- sations. Mais l'œil est à la fois un organe rétinien et un organe de mouvement. Corrélativement il nous donne deux espèces de sen- sations, rétiniennes et motrices, ou comme s'exprime avec beau- coup de hardiesse Wundt, la vision repose à la fois sur l'image rétinienne et l'image de mouvement » en entendant par cette dernière l'ensemble des sensations ressenties dans l'orbite pendant que se meuvent les deux yeux. Et pour Wundt l'intuition visuelle de l'espace résulte d'une synthèse de ces deux images. Mais quelle est celle des deux qui dans ce mélange assez hétérogène et mysté- rieux doniieà l'espace visible ses caractères essentiels, tout le détail de l'œuvre de Wundt montre que c'est la seconde. Une loi pure- ment rétinienne de la vision, telle que celle des points correspon- dants, ne peut donc pas être une loi souveraine et absolue, et Wundt est par suite amené comme Helmholtz à chercher comme lui des exceptions au privilège des points correspondants, à reprendre en l'améliorant l'expérience de Wheatstone et même à y enjoindre une autre qui lui est particulière. Il le fait comme Helmholtz et pour les mêmes raisons. Ce qui perçoit le mieux l'espace ce n'est pas la rétine, impressionnée par les excitants lumineux, c'est l'œil en tant L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE B1RÉTI>IE»E 317 qu'il se meut. Mais ces mouvements de l'œil ont pour résultat habituel de faire converger les axes oculaires sur les objets en leur vraie place. Sous les sensations musculaires nous retrouvons habi- lement dissimulés les principes de la théorie des projections. Par des voies plus ditTérentes en apparence qu'en réalité Helmholtz et Wundt y aboutissent également. La même ornière les ramène bientôt aux mêmes préjugés. En somme, vers 1860, à la suite des travaux de Wundt et de Helmholtz, l'œuvre de Jean Miiller, qui aurait pu être pour l'Optique physiologique un principe de renouvellement, était à peu près annihilée. La théorie des projections sous des formes nouvelles se rétablissait et arrivait à assimiler tant bien que mal les faits nou- veaux qui avaient un moment para devoir la renverser. Ce fut l'œuvre de Hering de réagir et de remettre les recherches d'optique physiologique dans la seule voie que nous croyons être sa voie normale-. Cette œuvre constitue l'effort le plus vigoureux qui ait été tenté pour débarrasser l'optique physiologique des trois pré- jugés que la théorie des projections y avait introduits ^ Nous allons voir que s'il a énergiquement réagi contre les deux pre- miers, il a gardé quelque chose du troisième. Non seulement Hering a combattu les connaissances instinc- tives que supposait naïvement la théorie des projections à la base de la vision, mais il a attaqué les formes plus subtiles sous les- quelles l'erreur qui est au fond de l'hypothèse des connaissances instinctives se dissimulait. Au fond de la théorie des projections, telle qu'au xvii* siècle par exemple on l'admettait, il y avait cette idée que la rétine ne peut pas par elle seule être un sens de l'espace, que les données rétiniennes ne prennent un sens complet que si on connaît de par ailleurs la place de la rétine dans l'œil et de l'œil dans l'orbite. Chez Helmholtz et Wundt cette doctrine se transforme ou se précise en celle-ci, que les sensations rétiniennes ne sont pas par elles-mêmes des matériaux suffisants de l'espace visible, qu'il doit s'y joindre des sensations musculaires des yeux par exemple. Or Hering a très heureusement, .selon nous, réagi contre ce reste de l'ancienne théorie du xvii* siècle. Sa thèse l. Hering lui-même reconnaît avoir eu pour précurseur, quoiqu'il n'ait point connu d'abord ses travaux, un auteur de langue française imprimé à Genève Alexandre Prévost. 318 REVUE PHILOSOPHIQUE constante est que la double rétine aidée des expériences visuelles antérieures peut suffire à donner des perceptions d'espace com- plètes. Les mouvements des yeux ont certes une très grande importance. Mais ce n'est pas par les sensations directes qu'ils donnent dans les muscles ou les enveloppes de l'œil; c'est par le déplacement des images des objets qu'ils provoquent sur la sur- face des deux rétines. Il n'y a pas deux facteurs de la perception visuelle de l'espace qui seraient les sensations rétiniennes et les sensations musculaires, mais bien un facteur unique, les sensations rétiniennes de l'œil en repos ou de l'œil en mouvement^. Toutefois c'est contre le second des préjugés issus de la théorie des projections que Hering a apporté les plus précieuses contribu- tions. L'idée capitale du système de Hering, à la fois très simple, très nouvelle et très féconde est qu'il existe un espace apparent de la vision qui ne coïncide pas avec l'espace réel, mais qui est par rapporta celui-ci une sorte de demi-relief. Lorsque, par exemple, nous regardons dans l'intérieur d'un tunnel en nous tenant un peu en avant de l'entrée nous n'apercevons l'intérieur, la surface com- prise entre l'entrée et la sortie, ni sur une projection plane comme sur une photographie, ni suivant sa forme exacte mais bien comme sur un bas-relief où les premières travées du tunnel garderaient presque leur profondeur et grandeur exacte, tandis que les der- nières iraient en se rapetissant et s'amincissant de plus en plus. Or il en est ainsi de tout le monde visible jusqu'aux étoiles; il y a sans cesse lieu de distinguer ce que nous savons de la disposition et grandeur réelle des choses et ce que nous en voyons immédiate- ment. On voit que l'auteur s'oppose complètement à des concep- 1. Quoique la majorité des physiologistes n'ait pas suivi Kerina; sur ce point, je crois qu'on n'a pas suffisamment exploré tout ce qua les seules sensations rétiniennes peuvent donner de renseignements et qu'il y a toujours quelque chose d'artificiel à introduire dans les explications de l'intuition visuelle, invin- ciblement liée à la couleur, des sensations hétérogènes à qui la couh'ur est absolument étrangère. Peut-être les expériences même récentes de M. Bourdon, par exemple destinées à démontrer le rôle des sensations de la paupière ou des muscles et qui ont lieu dans l'obscurité, interrompue par un ou deux points lumineux seulement, prouvent-elles que l'on peut à la rigueur se servir de sensations musculaires ou tactiles pour se rendre compte de la position du point fixé quand tout autre renseignement fait défaut, mais non pas que la vision se sert de ce moyen normalement, je veux dire en présence d'un champ visuel rempli d'objets variés. Quoi qu'il en soit il importail de faire remarquer la filiation historique entre l'hypothèse de la grande importance des sensations musculaires comme telles dans la perception visuelle et la théorie des projections. L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDA^CE BIRÉTI>IK>>E 319 tions telles que celles de Berkeley et de Helmholtz qui n'ima- giDent aucun intermédiaire entre des sensations primitives de la vue qui seraient inétendues et la vision de ladulte instruite par le toucher à apercevoir les choses en leur vraie place; la vue primi- tive connaît déjà l'espace, mais un espace réduit et perspeclive- ment déformé par rapport à l'espace définitif. Hering s'oppose tout autant, quoique en sens inverse, à la théorie des projections dont il contredit par là ce que nous avons appelé le second pré- jugé voir p. 312, et le développement de son point de vue constitue précisément la meilleure réfutation de la théorie des projections. D'après celle-ci les différents points d'un paysage sont localisés au point de croisement des lignes de direction issues de leurs deux images rétiniennes et passant par le point nodal de chaque œil. Ce qui veut dire quen réalité nous projetons les images rétiniennes hors des yeux aux points de l'espace extérieur qui les excitent. Or il n'est pas difficile de voir que cette règle ne comporte que des exceptions. D'abord tous les points très éloignés comme la lune ou les étoiles sont vus bien en avant du point où les axes des deux yeux se croisent pour les rejoindre. Mais même les objets rappro- chés qui paraissent au premier abord confirmer la règle la contre- disent pour un examen attentif. Les arbres d'une allée régulière quoique également espacés dans toute sa profondeur apparaissent à des intervalles de plus en plus réduits en perspective. Les pre- miers plans même subissent quelque réduction; un prisme vertical ne paraît aussi profond que large que si son arête antérieure est plus éloignée de sa base que les deux arêtes de la base ne le sont l'une de 1 autre. La théorie n'est pas plus heureuse avec les images doubles qu'avec les objets vus simples et en relief. A la prendre en toute rigueur elle ne comporterait aucune image double. Elle s'en tire pourtant en admettant que dans l'acte de projection le long des axes ou lignes de direction il nous arrive de nous arrêter, pour les axes secondaires, sur le plan du point fixé, c'est-à-dire à une profondeur où les axes ne se rejoignent pas encore, ou ont de nouveau divergé et où les images qu'ils portent restent séparées. Hering na pas non plus de peine à montrer que la théorie ne serait applicable qu'au cas où les images doubles apparaîtraient dans le plan du point fixé, ce qui n'est pas le cas général. En somme, non seulement dans le c>"E 323 ensembles sont à une profondeur différente, mais il n'y a pas lieu d'en conclure que cette distance intermédiaire peut être vue pour tout couple de points pris sur les deux ensembles et par conséquent pour deux points dont la direction est identique. En somme le concept des Sphrichluvgen était utile pour critiquer la localisation des images doubles admise par la théorie des projec- tions. Mais en dehors de cet usage polémique et de son utilisation comme schème de la position des images doubles dans le sens latéral, c'est un concept insuffisant. C'est, à vrai dire, un concept bâtard intermédiaire entre les lignes auxiliaires de la dioptrique appartenant à l'espace réel et les véritables génératrices de l'espace apparent de la vision que nous essayerons de définir plus loin. Elles sont la trace dans l'œuvre de Hering des luttes qu'il a eues à soutenir contre la théorie des projections. Comme il arrive souvent il n'a pu combattre ses adversaires qu'en empruntant en partie Icu'* langage et leur façon de poser les problèmes, ce qui a fait passer dans sa propre théorie quelque chose de celle qu'il combattait. Et sans doute lui-même insiste fortementet exactement sur les dif- férences entre les deux. Il va même jusqu'à dire que les unes n'ont rien à faire avec les autres. xMais elles ^ardent en dépit de lui quelque chosede commun et qui les rend également inaplesau rôlequon veut leur faire jouer les Sehrichtungen, comme les Richtungslinien, sont dirigées dans le sens du regard, c'est-à-dire suivant une direction où il n'y a rien de visible. Nous avons déjà insisté sur ce point précédemment p. 281, De plus, ayant fait des Sehrichtungen les lignes cardinales de l'espace visible sur lesquelles sont placées les images doubles, il a été amené à localiser sur ces mêmes ligues les objets vus en relief. Comme dans le premier cas il avait été amené à compter les distances en profondeur sur ces lignes, il s'est cru obliger de les y compter aussi dans le second; au lieu par suite de penser au mouvement du relief le long de surfaces en biais opposées au spectateur, il a résolu le relief en distances dans le sens du regard, c'est-à-dire dans un sens où les différences de profondeur ne sont point visibles. Enfin, dans son désir de tout ramener à la théorie des images doubles il a négligé que le relief pouvait s'accom- pagner de vision simple avec des images rétiniennes disparates et il a bon gré mal gré considéré tout relief visible comme une vision double confusément ou même inexactement aperçue non seule- ment en profondeur, mais même dans le sens latéral, ce qui est un retour inavoué de la théorie des projections que par son point de 324 REVUE PHILOSOPHIQUE vue il prétendait ruiner. En effet, la vision du relief n'est une localisation inexacte dans le sens latéral que si on donne pour but à la vision de comparer les directions suivant lesquelles un point extérieur atteint les deux yeux suivant les lignes de direc- tion, mais non si le but de Torg-anisation visuelle est de suivre le plus finement possible le mouvement du relief de la surface opposée au regard. Or c'est là, dis-je, un retour à la théorie des projections, puisqu'on ne peut voir dans celte erreur de Hering qu'une transformation du troisième préjugé, signalé plus haut, que les génératrices de l'espace visible sont des droites invisibles partant de l'œil et s'étendant en profondeur des yeux aux objets. En somme nous pouvons résumer notre critique de la théorie de Hering en disant que, après avoir fortement combattu les deux premières erreurs dont la théorie des projections a grevé d'une manière durable l'optique physiologique il a dans une large mesure maintenue la troisième, parce que, fondant toute la théorie de loca- lisation visuelle sur les images doubles, il a accepté, tout en le modifiant, l'essentiel du schème de localisation adopté par la théorie des projections. Il suffira maintenant de quelques lignes pour préciser notre propre attitude dans ces questions Deux schèmes s'opposent l'un à l'autre dans l'œuvre de Hering, le schème de l'espace visible comparable à un bas-relief, le schème de l'espace visible disposé sur les SeJmchlungen; le premier em- prunté à l'observation directe des faits, le second très analogue au schème de l'œil de Cyclope de Helmholtz' et tributaire de la théorie des projections. Après s'être servi des deux, Hering a voulu les ramener à l'unité en l'apportant tout au dernier. Nous croyons au contraire qu'on est plus fidèle à l'inspiration fondamentale du système de Hering en rattachant tout au premier. Pour nous la vision du relief simple se rattache directement au canevas de la correspondance birétinienne qu'il traduit sans l'affaiblir ni l'altérer en quoi que soit; les images doubles sont une autre expression de ce canevas qui lui est tout aussi rigoureusement liée. La première expression par le relief apparent est, selon nous, quand elle est possible, la plus normale et constitue l'exercice le plus haut de la vision binoculaire; la seconde expression par les images doubles 1. Mais antérieur. L. ENJALRAN. — SUR LA CORRESPONDANCE BIRlÎTIMENNE 325 représente un échec partiel de la fonction de la vision se manifes- tant par un effondrement plus ou moins complet du relief. Mais l'existence des images doubles, qui est une anomalie dans l'ensemble de la vision considérée comme fonction, est une anomalie extrême- ment instructive, parce qu'elle permet beaucoup plus facilement que la vision en relief d'analyser les conditions birétiniennes de la vision binoculaire. Elle a donc une extrême importance scientifique. C'est elle qui a permis d'établir l'existence des points correspon- dants et disparates, c'est-à-dire la loi fondamentale de la vision avec les deux yeux; il n'est donc pas étonnant que ceux qui se sont appuyés sur elle Jean Muller et Hering pour une analyse exacte des conditions de la perception visuelle se soient exagéré son importance au point de vue fonctionnel. Pour nous, nous dirons que l'on peut distinguer dans la vision binoculaire une fonction et une organisation sur laquelle la fonction repose. Ce qui permet le mieux de connaître la fonction et à quoi au point de vue fonctionnel il faut tout rapporter, c'est la vision du relief i; ce qui permet le mieux de connaître l'organisation sous-jacenle, la loi qui supporte tout, ce sont les images doubles. L. 1. II s'agit du relief apparent dont il a été question plus haut p. 319, toujours quelque peu atténué par rapport au relief réel, et non du relief tel que l'entend la théorie des projections et dont les arêtes seraient localisées au point de croisement des lignes de regard ou plus généralement des lignes de direction. Quoique opposés à la théorie des projections, nous ne devons pas oublier de mentionner le service qu'elle a rendu, qui a été de maintenir en face de la théorie de Tidenlité le problème du relief que celle-ci négligeait ou ramenait indûment aux images doubles. Mais si la théorie des projections a été utile en empêchant ce problème de prescrire, elle ne l'a pas, à notre sens, correctement résolu par sa confusion du relief tel qu'on le voit avec le relief réel et non atténué des objets. Tout notre travail est un effort pour tenir compte à la fois du pro- blème du relief maintenu par la théorie des projections et du privilège des points correspondants si énergiquement soutenu par la théorie de l'identité. Timidité et sympathie C'est un bien original chapitre de psychologie que M. Paulhan a ouvert, dans ses Mensonges du Caractère, avec l'étude des simu- lations psychiques; et la matière n'est pas près d'être épuisée, si, comme le veut l'auteur, on entend par là, non seulement les super- cheries volontaires, mais tout ce jeu varié d'apparences qui fait que certaines qualités de 1 esprit en simulent » d'autres et engendrent chez le spectateur de curieuses illusions d'optique psychologique. Nombreuses sont en ce sens les simulations de la timidité et les erreurs d'appréciation ou d'interprétation qu'elles entraînent ^ Le timide a-t-il — comme trop souvent I — l'air humble et efTacé, on dira comme il est modeste ! ». Si l'on s'avise au contraire de la véhémence de ses réactions émotives pour la plus légère moquerie, on s'écriera quel orgueilleux! » L'application touchante qu'il montre à ne heurter personne passera très volon- tiers pour de la douceur, etc.... Mais de toutes ces simulations, les plus importantes peut-être sont celles qui concernent les relations de la sympathie et de la timidité, car elles ne vont à rien moins qu'à suggérer une interprétation d'ensemble des faits de timidité. On voit, d'un premier coup d'œil, que la fonction de la sympa- thie ne se présente pas chez le timide avec son aspect normal. Toute cette propagation imilative des émotions, des idées, des attitudes, que Tarde a étudiée jadis avec une inépuisable ingénio- sité, semble rencontrer chez lui de mystérieuses entraves. Ou plutôt il offre à ce point de vue un contraste déconcertant. Exté- rieurement, il ne livre que trop de soi-même à l'imitation, il semble souffrir d'hyperconformisme » ; mais tandis qu'il met tout son soin à ne pas se distinguer des autres par le dehors, sa sensibilité 1. M. Paulhan a consacré d'ailleurs aux simulations même de la timidité quelques pages riches de substance et qu'on consultera avec fruit. L. DUPUIS. — TIMIDITÉ ET SYMPATHIE 327 violentée se révolte et l'érigé en protestataire irréductible. — Que si maintenant Ton envisage l'autre aspect de la fonction, — distinct, sinon indépendant du précédent et que nous appellerons le besoin de fusion tendre avec autrui, — on apercevra un contraste du même genre, et Ion reconnaîtra que le timide, d'une froideur souvent glaciale pour les plus amicales avances qu'on peut lui faire, est possédé en même temps d'un vif désir de sympathie uni- verselle. Post hoc, ergo pçopler hoc! » Les bizarreries ouïes troubles de la fonction sympathique chez le timide ne pouvaient manquer de frapper les auteurs et l'un d'eux, qui a déjà beaucoup écrit sur le sujet, M. Dugas, n'hésite pas à y voir la condition même de la timidité, sa cause essentielle et dernière. Ce qui dislingue le timide, dit M. Dugas, c'est une émolivilé sociale exagérée il voudrait être, avec les autres, en communion d'idées absolue, complète, et il sent qu'il ne le peut de là ses appréhensions ^ » El ailleurs C'est le besoin d'épanchement, poussé jusqu'à l'indiscrétion, qui provoque en retour la timidité. Qu^nd on a la tentation de révéler ses plus secrètes pensées, on se défie, on a peur de soi-même et c'est en cela que consiste la timidité-. » Cette conception qui fait dériver la timidité d'une insuffisance — bien insuffisamment définie elle-même — de la fonction sympa- thique n'est qu'une variante des théories émotionnelles de la timidité et s'oppose ainsi à la t/téorie psyckasthénigue, formulée par M. Janet et que j'ai défendue ici-même à plusieurs reprises 3. En la soumet- tant à la critique, je pense apporter une nouvelle confirmation aux vues de M. Janet et préciser en même temps la véritable nature des altérations que la sympathie subit du fait de son voisi- nage avec la timidité. Si la timidité a pour cause une difficulté de sympathiser, au sens le plus général du mot, on doit la soir grandir avec tout ce qui peut rendre la sympathie plus difficile, c'est-à-dire avec la dispa- rité psychologique », avec la différence d'âge notamment de là i . La Timidité et l'âge. Journal de psychologie, mai-juin 1915, paru en juillet 1916. 2. Ibid. 3. Voir Revue Philosophique, 1912, les Conditions biologiques de la Timidité », et 1915, les Stigmates fondamentaux de la Timidité constitutionnelle . 328 REVUE PHILOSOPHIQUE celle conséquence, un peu inattendue, que la timidité doit être plus grande dans la famille qu'au lycée ou à la caserne. Ce qui éloigne Tenfant de ses parents, dit M. Dugas, ce qui le rend timide vis-à-vis d'eux, c'est qu'il sait oai croit fermement que leur ordre de valeurs n'est pas le sien. Ce qui est mérite ou litre de gloire à ses yeux, la complication ou la subtilité de sentiments, par exemple, risque de paraître aux leurs coupable, déplaisant ou ridicule. » Contre un tel paradoxe toute l'expérience proleste. Certes il est des enfants d'une timidité si générale et si profonde qu'ils sont timides même avec leurs proches. Et puis il y a des circonstances! Les professeurs peuvent constater qu'aux séances orales des exa- mens, la présence des parents est souvent une cause de gêne pour les candidats. Mais ce sont là des cas exceptionnels et, norma- lement, la famille, la société du père et de la mère de cette dernière surtout, vis-à-vis de qui cependant, la disparité psychique » devrait jouer au maximum puisque la difiérence d'âge se double d'une différence de sexe!, la famille, dis-je, est pour l'enfant timide, l'asile par excellence, le refuge où il vient apaiser l'émoi des sociétés étrangères. C'est un thème rebattu des romanciers que la timidité scolaire. Quand il eut dix ans, dit M, Barrés du héros d'un de ses romans, on le mil au collège où, dans une grande misère physique sommeils écourlés, froid et humidité des récréations, il dùt-vivre parmi des enfants de son âge, fâcheux milieux, car à dix ans, ce sont précisément les futurs goujats qui dominent par leur hâblerie ou leur vigueur, et celui qui plus lard sera un galant homme ou un esprit fin, à dix ans est encore dans les brouillards ^ » Quel homme, qu'il soil ou non un esprit fin, pour peu qu'il ail été un enfant timide, accordera que sa timidité redoutait moins la société de ces futurs goujats que celle de ses parents? Le jeune garçon, dit encore M. Barrés d'un autre personnage, s'est plié diffi- cilement à rinlernat. Longtemps les cris de ses camarades remplirent pour lui l'univers d'épouvante; il les craignit et les méprisa pendant des années'^. » Je rappelle aussi l'épisode inaugural de Madame Bovary, le réalisme éclatant de ce tableau d'un timide entrant au collège où 1. Sous VOEU des Barbares. 2. Les Déracinés, p. 42. L. DUPUIS- TIMIDITK ET SYMPATHIE 329 les élèves saisissent avec joie l'occasion de secouer à ses dépens l'ennui des heures d'études. Pendant la classe, le nouveau écoule de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses ni sappuyer sur le coude. Levez- vous! dit le professeur. 11 se leva, sa casquette tomba, toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fît tomber d'un coup de coude ; il la ramassa encore une fois. — Débarrassez-vous donc de votre casque, lui dit le professeur, qui était un homme d'esprit. — Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon! » — Même tableau, avec un moindre coloris, chez Dosto'iewski. On sait l'ingéniosité de cette engeance à berner un nouveau venu. Celui-ci est debout devant quelque gros garçon, un ancien, qui le regarde d'un œil agressif el railleur. » Mais voici une observation réelle, due à l'obligeance d'un ami professeur et qui me dispensera de plus longues citations. Il s'agit d'un élève de la classe de philosophie chez qui la timidité s'était spécialisée sous la forme d'une phobie de ses camarades. Emile B... était parfaitement à l'aise parmi les membres de sa famille, vis-à-vis de qui il aurait eu plutôt les allures d'un petit despote ». Avec les personnes étrangères, et même dans la société des jeunes filles, sa timidité ne se marquait guère que par une lenteur un peu exagérée à répondre et une tendance à précipiter les réponses, mais au milieu des autres élèves elle était extrême et s'exprimait d'une façon rempaquable par toute la mimique; jamais ce jeune homme n'entrait dans la salle de classe autrement que la tête baissée et dans le groupe le plus compact de ses camarades il aurait préféré ne pas venir plutôt que de s'exposer à faire une entrée isolée. A une question inattendue, dit son professeur, si j'avais eu soin de le prendre en a parte », il répondait un peu lentement mais avec bon sens et d'un air naturel; si la question lui était faite devant les autres, il ne répondait pas ou ne répon qu'une sottise la terreur obsédante des autres, entretenue incon- sciemment par sa mère, le fit rester chez lui, à deux reprises, pendant des périodes de six ou huit jours. » En réalité, rien n'est plus redoutable à un enfant timide que le milieu formé par les enfants de son âge, et la raison en est claire. Ainsi que M. Dugas l'a très justement noté, le timide craint avant tout le ridicule or rien n'est plus enclin à la moquerie qu'un 330 REVUE PHILOSOPHIQUE adolescent réuni à un grand nombre d'autres adolescents. Toutes choses égales, l'humeur ironique est proportionnelle à la densité d'un milieu. — Qui ne le sait? Beaucoup mieux qu'aux yeux des adultes, les ridicules apparents sautent aux yeux des enfants. Il n'y a nuls vices extérieurs, dit La Bruyère, et nuls défauts du corps qui ne soient aperçus par les enfants; ils les saisissent d'une première vue et ils savent les exprimer par des mots convenables on ne nomme point plus heureusement. » Beaucoup d'éducateurs l'apprennent à leur dam et il suffit quelquefois d'un nom de guerre heureusement trouvé pour commencer le martyre d'un professeur. La même ardeur railleuse qui anime parfois une classe contre un professeur la jette à l'occasion sur un camarade gauche par timidité. M. Dugas prétend que l'enfant est timide avec ses parents parce qu'il a peur de n'être pas compris d'eux dans la complexité de ses sentiments. Un enfant de dix ou de quinze ans se soucie bien, à l'ordinaire, des complexités sentimentales! Ce qui lui importe, ce sont ses vices extérieurs », ses défauts du corps », tout ce qui, dans sa personne, sa tenue, voire dans la seule conso- nance de son nom, peut servir de point d/accrochage pour l'humeur ironique, latente dans l'esprit de ses camarades. La disparité psychique » engendre, nous dit-on, la timidité; mais le contraire pourrait se soutenir sans trop de paradoxe. Quand deux êtres sont psychologiquement trop loin l'un de l'autre, l'esprit d'ironie n'a plus où se prendre; un certain fond de simi- litudes conscientes est nécessaire pour que jaillisse l'étincelle de la moquerie on n'est moqué que par ses pairs ^ Et sans doute quand l'accoutumance a fait son œuvre, l'influence intimidante du milieu scolaire peut s'atténuer jusqu'à disparaître; mais ce qui prouve bien que la parité d'âge » n'a rien à voir ici, c'est qu'il suffît de changer un peu le cadre de cette vie réglée pour que la timidité reparaisse que l'enfant, désormais à l'aise en étude, au réfectoire, en récréation, se retrouve avec ses camarades dans un milieu tout différent, dans un bal d'enfants, par exemple, et leur présence pourra lui redevenir douloureuse car la timidité, chez un prédisposé, s'éveille également, qu'il soit observé dans 1. Un voyageur qui avait longtemps séjourné dans l'Afrique du Nord me disait n'avoir jamais rien observé dans l'attitude des Arabes vis-à-vis des Euro- péens qui rappelât la timidité. L. DUPUIS. TIMIDITÉ FT SYMPATHIE 331 une occupation familière par de nouveaux témoins ou qu'il le soit par des témoins familiers dans une occupation nouvelle la disparité d'âge n'a rien à voir ici. Un phénomène analogue peut s'observer même chez le jeune homme. J'ai connu des étudiants d'agrégation tiaiides qui, pour faire une conférence, appréhendaient moins la présence du pro- fesseur que celle de leurs camarades ils sentaient que l'âge, la culture, la supériorité iHtellectuelle elle-même avaient atténué chez le premier l'humeur ironique et que son indulgence était acquise d'avance à leurs bévues, mais que celles-ci seraient au contraire relevées, de verve, parles seconds, beaucoup plus exposés cepen- dant à en commettre de pareilles la disparit*^ n^vi-liique » agit au contraire ici comme facteur rassurant ! Cette disparité n'est nulle part plus considérable qu'entre grands- parents et petits enfants; or si l'on trouve à la rigueur des enfants intimidés par leur père ou leur mère, il est hors de toute vraisem- blance qu'un aïeul intimide son petit-fils. La morosité d'un vieillard peut bien contraindre et paralyser la gaieté d'un enfant, mais non lui causer de l'intimidation véritable. C'est que la vieillesse affaiblit normalement la disposition à l'ironie, modalité complexe qui participe à la lois de l'humeur combative et de l'esprit de jeu. Tirons la leçon des critiques qui précèdent à consulter l'expé- rience ce ne seraient pas la disparité psychique et la dilTérence d'âge, — avec les obstacles, réels ou supposés, qu'elles apportent à la communication sympathique —, qui engendreraient la timidité, mais bien la crainte de Vironie. Mais il ne doit pas suffire de combattre cette théorie dans l'une des conséquences que ses partisans en ont déduite en toute rigueur du reste, il faut encore la réfuter en elle-même par un appel aux faits plus direct et plus précis. Aussi bien n'eut-on pas soutenu cette impossible gageure de tirer la timidité de la .sympa- thie, si l'on avait commencé, selon la méthode constante de Ribot, par étudier les formes les plus simples du phénomène. Spécieuse si l'on veut dans une variété d'expérience morale aussi complexe que le cas du père de Benjamin Constant, qui se raidissait jusqu'à 332 REVUE PHILOSOPHIQUE paraître glacial devant son fils, alors qu'il eut voulu lui témoigner sa véritable tendresse, cette explication apparaîtra immédiatement invraisemblable, si Ton envisage les formes élémentaires de la timidité. Il convient, semble-t-il, de réserver le nom d'intimidation élémen- laire à l'intimidation qui se produit du seul fait que Vaitention d^une personne étrangère se fixe sur le timide, ce dernier n'eut- il d'ailleurs aucune espèce de démarche à effectuer vis-à-vis de ce témoin. Voici une fillette de huit ans, la petite Jeanne E..., dont l'obser- vation m'a été communiquée par son institutrice exceptionnelle- ment timide, elle se tient à son banc, calme et effacée; mais il suffit qu'on fasse attention à elle, qu'on la nomme seulement, pour qu'elle rougisse et se mette à trembler; de môme elle se cache le visage dans la robe de sa mère si celle-ci la désigne en parlant à une tierce personne. — Un garçon de quinze ans, pour regagner le bourg où sa famille demeure, fait plusieurs kilomètres à travers champs, afin d'éviter la traversée d'un village où des commères, sur le pas de leur porte, le regarderont passer. — M. Bl..., très timide dans l'adolescence, m'écrit à quinze ans je n'aimais pas me promener dans les rues de ma ville natale, portant un appareil photographique, parce qu'il me semblait que cela me faisait remarquer tout particulièrement » — qu'on songea ce proposa la gêne d'un collégien obligé de paraître devant ses camarades dans un accoutrement qu'il croit ridicule la disparité psychique n'a rien à voir ici non plus! — Un jeune homme de dix-neuf ans, se promenant, entre deux trains, dans une ville de province où il ne connaît personne, rebrousse chemin au moment de s'engager dans une rue parce qu'il aperçoit un groupe de deux ou trois personnes arrêtées qui le regardent venir. — Plousseau adolescent s'arrête au moment de pousser la porte d'une pâtisserie la marchande va sûrement se moquer du petit gourmand! — Une demoiselle de trente-cinq ans n'ose pas s'arrêter dans le jardin de la maison où elle demeure parce que, des fenêtres des voisins, on peut l'aper- cevoir; quand, dans une rue peu fréquentée, où elle doit être plus facilement un point de mire pour l'attention, elle voit venir une personne quelconque qui la croisera, elle éprouve, tant est vive son intimidation, de légers tremblements dans les jambes! L. DUPUIS. TlMiuiit m SYMPATHIE 333 On pourrait multiplier ces exemples à l'infini. Quand un timide sent lattention dautrui se fixer sur lui, cest-à-dire quand il a 1 impression qu'une représentation de sa personne traverse, fut-ce delà façon la plus fugitive, l'esprit d'une autre personne, il éprouve un désarroi physique et psychique, plus ou moins intense et durable, mais qui présente, de toute évidence, les traits essentiels de l'intimidation, telle qu'elle s'épanouit dans les relations sociales plus explicites voilà la forme simple — dont il faudra trouver la cause profonde — et qui, recomposée avec elle-même et modalisée par les mille circonstances où elle peut être engagée, permettra de retrouver les formes les plus subtiles de la timidité supérieure. Ce n'est pas ma tâche présente. Je demande seulement dans le déterminisme si simple, si direct, que nous venons de dégager, est-il possible de concevoir que le besoin sympathique intervienne, sous quelque forme que ce soif! Le sujet qui se déconcerte instanta- nément parce que l'attention d'un étranger se pose à l'improviste sur lui, peut-il avoir ressenti, dans cet intervalle à peu près nul, le besoin d'entrer en relations sentimentales avec cet inconnu? bien plus, de se mettre avec lui en communion d'idées et de senti- ments »? et son trouble vient-il de ce qu'il ne peut y réussir ou craint de ne le pouvoir»? La réponse se formule d'elle- même! Mais si le besoin de sympathie est exclu du mécanisme de l'intimidation élémentaire, appartient-il du moins, sous la forme qu'on lui suppose, à la constitution du timide? fait-il partie intégrante de son tempérament, avec les deux caractères qu'exige la théorie, je veux dire l'exagération et tout à la fois l'impossibilité de s'assouvir normalement? Y a-l-il chez le timide hyperesthésie du besoin sympathique! On a répondu par l'affirmative et cité, à l'appui, un passage de Nietzsche qui décrit ^ la folie soudaine de ces heures où le solitaire se jette au cou du premier venu, pour le rejeter une heure après avec dégoût ». Mais s'agit-il bien là de timidité? N'est- ce pas plutôt, chez un mégalomane frémissant, celte susceptibi- lité, quasi-délirante qui est le germe du délire de persécution? La timidité n'est nullement située sur cet embranchement patholo- gique 334 REVUE PHILOSOPHIQUE Certes, elle peut s'associer à toutes sortes de troubles de la sen- sibilité et du caractère et il en résulte des complexes sentimentaux capables de faire illusion. Mais qu'elle soit normalement accom- pagnée d'hyperesthésie affective, c'est ce que je nie au nom de l'expérience. Il n'est nullement exceptionnel de la rencontrer à l'état pur et rien alors ne ressemble moins à la vie sentimentale des timides que celle de Thyperesthésié du type de Niet/sche. Chez beaucoup de ceux dont j'ai pu faire la monographie, elle est un modèle de rectitude et d'équilibre ordonnée, réglée, elle coule dans un lit peut-être étroit, mais à flots toujours abondants et purs. Le fait est particulièrement frappant dans la dernière des observa- tions que j'ai rapportées plus haut cette demoiselle qui ressent des tremblements dans les jambes quand elle va croiser dans la rue un passant qui ne la regardera peut-être pas, n'éprouve cependant à aucun degré le besoin de se jeter au cou du premier venu » mais dans le cercle de la famille et de quelques amies anciennes vis-à-vis de qui un long commerce a banni toute gêne, elle porte à leur point de perfection la plénitude et la paix du cœur ; ni sautes d'humeur, ni irritabilité, ni effervescences d'amour-propre; elle aime pleinement ceux qu'elle aime et sa capacité affective en est comblée. On la surprendrait fort si on lui disait que sa timidité provient d'une exagération incoercible et tumultueuse du besoin sympathique. Chacun n'a du reste qu'à regarder autour de soi pour découvrir des cas semblables. Celte théorie n'irait à rien moins en définitive qu'à refuser au timide la faculté de l'approfondissement sentimen- tal et la constance dans les affections. Ne serait-ce pas plutôt son privilège que la spécialisation du cœur? Sa phobie de la vie mon- daine y serait en tout cas favorable L'ami du genre humain n'est pas du tout son fait » 1 Mais faisons la contre-épreuve. Si la vie affective de beaucoup de timides est suffisamment riche et équilibrée, chez combien de per- sonnes ne trouve-t-on pas en revanche du déséquilibre affectif sans aucune trace de timidité^ Il n'entre pas dans mon dessein d'analyser aujourd'hui l'hyperesthésie affective, mais je puis dire en passant que ses deux composantes principales sont l'irritabilité et la sus- ceptibilité. Qui n'a connu des caractères difficiles », leurs accès imprévisibles d'humeur violente, et cet amour-propre inquiet et L. DUPUIS. — TIMIDITÉ ET SYMPATHIE 335 douloureux qui rapporte à soi les appréciations même les plus éloignées de le viser, comme un blessé sent dans sa blessure les chocs des objets extérieurs? 11 s'en faut bien ce-pendant que ces indi- vidus se déconcertent dans le premier abord des étrangers où le timide manifeste sa faiblesse propre! Bien au contraire, leur assu- rance est souvent parfaite à ce moment, parce que leur vanité se sent généralement à couvert il n'est pas habituel, en effet, que les froissements d'amour-propre soient contemporains du début des relations les conventions mondaines, la simple prudence exigent qu'on manie avec précaution une personnalité qu'on ne connaît pas; mais à mesure que les relations se prolongent, la critique tend à s'exprimer plus librement c'est l'instant que redoutent les vanités ombrageuses; et, chose remarquable, tandis que la timidité proprement dite satténue parfois jusqu'à disparaître avec les pro- grès de la familiarité, c'est avec celle-ci que commence souvent à se manifester la susceptibilité. Voilà la dilTérence spécifique de ces deux dispositions, du moins pour ce qui est de leurs conditions déterminantes et en attendant qu'on dégage leur racine psycholo- gique et la raison de leur indépendance essentielle. On y peut ajouter Je crois, ce critérium expérimental quand un timide, dans la souffrance que lui cause l'attention d'autrui, croit en outre sentir que cette souffrance est perçue des témoins, qu'ils y prennent plaisir et l'entretiennent volontairement, c'est qu'il n'est pas seulement un timide, mais encore un susceptible, candidat au délire de persécution. Enfin tout le monde a pu fréquenter des familles où certains enfants sont timides .sans être susceptibles et d'autres susceptibles sans être timides, et l'expérience ici encore fournit\une pierre de touche de l'indépendance de cesdeuxmodalités; les enfants simple- ment timides se distinguent surtout par la facihté à se troubler des visites nouvelles tandis qu'ils acceptent volontiers les critiques ou les moqueries de leurs proches; les susceptibles manifestent une intolérance aiguë pour toute espèce de reproche ou de plaisanterie tandis que la présentation à des étrangers ne leur cause aucune espèce d'émoi. Vhypereslhésie du besoin sympathique n'entre donc pas plus dans l'i constitution du timide que dans le déterminisme de la cnse d'intimi- 36 REVUE PHILOSOPHIQUE dation. Aussi bien faut-il répéter que c'est une impassible gageure de vouloir faire sortir la timidité de la sympathie ! de quelque excès ou de quelque perversion qu'on suppose celle-ci atteinte, on ne voit pas comment celle-là pourrait en procéder. Est-ce la faculté de répéter spontanément les états psychiques d'autrui, la fonction imitative même qu'on suppose lésée? on devrait en ce cas observer de bien autres troubles que la timidilé, car Baldwin a montré que l'importance de l'imitation n'était pas inférieure dans la psychologie individuelle à celle que Tarde lui a attribuée en psychologie sociale. Si l'on pense plus particulièrement au besoin d'émotion tendre, je demanderai comment l'exagération de ce besoin, si gratuitement supposée d'ailleurs chez le timide, pourrait bien être un obstacle à son aboutissement. Demander beaucoup n'est pas une raison suffi- sante de se croire rebuté. La Rochefoucauld n'a-t-il pas dit quand nous aimons trop, il est malaisé de reconnaître si l'on cesse de nous aimer »? On sera obligé, en définitive, d'admettre un obstacle caché qui contrarie l'expansion tendre ; et cet obstacle, à y regarder de près, ne sera en définitive que la timidité elle-même. La théorie se réduit à une pétition de principe greffée sur une hypothèse arbitraire ! Mais passons condamnation sur ce point il resterait toujours à expliquer pourquoi le besoin de communication sympathique, entravé dans son développement normal, choisira, parmi tous les modes possibles d'expression émotionnelle, précisément celui de Vinti- midation plutôt, par exemple, que firritalion ou le chagrin! Pour- quoi le sujet rebuté, au lieu de désavouer les autres, s'afîaissera- t-il dans ce désaveu de soi-même qu'est essentiellement l'intimi- dation? Aussi bien pouvons-nous nous en référer ici encore à l'expé- rience et trouver dans la différence qualitative des mimiques corres- pondant aux deux émotions, la preuve cruciale de l'indépendance de celles-ci. L'occasion n'est en effet que trop fréquente d'observer — chez le timide lui-même — les mécomptes vrais de la sympa- thie, les déconvenues du besoin d'expansion tendre. On les ren- contre déjà chez l'enfant qui, par ses caresses et de douces insis- tances, cherche à associer une grande personne à ses jeux et n'en reçoit qu'un refus maussade. Suivant le tempérament de la L. DUPUIS. — TIMIDITÉ ET SYMPATHIE 337 personne ainsi rebutée, c'est la prédominance de la tristesse ou celle du dépit qui donnera sa nuance caractéristique à l'expression mimique mais, âpre ou résigné, le repliement sur soi-même qui suit l'alïection déçue ne présente rien d'analogue à cette rougeur, à ces tremblements, à ce dérobement des yeux, à cette attitude générale du corps qui semble vouloir se dérober lui-même tout entier.... Ai-je besoin de mettre un nom sur le tableau que forme le groupement de ces manifestations? C'est, de toute évidence, celui de la peur! Ce résultat concorde, remarquons-le, avec celui dont nous avions pris acte à la fin d'une précédente section l'examen des faits, disais-je, témoigne que la condition déterminante de l'intimi- dation n'est pas la disparité psychique mais la crainte de l'ironie or, l'ironie, variété ditïérenciée de l'humeur agressive, n'est qu'une forme du danger il est naturel que le sujet visé par elle, s'il est atteint de cette insuffisance mentale que nous n'avons pas à déter- miner ici et qui constitue l'essence de la timidité, y réponde par l'émotion de la peur. A la lumière de cette conception, les modalités de la sympathie chez le timide prennent un sens satisfaisant. Le timide tend normalement à exagérer le conformisme de son attitude, de sa conduite, tandis qu'à l'inverse, sa personnalité intime s'affirme en une opposition violente quoique ordinairement silencieuse. — Mais celte imprégnabilité excessive de son être périphérique à la contagion imilative n'est qu'une expression chez lui de l'instinct de préservation. Il redoute l'ironie, il en redoute jusqu'à la possibilité la plus lointaine; pour l'attention la plus légère qui l'effleure il sent se former, dans l'esprit du témoin un jugement ironique à son adresse! il a, comme dit Amiel, l'épi- derme du cœur trop mince ». Il fera donc l'impossible pour sous- traire son tégument à celle excitation insupportable. Sa première tactique sera d'agir au minimum toute démarche solUcile vivement l'allention. S'il se tient d'ordinaire si parfaitement immobile dans son coin, ce n'est donc pas seulement, comme on le dit, parce qu'il est aux trois quarts paralysé par l'émotion; du moins faut-il ajouter qu'il acquiesce à cette semi-léthargie; il y a là la manifes- TOME LXXXV. — 1918. 22 338 REVUE PHILOSOPHIQUE talion d'un instinct que j'ai eu l'occasion, ailleurs, de comparer à celui que les zoologistes ont nommé la simulation de la mort. — Mais on n'attire pas seulement l'attention par l'activité qu'on déploie toute particularité de tenue ou d'attitude qui tranche sur le ton général du groupe l'appelle également; le timide^ s'appli- quera donc à ne pas se distinguer des autres il agit le moins possible et, quand il ne peut se dispenser d'agir, il agit le plus possible comme tout le monde. — Mais il s'en faut bien que ce conformisme externe se double d'une harmonie morale avec son milieu ; s'il réussit à paraître naturel aux yeux des autres, il ne l'est pas à ses propres yeux; cette attention à laquelle il s'efforce d'échapper, il la sent, à raison de cette préoccupation môme, comme une menace sourde qui l'enveloppe; et la raideur d'âme et de corps que ce sentiment lui communique lui semble de nature à faire converger tous les regards sur lui. M. Dugas définit la timi- dité comme le sentiment vrai ou faux que prend un être de sa singularité ». C'est confondre l'effet avec sa cause! C'est parce que le sujet est timide et incapable de conserver une attitude normale devant l'attention d'autrui qu'il se sent singulier. — Et la souffrance que lui inflige cette sensation s'accroît chez beaucoup — chez tous ceux qui ne sont pas en même temps apathiques, car il y a des timides apathiques, j'en ai observés — d'une révolte de fierté contre cet assujettissement au milieu; par la portion la plus centrale de son être, il antipathise à fond contre ceux qui l'obligent à s'accorder superficiellement avec eux. L'autre particularité qu'offre le timide, sous l'aspect qui nous intéresse, particularité qui a principalement contribué à inspirer la thèse que je combats, s'explique plus clairement encore comme un effet de sa disposition fondamentale. Ce vif désir de sympathie universelle qu'on signale souvent chez lui est-il le fait d'un cœur aimant à l'excès qui voudrait retrouver en autrui sa propre ten- dresse? nullement 1 mais le réflexe de défense d'une âme qui redoute l'ironie et souhaite par conséquent de rencontrer autour d'elle la disposition la plus opposée, c'est-à-dire la bienveillance. Par là s'explique encore le constraste que présente parfois le timide d'une extrême affabilité pour les étrangers et d'une véritable dureté pour les siens. — Ainsi le docteur X..., médecin à l'Asile de ..., qui fait marcher tout le monde à la baguette » chez lui et i L. DUPUIS. — TIMIDITÉ ET SYMPATHIE 339 qui montre à ses collègues une amabilité et des prévenances presque insupportables, multipliant sans discrétion les remerciements et les excuses pour les services les plus insignifiants qu'il en peut recevoir. — J'ai connu un instituteur timide qui, lorsqu'il était mal à l'aise avec des personnes nouvelles, produisait une constante succession de petits rires perlés et veloutés, les plus bienveillants du monde, et qui contribuaient sans aucun doute à lui concilier la sympathie il utilisait ainsi d'instinct, dans un sens favorable à la cessation de sa gêne, la dérivation émotive qu'elle lui causait. C'est une manifestation intéressante de cette finalité spontanée de l'esprit que M. Paulhan a étudiée avec tant de bonheur encore. Pour ne pas prendre le change à cet égard, il suffit du reste d'observer de près l'attitude du timide en pareilles circonstances; on verra transparaître sa gêne essentielle, sous ces avances trop empressées, sous ce rire contraint et ce sourire, inopportun quel- quefois jusqu'à l'obséquiosité. Loin d'être la cause de la timidité, la recherche de la sympathie en est donc l'effet, et confirme l'assimilation que j'ai cru pouvoir faire de celte émotion à la peur. En rattachant l'intimidation à la sympathie, on commet donc une erreur plus que psychologique biologique. Ce n'est pas dans la ligne de l'instinct sympathique, c'est-à-dire altruiste, qu'on devra chercher l'explication dernière de la timidité, mais dans celle de Vinstinct de conservation. L'intimidé est quelqu'un qui souffre de la peur — d'une peur spéciale, il est vrai et si différente de la peur physique que ce ne sont nullement les mêmes individus qui sont accessibles à l'une et à l'autre. Et c'est ici que les principes de M. Janet seront un guide indis- pensable. La timidité n'est pas seulement une modalité de l'instinct de conservation c'en est une modalité pathologique. On n'en peut trouver la clef qu'en lui appliquant les fécondes notions dont M. Janet a fait, dans un domaine voisin, de si lumineuses appli- cations celle de la fonction du réel et celle de la dérivation. Certes la peur n'est point, en soi, quelque chose de morbide quand elle correspond à un écart excessif entre les exigences légitimes de 340 REVUE PHILOSOPHIQUE l'instinct de conservation et l'état du milieu où l'individu est actuellement plongé, elle est parfaitement normale. La timidité est anormale parce qu'elle atteste que le sujet ne sait pas se procurer le sentiment de sécurité dans les conditions où la moyenne des indi- vidus de son type le réalise parfaitement. Cette assurance s'obtient au moyen d'une opération psychologique déterminée — variété de la fonction du réel — dont l'attention d'autrui, en se posant sur nous, est l'excitant spécifique. De cette opération, la conscience, il est vrai, perçoit moins l'exécution correcte que la dérivation, quand nous sommes, pour une raison ou une autre, incapables de l'effectuer convenablement ainsi par exemple, la régulation céphalo-rachidienne n'est guère perceptible qu'aux nerveux, par les troubles auxquels donnent lieu ses irrégularités. Cette dériva- tion émotive est essentiellement l'intimidation. Et l'on peut par conséquent définir la timidité un achoppement de l'instinct de conservation contre les difficultés qu'il rencontre à une certaine phase de son développement, la forme psychasthé- nique que revêt cet instinct, lorsque l'insuffisance de la tension mentale ne lui permet pas de continuer son évolution à travers le milieu social. La détermination des conditions de cette insuffisance doit faire l'objet d'une étude distincte. L. DuPUis. Analyses et Comptes rendus I. — Psychologie. Pr. Jean Lépine. — Troubles mentaux de guerre. Paris, Masson, 1 vol. in-18, Coll. Horizon, 207 p., 1917. Plus nous allons, et plus nous constatons dans cette guerre que la prédisposition perd de sa valeur et que les circonstances occasion- nelles apparaissent au contraire comme le véritable facteur du trouble mental » telle est Tassertion qui dès l'Introduction p. 4 nous avait surpris fondée bien entendu en ce qui concerne les trauma- tismes cranio-cérébraux, elle nous avait paru déjà inadmissible en ce qui concerne bien des états où au syndrome commotionnel propre- ment dit se superposent souvent des manifestations psychopathiques dties à des prédispositions anciennes. Sans doute, la cause occasion- nelle » formidable qu'est une guerre où les forces physiques et morales des hommes sont soumises à de telles épreuves » est bien de nature non seulement à précipiter l'évolution morbide, comme on le constate pour la paralysie générale progressive p. 108, mais encore à marquer de son sceau toute la pathogénie; de plus la notion de psychose aiguë, curable », prend un relief qu'elle n'avait jamais eu; mais un fait domine toutes les constatations qui porteraient à attribuer à la guerre un rôle étiologique prépondérant c'est que partout à côté d'un petit nombre de sujets atteints dans leur mentalité il s'est trouvé une multitude d'hommes soumis aux mêmes privations, aux mêmes épreuves, aux mêmes commotions, et qui ont résisté, tenu », simplement parce qu'ils n'étaient pas prédisposés par l'hérédité morbide, ou par une misère physiologique ancienne, ou par l'alcoo- lisme, si profondément nocif p. 7, ou par une tare latente, au subit épuisement ou au déséquilibre passager. D'ailleurs l'auteur montre bien lui-même l'importance de la prédisposition dans les confusions mentales, la fatigue nerveuse, rendue excessive par le surmenage et l'émotion paraît bien avoir pourpoint de départ un état toxi-infectieux, parfois même une prédisposition vésanique » p. 26; — les états dépressifs sont toujours rattachés à la prédisposition des sujets » constitution émotive, hypotension permanente, tuberculose latente, p. 30-34 ; les délires transitoires de persécution, états aigus et curables chez certains déprimés, et qu'il ne faut pas confondre avec des délires 342 REVUE PHILOSOPHIQUE chroniques incurables, supposent une constitution émotive marquée » p. 43; l'excitation cérébrale, la manie, l'hypomanie passagère sont des accidents chez prédisposés » ou révèlent une débilité mentale congénitale p. 81; des maladies infectieuses, l'alcoolisme, la syphilis, la tuberculose, l'otite aiguë, créent autant de prédispositions aux encéphalites, méningo-encéphalites, artérites, à aspects variés, que le surmenage fait apparaître si fréquemment chez les militaires p. 86-93 ; — il n'y a aucun doute quant à la débilité mentale, à la paralysie générale, à l'épilepsie, à la psychasthénie, au déséquilibre p. 120-130; — dans la confusion mentale chronique, à l'influence du dépayse- ment, de l'éloignement, de l'angoisse », il faut certainement ajouter la prédisposition » p. 96 les gens atteints étaient depuis toujours ou depuis longtemps des cerveaux invalides »; a fortiori peut-on l'affirmer des déments précoces p. 98. — Il est donc nettement établi que, quelle que soit la nouveauté de certains aspects psycho- pathologiques dus à la guerre, les troubles mentaux en général n'apparaisent et surtout ne se fixent et se développent que chez des sujets déjà débilités, dont le système psychique est déjà ébranlé, a déjà perdu de cette force de résistance que donne une parfaite coordi- nation des fonctions. Les états dépressifs, qui apparaissent chez les anciens débilités, sur un fond de quasi-misère physiologique, deviennent de plus en plus fréquents à mesure que la durée de la guerre augmente le froid, l'insomnie, la crainte du danger permanent, finissent par avoir raison de la résistance morale des prédisposés les plus courageux au début; ainsi apparaissent des formes d'anxiété morbide avec idées obsédantes, impulsions au suicide ou à la fugue, parfois délire d'auto-accusation p. 30-31. On peut y rattacher les états neurasthéniques et psychasthéniques si fréquents chez les officiers surmenés. Une des formes psychopathiques mises en relief par la guerre est la confusion mentale passagère. C'est essentiellement une psychose d'épuisement >>, une sorte d'exagération de l'état de fatigue p. 15 elle peut revêtir une forme hallucinatoire, avec délire onirique ou délire aigu semblable à celui de la manie aiguë et de la rage; mais elle se manifeste d'ordinaire soit par de la narcolepsie, de la stupi- dité, de la stupeur profonde, — soit par de l'amnésie de fixation, de l'aprosexie, — soit par des amnésies systématisées, des fugues et une fabulation qui fait penser à un délire Imaginatif p. 16-24. L'état des commotionnés est pour quelque temps analogue à celui de la confusion aiguë Cf. notre étude sur le complexus idéo-affectif des commo- tionnés; Progrès médical du 27 octobre 1917. Mais l'état post- commotionnel est caractérisé par l'hyperémotivité, dans laquelle la persistance d'une sorte de frayeur joue le princical rôle, et qui après la période d'obnubilation intellectuelle, entraîne de la dépression à forme neurasthénique ou bien des crises, du mutisme psychique, de la surdité, des tremblements, des troubles variés de la motricité ANALYSES- — P. LASSERRE. L esprit de la musique française 343 l'hypotonie fondamentale persiste plus longtemps que les troubles de l'intelligence, sans doute par suite du trouble de la vaso-motricité cérébrale paralysie vasculaire consécutive à la distension brusque par explosion en lieu clos, — l'émotion n'intervenant que comme élément de fixation » chez des hypotendus habituels » p. 53-78. Les lésions cérébrales dues à des traumatismes de guerre nous ont permis d'étudier, outre les troubles de la perception, les effets de l'ébranlement général céphalées avec impatience à l'égard de tout bruit, inaptitude au travail, à l'efTort intellectuel, fatigue prompte, dysmnésie de h'xation, troubles variés dus à l'intoxication par insomnie, parfois aphasie, dysarthries, et même anxiété mélancolique, rarement délire d'auto-accusation p. 113-il5. L'amélioration est parfois rapide, parfois très lente mais en général le pronostic est favorable, comme dans tous les cas où les troubles mentaux de guerre n'éveillent pas une psychose latente. La simulation complète des états psychopathiques n'existe pour ainsi dire pas ; mais on trouve fréquemment une simulation de fixation », c'est-à-dire une persévérance plus ou moins délibérée dans l'état psychopathique ancien, et cela surtout chez les débiles p. 138. Les délits militaires tels que fugues, abandon de poste, désertion, tenta- tive d'intelligence avec l'ennemi, incitations à l'indiscipline, sont fréquemment commis par des déments, des épileptiques particu- lièrement portés aux fugues et aux actes de violence, des mystiques, des débiles. La fuite devant l'ennemi est due parfois à une hyperémo- tivité morbide p. 138-lo6i. D'autre part certains revendicateurs, persécutés, inventeurs, tous délirants plus ou moins systématiques et non reconnus, ont parfois fait figure d'accusateurs » ip. 161. Les effets militaires, sociaux et moraux des psychoses de guerre peuvent être assez redoutables pour qu'on s'efforce avec persévérance d'éliminer de l'armée, par des réformes, des envois en congé ou des internements, tous les sujets tarés au point de vue psychique. Beaucoup relèveraient d'asiles pour incurables neuro-psychiques non dangereux » dont l'auteur en terminant demande avec raison la création à bref délai. G. - L. DUPRAT. II. — Esthétique. Lasserre Pierre. — L'esprit de la. mimique française de Rameau à l'invasion wagnérienne. ln-18, Paris, librairie Payot. Ce n'est pas un livre dont j'ai à parler ici, mais un recueil d'études, si je ne me trompe, déjà parues. Les deux premières, où il est traité de Grétry et de Rameau ont un caractère critique. Dans les autres, 344 REVUE PHILOSOPHIQUE l'auteur prend le ton de la polémique il n'injurie jamais, ou presque jamais, et s'il lui arrive de dénigrer sans raisons démonstratives, c'est qu'en matière d'art, on démontre, tout au plus, ses convictions, jamais la vérité. Je crois bien que M. Pierre Lasserre fut, jadis, un wagnérien convaincu. Les événements dont nous sommes les témoins ont influé sur ses jugements, sinon sur son goût; et il ne faut pas que l'on s'en étonne. Quels sont les Français qui, depuis la déclaration de guerre, ont continué de penser, sur toute chose, ce qu'ils pensaient la veille de la déclaration? En tout cas, M. P. Lasserre s'est mis à la recherche de l'esprit de la musique française, et il s'est appliqué à le dégager des œuvres de Grétry et de Rameau. Le choix de ces maîtres était à prévoir. Ces deux compositeurs ont médité sur l'art musical et ils nous ont fait part de leurs méditations. L'un et l'autre sont d'esprit très français. La musique de l'un et de l'autre est-elle la mise en pra- tique d'idées préadoptées? Ces idées ne seraient-elles pas autre chose qu'une suite de réflexions sur la méthode immanente à un art déjà vivant et fécond? On ne fait pas un opéra comme on fait une pendule. La Bruyère s'y est trompé. D'après M. Lasserre, Grétry voit dans la musique une imitation de la parole. Elle est, sans doute, l'imitation du sentiment, mais du sen- timent manifesté et incorporé dans la parole. Elle imite le sentiment dans les inflexions du langage, du discours, où il trouve son expres- sion naturelle. Elle imite le mouvement et le rythme naturel du dis- cours. Elle les imite en les rehaussant, en y ajoutant de l'accent, de la force, de l'intensité, un grand surcroît de pathétique sensible. C'est là son propre but.... Le chant est l'exaltation de la parole. Mais il n'est pas substantiellement autre que la parole, la parole élevée à son plus haut degré de jouissance expressive, de force pénétrante » p. 34. Je crois bien que ce sont-là, en effet, les idées de Grétry. Je crois aussi, qu'en les exprimant, il en a négligé l'essentiel. Le bruit >> de la parole n'est pas le son » de la musique. Et si les paroles s'unissent pour former un sens, les sons musicaux s'unissent pour en former un autre. Ainsi deux langages se superposeraient, différents l'un de l'autre, capa- bles de s'accorder, sans jamais se confondre, ni peut-être même se fondre. Grétry a donc pu savoir ce qu'il voulait dire il ne l'a jamais dit. Et M. Lasserre a eu le bon goût de ne point le dire à sa place. Je lui sais gré de son respect pour les textes, et qui va jusqu'au res- pect de leurs silences. Grétry aimait à parler de son art et de ses oeuvres, et l'on s'en aperçoit en lisant ses Mémoires. On s'aperçoit aussi que, tout en aimant poser des problèmes, il savait s'arrêter à temps devant les difficultés qu'il sentait venir et par-dessus lesquelles il évitait de sauter à pieds joints. Aussi lui arrivait-il rarement de conclure ». Si Grétry s'interrogea sur le but et la fonction de la musique, ce fut donc à la manière d'un curieux des choses de l'esprit. Rameau, lui, s'était fait une obligation de remonter aux sources de son art et d'en ANALYSES. — P. LASSERRE. Lesjtrit de la musique française 345 fonder la science. Il la conçut architectonique. Au rebours de Richard Wagner, qui devait ramener à la mélodie l'essence de la musique, Rameau la situa dans l'harmonie, dans l'ordre et l'enchaînement des accords sur lesquels toute mélodie même simplement chantée repose. Nous connaissons tous VAve Maria de Gounod écrit sur le Prélude de Sébastien Bach en ut majeur. Aujourd'hui nous aimons mieux entendre le prélude sans la mélodie de Gounod. C'est que nous sommes plus sensibles que jadis aux vertus suggestives de cette belle construction musicale c'est aussi que la beauté de la construction nous pénètre davantage, exempte de toute surcharge. C'est enfin qu'il est de belles déductions ailleurs qu'en métaphysique et en logique, et que tout ce qui s'enchaîne excite une impression de continuité dans la vigueur, impression esthétique au plus haut degré. Pour penser musicalement Rameau se cherchait un plan de structure, une succession de verti- cales sonores destinées non seulement à soutenir, mais à engendrer la ligne horizontale de la mélodie où les éléments s'appellent les uns les autres successivement perçus, mais simultanément éclos. L'esthétique de Rameau est une technique véritable. Ceux qui plus tard, se refuseront à distinguer entre la connaissance de l'es- thétique musicale et la possession des lois qui règlent sa techno- logie, en d'autres termes ceux qui entendront substituer, à une méta- physique vague et plus ou moins chancelante, une œuvre de vraie raison appuyée sur des principes de physique et de mathématique seront sans le savoir, disciples de Rameau. A première vue. la musique de ce maître oITre l'aspect d'un art dérivé d'une théorie. En y réfléchissant, on incline à penser que Rameau travailla en artiste dès sa jeunesse, et que ce fut en pratiquant qu'il se forma la con- ception d'ensemble dont ses facultés d'analyse étaient destinées, par après, à dégager les fondements. On pensera là-dessus ce que l'on voudra. Mais si l'on estime que, de tous les maîtres de la musique il en est un à qui revienne, de droit, le nom et le renom de penseur, ce maître est assurément Rameau. L'étude sur Rameau est, de beaucoup, la meilleure du livre et si elle ne démontre pas, chose après tout impossible, que Rameau est lun des grands musiciens parmi les plus grands, elle fait connaître pourquoi ceux qui sont de cet avis le professent et le proclament avec tant d'assurance, M. Pierre Lasserre ne m'aura donc nul- lement pour contradicteur. Sur un point, toutefois, je l'inviterai à réfléchir encore. Il s'est figuré, dans son enthousiasme, que si Rameau avait mis en musique l'Hymne à la Joie de Schiller, celui qui sert de final à la Xeuvièrne Symphonie de Beethoven, il aurait exprimé une joie plus expansive et plus vraiment débordante. Peut-être. C'est que la joie chez Beethoven n'est jamais complète tant qu'elle ne se sent point à profondeur d'àme. Beethoven oserai-je dire intériorise », tout en exprimant ». En cela, j'imagine, il n'aura guère de rivaux. Accorderai-je maintenantà M. P. Lasserre que les œuvres de Rameau 346 REVUE PHILOSOPHIQDE sont inspirées par le plus pur esprit musical français? L'opinion est loin d'être inadmissible. Je doute qu'elle s'impose. Et c'est pourquoi je la mets, en attendant mieux, au rang des opinions probables. Le chapitre sur les Italiens modernes, me plaît fort. Je goûte Verdi autant que M. Lasserre. Il me prend par sa sincérité, par son élan, par sa fougue. Je l'appelai naguère le musicien de l'appétit irascible. Et ce musicien-là, si ce n'est dans Falstaff, se rencontre partout dans l'œuvre de Verdi. J'en atteste, entr'autres, le personnage d'Amonasro [Aida. C'est du Verdi première manière, et qui est loin de déparer la musique de cet opéra si diligemment écrit, le plus poétique par son acte III des drames musicaux du maître. Il n'y a pourtant pas beau- coup de musique proprement dite dans ce rôle mais il y a de l'accent de la passion, de la tendresse même, en un très court moment. M. Las- serre a bien vu, sans aller toutefois jusqu'à l'exprimer, ce qu'il entre de naturalisme dans le génie de Verdi, je n'oserai dire dans son art. Verdi se définissait un paysan », et il n'a jamais cessé d'être paysan. J'ignore ce qu'il pensait de Cavalleria Rusticana, œuvre toute en rac- courcis et, par là même, en paroxysmes, et s'il s'était aperçu de tout ce que Mascagni lui devait. Il me reste à parler des deux dernières études. L'une a pour sujet Meyerbeer, l'autre Richard Wagner. Toutes deux sont à lire. Les défauts de Meyerbeer sont bien ceux que j'ai signalés dans mon livre et je ne saurais, sans me démentir moi-même, contredire M. Lasserre. Je lui contesterai, toutefois, que le mélange des styles, dont il est certain que Meyerbeer ab'\isa, nuise à la sincérité et à la vérité du drame musical. Gluck, dans sa préface d'Alceste, déclarait qu'une con- fidente, ne parlant pas comme une promesse, le compositeur qui lui prêterait le même langage musical s'exposerait au reproche de con- fondre les rangs. Il m'est arrivé de constater, dans Robert le Diable, que Bertram prend le ton de la symphonie allemande pour effrayer Alice, tandis qu'Alice, pour s'effarer, se sert du dialecte italien. Je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient. On soutient assez géné- ralement que le théâtre n'est pas de la littérature. Je dirais pareil- lement que, pour réussir un opéra, même un opéra dont un autre a écrit le livret, il faut savoir faire autre chose que de la musique. Autre question Meyerbeer n'est pas un musicien français En résulte-t-il qu'il n'y ait dans son œuvre aucun atome de musique française? Le chœur des buveurs dans Robert et la ballade du Roi de Normandie » sont d'une allure bien française. J'en dirais presque autant du premier acte des Huguenots pris dans son ensemble, auquel il faut savoir rendre hommage, si l'art de faire converser » les gens en musique est un art difficile et tout ce qu'il y a de plus à sa place dans le genre opéra. Irai-je jusqu'à dire que Meyerbeer y a fait preuve d'esprit? 11 a donné grand air à son Marcel et chacun se plaît à le reconnaître. Même il a su noter fort heureusement la fatuité du comte de Nevers au moment où il reçoit le salut du page de la ANALYSES. — P. ixssERfiE. L'esprit de la musique française 347 reine. Ceci ne prouve pas que Meyerbeer ait été un grand musicien ». Il valut surtout par sa dramaturgie; une dramaturgie qu'il doit en grande partie à Scribe, mais qu'il a marquée fortement de son empreinte. Dans l'étude sur Richard Wagner il y avait lieu d insister sur le caractère nettement, exclusivement, presque insolemment germanique du génie et de l'œuvre. Tout a été dit là-dessus. Et M. Pierre Las- serre Ta redit avec une franchise et une clairvoyance dont sa sincérité d'admiration ne paraît guère trop souffrir. 11 y a là un exemple à suivre et que nous, Français, nous n'avons pas su toujours suivre. Lionel D.\lriac. Revue des périodiques Rivista di Psicologia. Maggio 1916 — Giugnio 1917. P. Casali. E. Pullé La. fatigue des vedettes sur la ligne de feu. — Application de l'algomètre de Donald à la mesure de la fatigue en vue de déterminer le temps au bout duquel les vedettes devraient être relevées, et aussi en vue d'une sélection des sujets mieux qualifiés. V. BiANCHi Uàme du soldat sur le champ de bataille {notes de psychologie. — L'auteur relève cette particularité de la guerre de montagne que les difficultés et les embûches du terrain y font diver- sion aux émotions et aux risques du combat. — Entre divers coeffi- cients psychologiques dont il faut tenir compte, et sans parler de l'enthousiasme qu'éprouve le soldat à fouler un sol enlevé à l'ennemi, le succès a une telle importance pour le moral des combattants ceci s'appliquant aussi aux blessés, qu'il est utile d'envoyer sur un front où la victoire puisse leur sourire des troupes durement éprouvées que déprimerait un séjour prolongé sur un secteur par trop ingrat. G. C. Ferrart Le moral » du soldat italien en campagne. — Continuant ses observations sur l'âme du combattant confirmées presque sans restriction par les intéressés, G. C. F. explique la suppression de la peur chez le soldat soumis dans la tranchée à des bombardements terribles, par la double action d'un entraînement en commun et de l'accoutumance. Là où Ton pourrait supposer que règne Tattente angoissée de la mort imminente, s'établit la tranquille acceptation du destin. Chez le soldat qui va à l'assaut, le fait de ses activités portées au maximum peut le rendre supérieur au danger. Selon une conjecture de l'auteur, une sorte d'instinct défensif de la race, se traduisant par un élargissement de la personnalité, donne- rait toute leur force aux raisons idéales du sacrifice. L'action du chef sur le subconscient de l'individu peut à l'occasion, en faisant appel au^ mobile de la conservation individuelle, obtenir des actes semblant en opposition absolue avec ce mobile. REVUE DES PÉRIODIQUES 349 G. Stepanow La négation spontanée {contribution expérimentale à la psychologie de la pensée. — Expériences montrant dans le cas d'un nom propre oublié à retrouver, que le sentiment de fausseté éprouvé à propos d'un autre nom proposé a pour base non des repré- sentations vagues ou partielles, mais une impression subjective totale composée des réactions subjectives que le nom évoque et qui ne se précisent pour autrui que par les épithètes exprimant le contraste du nom suggéré avec celte impression trop dur, trop court, trop doux, etc.. Ces réactions peuvent avoir trait au rapport des éléments du mot ou aux images qui lui sont fortuitement associées. Le con- traste sera non plus matériel mais formel lorsque le nom proposé affecte le sujet négateur soit comme inconnu ou nouveau soit comme trop familier. Autre réaction subjective formelle le cas du sujet qui se croit en état de reconnaître le nom cherché si on le lui dit. Mais au lieu de la reconnaissance, la négation pourra se produire, si la fraîcheur de l'impression ou toute autre circonstance connexe nous faisant prévoir un processus récognitif intense, l'intensité du fait de reconnaissance est au-dessous de cette prévision. Enfin les noms cherchés au hasard dans la mémoire sans suivre aucune direction interne donnent lieu à un autre genre de réaction formelle. Il y a lieu de distinguer entre les expériences faites sur des ncms propres pris en dehors de la vie ordinaire et celles faites sur des noms propres ayant trait aux relations de la vie ordinaire; dans ce dernier cas les réactions subjectives dépendent surtout d'associations entre tel nom et l'idée de telle personne. Un cas plus complexe est celui de la négation spontanée fonctionnant à faux lorsque la diversité complète de deux êtres sentie intensément écarte la possibilité d'une homo- nymie. G. GiACHETTi Les caractères et la — Nul état n'agit mieux que la guerre comme révélateur des caractères ainsi qu'en témoigne l'augmentation des cas de manifestations uévropathiques. Ladapta- bilité au fait de la guerre diminuée par une éducation familiale senti- mentale, est au contraire conditionnée favorablement par un genre de vie rustique et sobre et par la force physique, d'où un rendement meilleur des soldats de profession agricole. La transformation de la personnalité qui crée, selon Gemelli, la prédisposition au courage et à Ihéroïsme, ne résulte pas si sûrement de l'entraînement idéaliste venant du fait qu'une guerre est populaire, que de l'action prépara- toire progressive de facteurs éloignés dans le temps. Cette prépa- ration qui a fait assimiler le combattant japonais à des projectiles vivants » est commencée dès l'école. Mais elle fait intervenir par le fait de la divinisation de la dynastie un élément de fanatisme guerrier destiné à s'atténuer en tant que correspondant à un stade historique dépassé actuellement par la plupart des nations. 350 REVUE PHILOSOPHIQUE Ed. Peeters Un Herbert Spencer hollandais. •— F. Ortt appartient ainsi que Jan Lighart par ses écrits et son action personnelle au courant intuitif de la pédagogie hollandaise. En application de l'idée de l'évolution et aussi de la dialectique idéaliste semble-t-il, il se proposerait de faire naître la philosophie de l'adulte d'une initiation familière de l'enfant aux questions de la religion et de la destinée, y compris la question sexuelle. Indépendamment de cette méthode res- pectueuse des stades de la pensée enfantine, il conçoit et réalise personnellement une éducation familiale dont l'idéal est une intimité et une union de tous les instants, procurant à la vie de l'enfant une base religieuse et morale non confessionnelle que l'influence de l'école publique, qu'elle soit confessionnelle ou non, ne pourra contreba- lancer, ne pouvant que corroborer les convictions déjà enracinées dans le moi subjectif ». A. Galletti Les mythes de Vimpérialisme germanique. — Si la transition fut insensible de l'humanisme païen au christianisme, l'évo- lution actuelle de la mentalité germanique accuse un retour atavique aux divinités autochtones de la Germanie barbare et un reniement des disciplines civilisatrices qui ont créé le monde moderne; ils trouvent leur expression dans le Los von Rom » aussi bien chez Nietzsche que chez Luther. Le luthéranisme en tant que rébellion du germanisme contre l'internationalisme chrétien n'est de l'aveu de certains pangermanistes actuels qu'une étape provisoire vers une religion exclusivement allemande dans laquelle nous voyons se com- biner le culte sombre de Jéhovah et d'Odin, l'idolâtrie de la force et la divinisation de l'état. Le travail si vanté de la critique religieuse et philosophique aboutit ici non plus comme ailleurs à l'émancipation des pensées individuelles, mais à la création d'un orgueilleux fana- tisme de race ayant des manifestations comparables à celles d'un fléau tellurique. G. Tarozzi L'idéal et Vohligation morale {Notes de psychologie morale sur la guerre présente. — La relation de l'obligation morale avec l'esprit de sacrifice ne doit pas la faire envisager sous l'aspect d'un renoncement, mais plutôt avec le caractère d'une synthèse de vie. Ainsi d'un amour de la patrie fait de tous les amours, d'un sentiment du devoir fait de toutes les nécessités acceptées qui composent dante n'importe quelle situation le sérieux de la vie. A cet égard, l'homme de la condition la plus humble peut servir de prototype, d'autant que chez lui les idées de patrie et de droit qu'il est inapte à formuler ver- balement cherchent à s'exprimer par des actes. Il arrivera que chez certains sujets cultivés l'idéal puisse ne pas être d'accord avec l'obli- gation. Ce qu'on appelle conflit de devoirs est le plus souvent un con- flit entre deux idéaux éthiques qui ne se produirait pas dans une REVDE DES PÉRIODIQUES 351 organisation de la vie politique et sociale meilleure. Mais ce n'est pas dans le moment où le devoir commande que l'on peut chercher à faire prévaloir un idéal dissident. Tandis que lidéal implique le choix d'un certain champ d'action, le devoir, impératif et universel, engage la responsabilité. Mais, malgré l'expression usuelle ne faire que son devoir», la conduite obligatoire peut revêtir un mérite et une éléva- tion morale aussi grande que le dévouement à un idéal. G. Rensi Instinct, morale, religion. — G. R. tente la justification du critérium moral tiré du témoignage de la conscience individuelle dans un rapprochement entre l'instinct et l'activité volontaire. Selon de Hartmann et Stout l'instinct n'est inconscient que relativement à sa fin éloignée, il est conscient d'une certaine fin immédiate qui l'achemine vers une fin prévue. N'en est-il pas de même de l'activité volontaire? L'impulsion qui nous détermine à un acte moral ou à une croyance religieuse, par ce qu'elle a d'irrationnel et d'aventureux ne nous guide-t-elle pas de même vers une fin que seule une intelligence supérieure à la nôtre pourrait apercevoir et dans laquelle précisément les divergences des consciences particulières et des fins particulières viendraient s'harmoniser. On est ainsi ramené à la formule de Ghiberti . CG. M. HALBWACHS. — LA DOCTRINE d'ÉMILE DURKHEIM 379 l'univers, ce n'est pas là sa fonction principale. Les fidèles, ceux qui connaissent par expérience personnelle les religions, savent que l'essentiel y est la pratique. C'est une règle de vie, non un principe de science que nous leur demandons. Si donc la vie morale de la société est le principe des religions, cela doit se révéler à ce que la vie religieuse, c'est-à-dire les sentiments de dépendance, de joie, d'exaltation, et les actes consécutifs qui la caractérisent, sort de la vie sociale, s'en dégage et y baigne tout entière. Or il n'est pas possible d'expliquer l'apparition des senti- ments religieux autrement que par l'intensité exceptionnelle des émotions auxquelles participent les membres du groupe, lorsqu'ils assistent aux réunions, qu'ils célèbrent les cérémonies, qu'ils accomplissent les rites. Ces états de suractivité et d'effervescence spirituelle correspondent à la vie la plus riche et la plus haute où le sauvage puisse se hausser. Il est d'ailleurs naturel qu'au moment des cérémonies, et surtout ensuite, dans les longs intervalles où l'individu est isolé, il ne comprenne pas la vraie nature de la force qui le soulève ainsi et l'exalte. Pendant qu'il en subit l'action immédiate, il est plus préoccupé de ce qu'il fait et de ce qu'il sent que des causes de ses actes et de ses émotions. Ensuite, quand la réunion s'est dissoute, il ne peut plus retrouver, dans les membres dispersés, l'âme collective qui était née de leur rapprochement. Il est donc porté à rattacher l'action religieuse en particulier aux emblèmes et aux objets qui étaient sous ses yeux et qui fixaient son attention pendant la cérémonie, et à ne pas remonter au delà. Ainsi il y a dans le totémisme un mélange d'erreurs et de vérité, ou plutôt tout le totémisme n'est qu'une fiction, mais c'est une fiction bien fondée. Le sauvage se trompe, lorsqu'il attribue aux emblèmes et aux animaux de certaines espèces un pouvoir direct sur lui, quand il suppose entre lui et eux des rapports réels de parenté; mais il ne se trompe pas, lorsqu'il met tous les membres de son clan, et les animaux et les objets qu'il y rattache, en dehors de tout le reste, lorsqu'il les considère tous comme participant à une même vie distincte, qui leur communique le caractère sacré cette vie distincte réelle, c'est la vie sociale ; et ce caractère sacré est fondé dans la pensée collective c'est elle qui, en se répandant sur ces êtres et ces objets, le leur a imprimé; pour avoir été associés dans cette pensée, ils restent 380 REVUE PHILOSOPHIQUE capables de l'évoquer, au moins en partie ; ni la réalité de ce pouvoir, ni la réalité de celte pensée collective qu'il exprime, n'est contestable. C'est pourquoi, malgré les erreurs, les échecs éprouvés par les sauvages dans leurs tentatives d'utiliser les forces religieuses pour des fins utilitaires, la foi religieuse n'a pas été ébranlée dans ces tribus, parce que leurs croyances les plus importantes n'ont pas été démenties. Ils ont continué à constater que les cérémonies et les réunions religieuses réussissaient à réveiller chez eux ces impressions si exceplionncUement fortes qu'il leur semble avoir changé de nature, cl s'être transportés dans un autre monde. Ce qui ne fléchit pas, c'est la confiance, fondée sur tant d'expériences renouvelées, en la verlu roburative », créatrice de force et de joie, bien qu'elle s'accompagne d'un sentiment de dépendance, des formes intenses de la vie sociale. Et il est inévitable, d'ailleurs, que l'affaiblissement du sentiment religieux corresponde à un amoindrissement de Tidéal collectif, à une réduction de la vitalité sociale ce n'est pas l'effacement des croyances qui entraîne un relâchement du lien collectif; mais les dieux meurent quand les peuples meurent, parce que les dieux ne sont que les peuples pensés symboliquement »•. Sans doute, les religions ont évolué, et il nous répugne de rapprocher les doctrines religieuses les plus élaborées de notre temps, et ces cultçs où l'on n'a vu d'abord qu'une grossière zoolatrie. N'est-il pas vrai que, de plus en plus, l'attitude religieuse se confond pour nous avec l'attitude spirituelle, qu'elle implique le détachement des choses et du monde, qu'elle réclame l'isole- ment, que le croyant se recueille, rentre en lui-même, que s'il par- ticipe aux cérémonies publiques, accepte les dogmes, pratique les rites, tout cela n'est de plus en plus pour lui que le cadre de la vraie vie religieuse, qui est tout intérieure et personnelle? — Certes, il n'est pas question de confondre ces religions modernes et les cultes inférieurs des primitifs, et de voir dans ceux-ci la reli- gion-type'^ Durkheim prétend seulement qu'ils nous révèlent, mieux que les autres, les conditions où se crée la religion, et que, d'ailleurs, les éléments essentiels de ceux-ci subsistent dans 1. Le problème religieux, etc., p. 69. 2. Ici., etc., p. 94. M, HALBWACHS. — lA DuaRiNt b DLRiiilElM GSi celles-là. Le principe de la vie, la force organique est de même tout entière dans les êlres composés de quelques cellules, comme dans les organismes les plus développes. Sans doute la religion s'est individualisée, au moins en apparence. Mais il est possible de montrer que les formes nouvelles de la vie religieuse supposent les formes primitives que nous venons d'expliquer, et que ce que le croyant croit lui être le plus intime n'est en réalité que du col- lectif. Ce n'est pas rabaisser, ni ébranler les croyances religieuses et philosophiques, ' que de découvrir l'objet très réel qui les fonde. Il n'y a pas d'idée plus imporlante, dans les religions les plus hautes, que l'idée d'àme^ et quand cerlains croyants insistent sur la vertu de la vie intérieure, par quoi l'homme entre en rapport direct avec dieu, ils entendent parla la vie de l'àrae opposée à celle du corps. Bien plus, dans l'âme elle-même, ils distinguent des fonctions inférieures, qui marquent la dépendance relative de l'ûme par rapport à l'organisme, les sens, les appétits, etc., et les fonctions proprement spirituelles, qui la libèrent et qui l'élèvent. Cette conception est primitive, et sans doute contemporaine de l'humanité. Que l'homme soit fait ainsi de deux natures, physique et morale, c'est ce que les religions ont toujours admis, c'est ce que les philosophies ont reconnu de même tant qu'elles ont pris comme point de départ le sens commun, les données de la con- science, et les croyances les plus générales de l'humanité. — Seulement, si l'on a éprouvé peu d'embarras, presque toujours, à rendre compte de notre nature physique, parce qu'elle se replace aisément dans le cours des phénomènes sensibles, qui nous sont familiers, on n'a pas répondu suffisamment à la question d'où vient l'âme, en tant qu'elle est constituée par nos facultés intel- lectuelles et morales, non plus qu'à cette autre comment est-elle unie au corps, en tant qu'il conditionne les fonctions psycho-orga- niques? C'est qu'il y a non point seulement complication plus grande dans l'âme, mais ditîérence apparente de nature entre ceci et cela; si bien qu'on risque ou de s'arrêter à une solution peu scientifique, quand on place l'âme en dehors de la série des phéno- mènes et des objets sensibles, ou de ne pas tenir compte des faits, 1. Les Formes élémenlaires, etc., p. 343 et suiv. 382 REVUE PHILOSOPHIQUE et des caractères les plus certains de l'âme, en la faisant dériver du psycho-organique. Mais, dans les sociétés primitives, l'idée d'âme existe. A travers les explications mythiques et bizarres des sauvages, on aperçoit même que l'âme n'est en somme que le principe totémique, qu'une parcelle du totem, incarné, et devenu le principe de vie des hommes. Puisque le totem représente l'âme du clan, l'âme individuelle n'est que l'âme collective, que ce qui, de l'âme collective, a pu passer dans l'individu, et s'y appliquer. Ainsi à l'origine la distinction entre l'âme et le corps, entre les facultés spirituelles et les sens se ramènerait à l'opposition entre le sacré et le profane. Il y a, entre ces deux parties de nous-même, la môme hétérogénéité radicale qu'entre la société et l'individu. A vrai dire, l'individu, comme tel, n'est qu'un organisme, avec des sensations rudimentaires, des appétits aveugles, et jamais de lui-même il n'aurait pu créer en lui cette clarté plus haute de la conscience, et ce pouvoir d'agir sans attrait sensible, qui caractérisent l'âme. L'âme, ou plutôt la partie supérieure de l'âme est née du jour où les hommes ont échappé en quelque mesure à l'influence des forces physiques, en s'ouvrant à des courants de représentations et de sentiments indépendants des objets et de la matière, et qui naissentdès que plusieurs consciences sont en rapports. La conscience collective pénètre alors dans les consciences individuelles elle s'organise en elles ; mais elle ne se fond pas avec elles elle garde une place distincte, elle leur est en quelque sorte surajoutée. La séparation reste si nette que les métaphysiciens parlent de l'union de deux êtres, de deux sub- stances en réalité, un rapport de solidarité qui n'exclut pas l'antagonisme s'établit entre deux cercles de vie intérieure, deux systèmes d'états de conscience, qui n'ont pas la môme origine, et qui demeurent hétérogènes. Ainsi les premiers germes des fonctions spirituelles supérieures ont jailH, en même temps que les croyances rehgieuses, des foyers ardents de vie sociale, embrasés périodiquement, dans les fêles, les cérémonies rituelles, les réunions, où le clan, la tribu, prenaient d'eux-mêmes une conscience intense. Mais ils n'ont pas donné nais- sance seulement à ces formes plus intellectuelles et plus élevées de la religion que nous avons mentionnées ; ce que Kant appelle la raison théorique et la raison pratique, c'est-à-dire toute la science M. HALBWACHS. — LA D0CTR1>l u DLRKHEIM 3S3 et toute la morale sont issues de là. Longtemps retenues au sein de la religion, transmises par elle à la philosophie, ces disciplines consistent en un corps de notions et de règles qui paraissent n'avoir que de bien vagues rapports avec la mentalité et les pra- tiques des primitifs. Pourtant, puisque la sociologie nous en révèle 1 origine et nous en montre les premières formes dans ces sociétés simples, il y a là une double voie de recherche où il faut s'engager à sa suite. IV Une observation incomplète des façons de penser des primitifs laisse supposer qu'ils classent les objets au hasard, ou en se gui- dant sur des ressemblances superficielles. En particulier ils ne paraissent pas s'être élevés même à la notion des règnes humain, animal, végétal; ils désignent du môme nom, et groupent dans les mêmes genres les choses et les êtres les plus divers, objets maté- riels, plantes, bêles, hommes; ils semblent attribuer une même nature à un oiseau et à un arbre, à ceux-ci et à un être humoin ; ils s'expriment comme si un être pouvait se transformer et passer d'un règne à l'autre; s'ils observent une logique quelconque dans leurs jugements sur les choses, celle-ci ne s'inspire pas surtout du principe de contradiction, puisqu'ils admettent qu'ils peuvent être à la fois ce qu'ils sont et autre chose, un homme et la bête ou le rocher dont ils portent le nom que le même être participe des natures les plus opposées, cela ne les choque point, et leur est même familier. — A y regarder de plus près, on reconnaît que s'ils rapprochent des objets que nous distinguons, ils en distinguent que nous rapprochons, et que les séparations ainsi étabhes par leur pensée entre des groupes d'objets sont au moins aussi pro- fondes, et s'imposent à eux avec non moins de force, qu'à nous nos distinctions fondées sur la logique et sur la science. On peut comprendre, d'ailleurs, d'où elles procèdent, si on les rapproche de l'organisation de la famille et du clan. En même temps que la tribu se divisait en phratries et en clans, elle paraît avoir réparti tous les objets et tous les êtres entre ces groupes, si bien que le clan par exemple comprend non pas seu- lement tous ses membres, et l'espèce totémique, mais un certain 384 REVUE PHILOSOPHIQUE nombre d'autres espèces qu'il considère comme ses dépendances'. De même que les membres du clan ne peuvent se marier entre eux, toute une série complexe d'interdits détermine leurs rapports avec les espèces qui leur sont assignées, et avec les autres. Sans doute, cette classification des choses de la nature est essentiellement reli- gieuse mais il n'y en a pas d'autre. Elle ne s'est pas faite au hasard, et l'on retrouve des analogies entre les objets disparates a insi rassemblés dans un môme groupe. Mais ces ressemblances ne sont pas tirées de la nature réelle des êtres, non plus que de leur utilisation pratique; le principe doit en être cherché ailleurs, c'est-à-dire dans les croyances religieuses des groupes, et, en der- nier ressort, dans une tendance commune aux membres de la tribu à projeter dans la nature et à imposer aux choses les divi- sions de la société. Un vague anthropomorphisme ne suffit pas à expliquer le désordre apparent des conceptions primitives. L'homme est-il naturellement porté à se retrouver dans les choses? Rien n'est moins prouvé. Il n'est pas vraisemblable qu'il en vienne là, ni par raisonnement, ni par instinct ; et on n'invoque aucun fait certain d'où ressorte que l'homme fut spontanément hylozoïste. D'ailleurs, des directions définies suivant lesquelles s'opèrent ces confusions il faudrait encore rendre compte c'est le point essentiel. S'il y a délire, pourquoi est-il systématique, et du môme système chez tous? Dira-t-on que cet accord résulte d'une entente, que ces vues hallucinatoires du monde se sont adaptées les unes aux autres? Mais si elles sont nées d'abord chez les individus, comme elles devaient être fort diverses, en contradiction souvent d'une pensée individuelle à l'autre, pourquoi certaines se seraient-elles impo- sées? La supériorité de telle ou telle ne pouvait lui venir que d'un avantage pratique certain mais toutes ont dû vite se manifester sans accord avec la réalité, sans vertu pour agir sur elle. Une erreur de ce genre n'a pu se maintenir que si elle était bien fondée sous quelque rapport, si elle remplissait un rôle utile le seul qu'on puisse lui attribuer, c'est de fortifier la conscience et l'unité du groupe mais pour qu'elle y réussît, il fallait qu'elle fût l'œuvre du groupe lui-même. 1. Les Formes élémentaires, etc. le syslèine cosmologiqiie du UitL^misnie et la notion de genre, p. 222. M. HÀLBWACHS. — LA DOCTRINE D 385 Ainsi, les premières classifications furent faites dans les cadres de la société ; le besoin de classer a été senti pour la première fois par les hommes sous la pression de celle-ci et on peut se demander dans quel rapport se trouvent avec cette cosmologie rudimentaircla science et la philosophie moderne, et si la pensée telle qu'elle s'est constituée depuis s'est appuyée sur ces premières notions de la nature, ou si elle s'est développée à partir d'un tout autre principe. — La supériorité des idées que nous nous sommes faites consiste en ce qu'elles sont objectives, tandis que ces classifications ne s'accordaient pas avec la nature. N'esl-il pas vraisemblable qu'à cette période d'illogisme de notre point de vue, de méconnais- sance de la réalité, de confusion systématique, en a succédé une autre qui n'a avec la première aucun point commun, qui s'y est opposée, qui n'a peut-être pu s'ouvrir que quand les forces qui imposaient aux primitifs ces vieilles conceptions ont cessé d'agir? Alors, lesprit de l'homme, soumis à la seule influence des objets, se serait lentement façonné sur eux; qu'on suppose ou non en lui un pouvoir général et indéterminé de penser rationnellement, ses idées se seraient formées et dégagées par l'expérience les ressem- blances entre les objets, reproduites dans l'esprit, suffiraient à rendre compte des idées générales qui représentent des catégories d'objets semblables. Soumis aux mêmes influences, les esprits auraient acquis les mêmes idées en se les communiquant, ils ont pu les confirmer et les fortifier mais ce n'est pas la société qui nous aurait appris à les penser. Pour que les individus se représentent des idées, il faut, en elTet, que leur nature psycho-organique n'y répugne pas il faut même qu'elle soit prédisposée à soumettre ces images à l'action de cette faculté spirituelle qui s'applique aux ressemblances pour en former, par une synthèse, les concepts, et qu'elle ait donc la sensation des ressemblances. Mais il ne suffit pas que les images semblables se trouvent rattachées dans une conscience individuelle pour que, mécaniquement, le concept s'en dégagea Tout au plus, par fusion de ces images, on obtiendra une image générique, qui aura cer- tains caractères de l'idée, par exemple la généralité mais une telle image n'est qu'un résidu, obtenu par neutralisation des images 1. Les Formes élémentaires, etc., p. 616. TOME LXXXY. — 1918. 25 38Ô REVUE PHILOSOPHIQUE particulières, d'un contenu très pauvre, et elle demeure une image, c'est-à-dire qu'elle correspond à une expérience limitée et indivi- duelle, qu'elle est changeante et instable comme les étals qui se succèdent dans cette conscience, et que par la force, l'autorité, elle ne dilTère qu'en degré des images qui l'ont formée. Mais le concept ne se distingue pas des images principalement par son extension plus grande. C'est une manière de penser fixée et cristallisée »S soustraite au temps et au devenir. Il ne change pas, à moins qu'on y ait reconnu une imperfection, et qu'on le rectifie de propos déli- béré. En même temps il est sinon universel, du moins universaîi- sable ^ tandis qu'une sensation et une image, quelles qu'elles soient, ne peuvent passer intégralement d'une conscience à l'autre, le propre d'un concept c'est de pouvoir être communiqué, et detre identique dans toutes les consciences. Gomment l'individu, de lui- même, placera-t-il ainsi d'emblée une de ses représentations en dehors du courant de sa pensée, comment l'envisagera-t-il non point par rapport à lui et à son expérience personnelle, mais par rapport aux autres, comme un trait d'union entre sa pensée et la leur? Rien, dans ses représentations, aucun caractère de celles-ci, ne l'y inciterait. Et, de plus, d'où viendrait à lune d'elles l'autorité qui appartient au concept, et qu'il reconnaît? Car il sait que le conlenu du concept déborde de beaucoup son expérience, qu'une science bien plus étendue que la sienne y est condensée. Tous ces caractères s'expliquent, au conlraire, si l'on admet que le concept est un mode de la pensée collective, auquel l'individu participe, mais qui le domine et le dépasse au même litre que la société. Quand l'individu pense par concepts, il pense en tant qu'il n'est qu'une partie d'un groupe, il pense les objets du point de vue du groupe. C'est pourquoi, tout en étant généraux, les concepts ne sont pas des extraits, des résidus, mais des représen- tations très concrètes, riches et organiques. S'ils sont généraux, ce n'est point parce qu'ils résultent d une somme d'images indi- viduelles, mais parce que la société pense les choses de son expé- rience, non de celle de l'individu, et que ses représentations s'élendentà tous les objets avec lesquels tous ses membres peuvent 1. Les Formes clcmcnfaires, etc., p. 618. 2. Id., p. 61 y. M. HALBWACHS. — I A D EMILE DURKIIEIM 387 . . , en rappoiis. Loin de résulter des sensations et des images. les concepts pénètrent celles-ci et les éclairent grâce à eux 1 individu replace les parties du réel avec lesquelles il entre en contact dans l'ensemble des choses perçues' par la société, il com- ] lèle et achève ses perceptions fragmentaires. Ainsi la pensée conceptuelle, dans tous les domaines, répond au même besoin que la pensée rudiraentaire, mais capable déjà de classer, des primitifs. Il y a continuité entre ces premiers essais informes, et les notions élaborées de noire intelligence pliée aux méthodes scientifiques. Le sentiment qu'il y a une vérité distincte des apparences sensibles préexistait à la philosophie sous forme d'une obscure intuition fondée sur l'expérience collective. Il ne faut pas croire que nous avons appris un jour à penser logique- ment si les primitifs n'hésitaient pas à rapprocher des êtres hété- rogènes, maintenant encore notre science est bien obligée de ratta- cher des termes qui ne sont pas identiques un rapport de causa- lité est toujours une synthèse de ce genre. D'autre part, ce n'est pas en raison de leur accord avec les choses principalement que les idées s'imposent à nous ; mais c'est le plus souvent parce qu'elles sont collectives, qu'elles nous paraissent présenter des garanties d'objectivité. Pour la plupart des hommes, la science vaut par la faveur que lui témoigne la société plus encore que parce qu'elle nous révèle les lois des choses. Enfin il serait possible de îuonlrer qu'à mesure que la société a changé de structure, et que les séparations qui existaient entre les groupes se sont eCfacées, la pensée conceptuelle, en même temps qu'elle s'enrichissait, éliminait bien des idées fausses, en rectifiait d'autres, et qu'elle n'a pas cessé d'être fonction de l'organisation collective. Il y a dans notre esprit des concepts éminents, qui jouent dans la connaissance un rôle fondamental ce sont les cadres les plus i^énéraux de notre pensée, que Kant a désignés du nom de caté- gories, ou de formes notions de cause, de substance, d'espace, etc. Darkheim voit dans leur importance même une raison pour con- sidérer ces catégories comme sociales au second degré », en ce que non seulement elles expriment l'attitude de la pensée sociale vjs-à-vis des choses, mais que les choses mêmes qu'elles repré- sentent et que la société pense sont des caractères ou des aspects de la société l'objet de la pensée est social, comme lesujet qui le pense. 388 REVUE PHILOSOPHIQUE La calégorie par excellence paraît bien èlre la notion de lotalilé l'idée d'une réalité aussi ample ne peut être venue à la société de la considération des individus ou choses particulières. Mais la totalité n'est que le caractère de la société qui enveloppe toutes les autres, ainsi que tous les individus, et qui se rattache tous les objets ^ Il y a d'étroits rapports entre cette notion et celle de genre, ou plutôt le tout n'est que la classe suprême, dont toutes les autres ne sont que des subdivisions. En effet, dans les classi- fications primitives, les objets ne sont pas seulement répartis en groupes séparés mais ces groupes sont rattachés, emboîtés en quelque sorte dans des groupes plus étendus, jusqu'au plus large qui embrasse dans son unité l'ensemble des choses. Or, ces rap- ports correspondent très exactement à ceux qui régnent entre les parties de la société les clans ou familles se groupent dans les phratries, comme les espèces dans les genres; la tribu comprend en général deux phratries ; de la classification est quelque- fois réduite à deux genres, et conçue sous forme antithétique l'eau et la terre, la paix et la guerre, etc.. Tout classement de ce genre se fait suivant une hiérarchie, les caractères ou objets étant dominateurs » ou subordonnés or la notion de hiérarchie ne peut avoir qu'une origine sociale il n'y a des inférieurs et des égaux que dans une société. Mais la pensée sociale n'embrasse pas seulement la totalité des êtres individuels elle s'étend à la totalité de l'espace qu'ils occupent l'espace n'est, primitivement, qu'un aspect de la société'^. Durkheim a été frappé de ce que, dans les sociétés de l'Australie et de l'Amérique du Nord, l'espace est conçu comme un cercle immense, qui reproduit la forme circulaire du camp, et de ce qu'il est divisé comme le cercle tribal, et à son image il comporte autant de régions qu'il y a de clans, et qui sont orien- tées de même. Les membres du clan situent les objets dans l'espace concret ainsi constitué, et dont les parties ont comme des valeurs affectives différentes. Sans doute, entre cette notion de l'espace tribal, entre cette conception qui attribue une valeur absolue aux distinctions du haut et du bas, de la droite et de la gauche, et 1. Les Formes élémentaires, elc, p. 627 et suiv 2. Ici., p. 15 cl suiv. M. HALBWACHS- — L-V DOCTRINE b'éMILE DLRKHEIM 389 l'idée d'un espace abstrait et homogène qui parait dominer notre science, il semble y avoir un abîme. Mais l'espace mathématique est une limite, jamais atteinte, dont les parties conservent toujours une certaine hétérogénéité, sans quoi nous ne les distinguerions pas, et qui présuppose l'espace concret. Comme celui-ci ne peut être engendré par les seules sensations toutes les théories génétiques de l'espace sont insuffisantes ceux qui attribuent un signe local à la sensation se donnent en réalité l'espace lui-même, et que d'ailleurs les représentations que s'en font les hommes, chacun de son point de vue, se correspondent et se coordonnent, il faut y voir une création de la société, prolongeant jusqu'aux confins de l'univers les lignes de séparation qu'elle a été obligée de tracer entre ses parties juxtaposées dans l'enceinte du camp. Et il en est de mèine du temp^.-. Nu» existences individuelles se déroulent entre d'étroites limites, et, d'autre part, la succession de nos états de conscience, si nous en écartons tout ce qui vient de la société, est trop irrégulière pour que nous y distinguions des parties. Mais la société nous précède et nous survit. Les mouve- ments de concentration et de dispersion qui s'y produisent, le retour régulier des rites, des fêtes, des cérémonies, sont autant de points de repère qui déterminent des périodes. Il y a un temps social, qui n'est que l'histoire de la société. Mais comment s'y rattache la notion scientifique du temps, considéré comme un cadre abstrait et impersonnel où s'écoulent, en s'y localisant, tous les événements de l'histoire du monde? C'est que les instants critiques ou solennels de la vie sociale sont rattachés à des phéno- mènes matériels récurrence des astres, alternance des saisons parce que des signes objectifs devaient rendre sensibles à tous les divisions du temps collectif. — Ainsi, c'est une impression toute moderne, que de se sentir perdu dans l'infini de l'espace et du temps, comme s'il s'agissait de deux milieux vides, où les êtres seraient isolés et distants en réalité l'espace et le temps envelop- pent le primitif comme la vie sociale elle-même, puisqu'ils définis- sent seulement l'étendue et l'orientation de la société, le rythme et la continuité de sa vie. 1. Les ronnes élémentaires, p. 14. 390 REVUE PHILOSOPHIQUE On montrerait de môme que la notion de force^ lire son origine de la représentation collective du principe impersonnel qui symbo- lise la force de la société, s'extériorisant et se répandant dans tout l'univers c'est lui qui entrelient la vie de tous les êtres, qui fait que le vent souffle, que le soleil éclaire. La notion de cause et la notion de fin, que sont-elles d'autre, d'abord, que la société' en action, son pouvoir efficace, la solidarité qu'elle détermine entre ses membres qui concourent à une même œuvre"? Il ne suffit pas qu'on retrouve ainsi dans les catégories les attributs essentiels de la société, et que l'ampleur et la préémi- nence de celle-ci paraisse seule capable de fonder des concepts aussi universels et nécessaires. Mais on ne voit pas comment l'homme isolé aurait pu, par ses seules forces, et pour ses besoins limités, inventer et penser de tels cadres. L'individu, réduit à sa nature psycho-organique, aurait réussi à s'orienter, à retrouver son chemin, à se diriger vers ses buts immédiats, comme l'animal, sans évo- quer la notion d'espace; sans savoir ce qu'est le temps, il eût satisfait, aux moments convenables, aux nécessités physiologiques. L'impression du déjà vu lui eût permis de reconnaître les choses nuisibles et utiles la notion de genre élait superflue. La sensa- tion nette de l'objet à poursuivre et de simples consécutions empiriques eussent guidé son action, sans qu'il pensât à la cause, ou à la fin. La société, au contraire, pour que les démarches collectives de ses membres s'accordent et réussissent, doit voir de haut et au loin ». Il faut qu'à chaque moment elle embrasse toute la réalité qui l'intéresse. Elle a besoin d'entretenir chez ses membres une conscience claire de leurs rapports entre eux el avec les choses, et de l'organisation sociale tout entière. Elle doit diviser l'espace entre les groupes pour prévenir tous les heuris. Elle doit fixer des dates, diviser le temps en périodes, et les faire connaître à tous, pour pouvoir les convoquer aux fêtes, aux con- seils, aux expéditions. Pour obtenir d'eux une activité concertée el bien réglée en vue d'une œuvre commune, il faut qu'elle leur impose une conception définie de la relation de cause à effet, et de moyen à fin. 1. Les Formes élémenUdven, etc., p. 208 et siiiv. 2 Id., p. 518 cl suiv. M. HALBWACHS. — lA DOCTRINE D LMILE DURKHEIM Sans doute. les sociélés primitives étant elles-mêmes commeautant de personnes distinctes, ces représentations collectives restaient particulières sous beaucoup de rapports. Elles contenaient bien des élémentssubjectifs, et nepouvaientse transformer en notions scien- tifiques qu'après tout un long travail d'épuration. Elles n'en étaient pas moins les germes de ces notions avec elles, la pensée stable et impersonnelle prenait forme. On entrevoit d'ailleurs dans quelle direction elle s'est développée, et par l'action de quelles causes. L'homme ne dépend que de trois sortes de milieux l'organisme, le monde extérieur, la société*. » Or les deux premiers n'ont guère changé, si on ne tient pas compte des nouveautés qui sont d'ori- gine sociale. Les progrès dans l'ordre intellectuel ne peuvent donc s'expliquer que par les changements de la société. A mesure que les sociélés ont perdu de leur particularité, qu'elles se sont élargies, déformées, rapprochées et fondues, les besoins qu'exprimaient les concepts et les catégories se sont maintenus dans ces sociétés nou- velles et plus vastes, mais le contenu do ces notions s'est modifié. La notion de changement, d'évolution en général a pu naître des transformations de la société. La notion d'infini, qui paraît avoir été étrangère aux sociétés primitives, a pu se former, sous l'aciion du recul progressif des barrières qui enfermaient les groupes. Au contact de ces idées plus récentes, comme les formes sociales qu'elles expriment, et pour se mettre d'accord avec elles, les autres idées ont dû s'élargir, et s'assouplir. En même temps, la dernière de toutes apparemment, l'idée de Tindividu semble avoir reflété le relâchement des liens sociaux, la liberté plus grande dont les membres de la société ont disposé l'introduction de cette caté- gorie dans la pensée collective a eu pour conséquence un travail critique qui a permis d'épurer de plus en plus les concepts et catégories, et, sans modifier leur nature essentielle, en tant qu'elle répond à des besoins permanents de la société, de toute société, de les mouler de plus en plus exactement sur la réalité objective. Dien que Durkheim n'ait point parlé explicitement de ces trois notions de changement, d'infini et d'individu, l'explication qu'il a donnée des catégories de la pensée, aussi bien que sa conception générale du passage des sociélés de type segmentaire à des l. Im Division du travail, p. 340. 392 REVUE PHILOSOPHIQUE formes plus étendues et moins intégrées, fondent cette déduction, que beaucoup de faits pourraient confirmer. Ainsi, il faut chercher dans la société et ses transformations la cause déterminante des fonctions proprement intellectuelles de l'homme. La sociologie de Durkheim a mis en plein relief la différence entre le point de vue de la connaissance et de l'action. S'il a écarté dès le début toutes considérations finalistes, s'il a traité les faits sociaux comme tout savant traite les faits de sa science, c'est qu'il prétendait les expliquer, non les juger et, en effet, lorsqu'il parle de science de la morale, il entend la science des faits moraux; c'est tout autre chose que l'étude de ce qui est conforme à ce que les philosophes appellent la moralité. Sans doule on con- çoit que les résultats de la science sociologique puissent être uti- lisés par un art qui réglerait et guiderait la pratique des hommes mais les conditions où l'individu se trouve appelé à agir morale- ment sont trop complexes, et la science des faits moraux est trop peu avancée, pour qu'on en vienne dès maintenant aux applica- tions. En tout cas, ce n'est point l'objet direct de la science sociale. Mais les faits moraux sont-ils eux-mêmes objets de science, et la sociologie ne trouve-t-elle pas ici une limite? Adressons-nous à ceux de nos contemporains dont le sens moral est le plus aiguisé, et qui paraissent les plus compétents en cette matière. Leur opi- nion unanime ne sera-t-elle pas que l'action vraiment morale a ses racinesauplus profond de nous-mêmes, quechacun se fait etest tenu de se faire, pour l'essentiel, sa propre morale, et que c'est souvent dans une opposition difficile, mais déclarée, aux opinions et pra- tiques de la société en général que consiste le devoir? Gomment la science des faits sociaux s'appliquerait-t-elle à des croyances qui portent avant tout la marque de l'individu? Certes la vertu d'un homme se mesure peut-être à la pro- fondeur où pénètrent en lui les idées morales, à l'action qu'elles exercent sur tous ses états de conscience ainsi elles se particula- risent, et, étant donnée la complexité plus grande des sensations et images qui se déroulent dans l'âme de nos contemporains, il est M. — LA DOCTRINE D EMILE DURKOEIM 393 possible qu'aujourd'hui, plus qu'autrefois, les idées morales acquièrent ainsi un caractère très personnel. Mais il en est sans doute de même de beaucoup dautres idées. Or, ce que nous pré- tendons atteindre, ce n'est pas la façon dont les croyances morales se réfractent dans chaque conscience individuelle, du moins dans les plus sensibles, mais ces croyances elles-mêmes et leur rôle dans la société. — Il semble que, non seulement par les conditions où elles deviennent vivantes et actives, mais encore par leur objet, elles intéressent essentiellement lindividu. La morale moderne n'est-elle pas avant tout une morale de l'autonomie de la personne humaine, c'est-à-dire n'implique-t-elle pas que l'àme individuelle s'affranchit de toute sujétion à l'égard de la société comme de la religion, et ne sommes-nous pas tentés de blâmer ceux qui subordonnent étroitement leur conduite à l'idéal d'un groupe quel qu'il soit, famille, parti politique, secte philosophique, etc., parce qu'il aliène une part de sa personne? — Mais qu'est-ce que la per- sonne humaine? Approuverons-nous qu'un homme se propose comme but l'accroissement matériel de son individu'? Ou qu'il nait pas de plus haut intérêt que la culture et raffinement de son esprit et de sa sensibilité? Nous n'appellerons point moraux les actes qui n'ont pas d'autre fin. Nous ne nous inclinerons pas davantage devant tout acte, utile aux autres homnjes, mais qui vient au-devant de préoccupations du même ordre, et est de nature à les renforcer il n'est pas plus moral de développer et satisfaire l'égoisme des autres que de le cultiver chez soi. Ce qui le prouve c'est que l'appréciation morale d'une action ne s'inspire pas des résultats positifs et sensibles de celle-ci. On peut expliquer par des raisons physiques ou psychologiques que tel dommage, tel avantage étaient contenus dans l'acte. Mais agir en vue de ce résultat, c'est le propre d'un homme guidé par l'intérêt-. Au con- traire, la récompense et la punition ne sont pas renfermées analyti- quement dans l'idée de l'acte. Le jugement moral est un jugement synthétique en ce qu'il attribue à un acte un caractère moral pour des raisons extérieures à la nature intrinsèque de l'acte. Ces rai- 1. La détermination du fait moral, Bulletin, de la Société française de philoso- l'hte, avril et mai 1906, p. 127. 2. Id., p. 120. 394 REVUE PHILOSOPHIQUE sons se ramènent à la conformité à une règle. Suivant qu'un homme est soumis ou non à une règle préalable qui prohibe un acte, le même acte, fait des mêmes mouvements, ayant les mêmes résultats, sera blâmé ou ne le sera pas. Cependant, en quoi en résulte-t-il que le devoir n'est pas défini et trouvé, au prix d'un effort de réflexion interne, par l'individu lui- même? Les idéalistes n'admettent-ils pas que l'individu doit se dépasser, que par-dessus sa nature égoïste il doit s'élever à l'amour du bien et au respect du devoir? Que l'on détermine la règle morale par rapport au bien, comme les anciens, ou qu'on ne reconnaisse d'autre bien que la conformité à une règle, comme Kant, on oppose l'être rationnel aux appétits; mais, en même temps, on fait appel à une intuition intérieure et toute mystique soit du bien, soit de la règle, qui nous découvre l'essence de la moralité. — On pourrait demander à ces philosophes comment ils s'élèvent à ces notions, et puisqu'il a fallu, avant qu'ils les atteignent, qu'ils vivent dans des sociétés dont ils ont subi l'influence de tant de façons, s'ils sont bien sûrs que ce qu'ils retrouvent ainsi en eux n'est pas ce que la société y avait gravé. Mais, puisqu'ils nous présentent un système d'idées, il convient avant tout d'en examiner la structure certes, s'il était possible, à partir d'une notion, même plus ou moins méta- physique, de déduire tous les caractères que présentent en fait les croyances morales, leur hypothèse serait assez vraisemblable. Or, les deux caractéristiques essentielles de la vie morale sont bien l'obligation et l'idée d'un bien désirable. L'obligation a été décrite par Kant comme un commandement qui nous contraint à agir contraireme^nt à nos appétits simplement parce que c'est la règle. Mais il est d'autre part psychologiquement impossible »^ que nous accomplissions un acte pénible sous tant de rapports si nous ne reconnaissons pas que c'est un bien, et, par conséquent, que c'est désirable. Sans doute la désirabililé particulière au bien moral a ses caractères propres. Notre élan, notre aspiration vers lui ne vont jamais sans une certaine peine, sans un effort. Môme quand nous accomphssons l'acte moral avec une ardeur enthou- siaste, nous sentons que nous sortons de nous-même, que nous nous dominons, que nous nous élevons au-dessus de notre être naturel, 1. La délorminalion du fait moral, p. 122 cl suiv. M. HALBWACHS. — LA DOCTRINE D EMILE DLRKHEIM 395 ce qui ne va pas sans une certaine tension, une certaine contrainte sur soi. » Qu'est-ce à dire, si ce n'est que la notion du bien et celle du devoir se pénètrent, se mêlent intimement, dans la vie morale? Et, cependant, elles sont étrangères l'une à l'autre, elles s'opposent, il est impossible, par un artiflce logique, de tirer l'une de l'autre. Si nous n'avons de devoirs que parce que le bien est désirable, à quoi bon invoquer l'obligation? Et si le devoir, c'est la conformité à la règle parce que c'est la règle, dès que la règle devient l'objet d'un désir, le devoir disparaît. Nous comprendrons mieux comment ces deux caractères du devoir s'opposent, si nous nous représentons les réalités auxquelles chacun d'eux pourrait être rattaché, et les deux types de morale qui effectivement pourraient être ainsi fondés. En dehors de l'indi- vidu, on conçoit qu'un être existe, dont nous ne connaîtrions rien, si ce n'est qu'il est infiniment supérieur à nous, que nous dépen- dons de lui, et qu'il nous ordonne d'agir dans un certain sens, sans que nous ayons à examiner ses raisons ce serait un Dieu surna- turel, sans autre rapport avec nous que l'autorité qu'il a sur nous; ainsi s'expliquerait le caractère obligatoire du devoir. Mais si cet être, comme il faut bien l'admettre dans cette hypothèse, a ses fins propres qui ne concernent en rien la nature, et par conséquent nos désirs, comment les devoirs qu'il nous impose seraient-ils en môme temps désirables? Il est vrai qu'on se représente aussi Dieu comme le principe de notre perfection et de notre bonheur mais c'est qu'alors on le fait descendre dans la nature, on le confond avec elle. En ce sens, on admettra que Dieu, c'est la nature elle-même. Comme nous faisons partie nous-mêmes de la nature, que nous sommes conditionnés par elle, le devoir- se ramènerait à l'accom- plissement des actes qui modifient le jeu des forces naturelles dans le sens qui nous est le plus favorable. Mais, si on explique ainsi que le devoir soit désirable, on ne comprend plus qu'il soit obliga- toire. Si nous aimons la nature dans la mesure où elle accroît notre être, nous ne dépendons plus d'elle que dans la mesure où cela nous convient, et où nous voulons être heureux. Rien ne nous y oblige. A la rigueur, nous dépendons d'elle si elle a déposé en nous un appétit irrésistible de bonheur. Mais une telle dépendance est pure- 1. La léterniination du fait moral, p. 122. 396 REVUE PHILOSOPHIQUE ment matérielle, et la réalité d'où émane cette force n'a rien de respectable. En d'autres termes, si l'être envers qui nous nous sentons obligés est transcendant, il peut avoir les attributs qui comraan-dent le respect, c'est-à-dire qu'il peut être une conscience supérieure à la nôtre ; mais il n'a aucun rapport avec les forces naturelles d'où dépend notre bonheur. S'il se confond avec les forces naturelles, c'est-à-dire avec une certaine orientation des phénomènes matériels ou psycho-organiques, il peut assurer notre bonheur, et nous pouvons, dans cette mesure, le désirer; mais il n'est pas une conscience, en tout cas pas une conscience supé- rieure à la nôtre, et par conséquent nous ne pouvons nous sentir moralement obligés vis-à-vis de lui. Mais n'y a-t-il pas une réalité qui présente à la fois ces deux caractères, et qui se distingue aussi bien d'un Dieu surnaturel que de la nature? La société possède tous les attributs qui permettent à une réalité d'ordre naturel de fonder la morale. En un sens, elle est transcendante aux individus, puisque les faits sociaux sont d'une autre nature que les faits individuels, et que la conscience collec- tive embrasse et déborde toutes les âmes des individus; mais, en môme temps, elle leur est immanente, puisqu'elle vit en chacun d'eux, puisque les fonctions intellectuelles supérieures sont des représentations collectives. Elle peut donc à la fois être d'un ordre plus élevé que chacun de nous, et, cependant, influer activement sur nous, puisqu'en chaque individu l'activité rationnelle pénètre et modifie les sensations et les appétits. Chaque individu peut la con- sidérer comme l'artisan principal de son bonheur, puisque celui-ci dépend surtout de notre participation à la somme des biens sociaux, à la culture, à la science, aux arts; en même temps, il reconnaît qu'elle ne peut jouer ce rôle que parce qu'elle n'est pas simple- ment une somme d'individus, mais une valeur morale incommen- surable à toute valeur individuelle. En même temps, on comprend de ce point de vue pourquoi on a distingué, parmi nos devoirs, diverses catégories qu'on a essayé en vain de ramener à l'unité, et aussi pourquoi, aux dilTérentes époques, tantôt les uns, tantôt les autres ont passé au premier plan. Dans les sociétés primitives, où l'individu compte peu, où c'est une question de vie ou de mort pour le groupe de conserver sa structure, et de ne point tolérer d'innovation, les devoirs dits envers soi-même M. HALBWACHS. — LA DOCTUINE D ÉMiLE DUUKHEIM 307 sont réduils au minimum; les devoirs envers les autres ne se distiilguenl pas des devoirs envers le groupe. Dans nos sociétés en pleine évolution, qui doivent chercher encore à s'organiser mieux, c'est une condition du progrès que Ihommeait la liberté nécessaire pour se spécialiser, que les membres de la société se différencient, qu'il se crée des types individuels originaux c'est pourquoi les devoirs envers soi-même ont passé au premier plan, tandis que les devoirs envers les autres se diversifiaient, et ne se confondaient plus avec les devoirs envers l'étal, ou tel ou tel groupe. — Nous avons vu quel rôle joue, dans la vie morale de notre temps, l'idée de personne humaine. Durkheim rapproche les sentiments que nous inspire la personne de ceax que nous éprouvons à l'égard des choses sacrées'. Nous la respectons jusqu'à la craindre elle est entourée d'une zone où nous n'osons pas pénétrer; quand nous lui portons atteinte, il nous semble que nous violons un interdit; et nous réclamons des autres la même attitude craintive et déférente vis-à-vis de notre personne. En même temps, nous l'aimons; nous sentons qu'en nous elle est un principe de force, et que plus elle est développée chez les autres, plus s'élève le niveau commun de liberté pour tous, et plus nous éprouvons de joie à faire partie de l'humanité. Mais l'idée de personne, bien qu'elle se réalise dans les individus, ne se confond pas avec la personnalité, si l'on entend par là l'ensemble de nos images et de nos souvenirs concrets. C'est un concept, et, comme tous les concepts, elle est d'origine sociale. L'homme n'est une personne que dans la mesure où il a conscience de faire partie d'une société dont tous les membres le respectent et dont il respecte tous les membres parce que chacun d'eux et lui- même participent à la vie sociale. Ce qui constitue la personne chez les autres, comme chez nous-mêmes, ce sont les facultés pro- prement humaines, l'aptitude à penser sous forme de concepts, à régler sa conduite sur des idéaux, c'est-à-dire ce qu'il y a de collectif en chacun de nous. Ainsi à l'origine, et pendant un temps très long, la société a pressé de toutes ses forces sur ses membres, elle leur a prescrit des règles de conduite très strictes jusque dans le détail alors, la morale ne se distinguait pas de la religion. A présent, l'action de la 1. La dolermination du fait moral, p. 123. 3D8 UEVUE société s'exerce toujours; mais, en vue de procurer à ses membres plus de liberté, elle a dépouillé les règles morales de leur vêtement rituel et religieux; la morale s'est à la fois assouplie et laïcisée. C'est toujours la société qui commande, mais une société plus large, moins stable, si bien que le commandement, toujours impé- ratif, est moins précis. Elle dit toujours qu'il faut faire, mais elle ne précise plus autant ce qu'il faut faire. Elle maintient la forme du devoir; elle laisse aux hommes une certaine liberté de verser dans cette forme une matière de composition variable. — Mais cela n'équivaul-il pas à individualiser progressivement la morale? Dès qu'on fait une part à la conscience individuelle, n'est-il pas à craindre, ou à espérer, qu'on ne pourra pas lui faire sa part? Son intervention ne va-t-elle pas devenir le point de départ d'une transformation intégrale des règles morales? Ou plutôt, ne va-l-elle pas, sans troubler le mécanisme des règles externes qui répon- dent aux fins de la société, reporter toute son attention et son intérêt sur elle-même, et faire consister le devoir dans des dispo- sitions tout intérieures? Alors, l'homme n'est plus soumis à la société. Il peut s'insurger contre l'opinion, la tradition, les règles admises. En tout cas, du moment que la société laisse à ses mem- bres une certaine initiative, l'activité mentale individuelle peut créer par elle-même des idéaux. Elle peut, tout au moins, porter un jugement sur les règles sociales, en appeler de l'organisation actuelle à une société meilleure dont elle trace librement le tableau. Gomment serait-il possible, autrement, que l'on pro- gressât? Si la société de demain n'est que le prolongement ou le résultat nécessaire de la société actuelle, il est inutile d'accorder à l'individu la moindre liberté d'appréciation. Sinon, si elle doit être ce que la feront les hommes les plus éclairés et les plus actifs, il n'y a point de règle sociale qui ne puisse résulter d'une invention individuelle elles sont toutes contenues en germe dans les concep- tions de quelques-uns d'entre eux. •Mais cette opposition entre l'individu et la société est artificielle. Certes, les transformations sociales procèdent souvent d'un ou de quelques hommes qui ont pris avant les autres une conscience nette de ce qui répondait le mieux aux tendances et à l'état actuel de la société. Mais ils n'ont point proposé des réformes, avancé des conceptions nouvelles, sans s'être informés, sans avoir réfléchi sur M. HALBWACHS. — LA DOCTRINK D DLRKHEIM 399 leur expéiience^ Pour qu'un homme exerce une aclion propre- ment individuelle en ce sens, il faut supposer qu'il s'inspire de pré- férences fondées sur ce qu'il y a en lui de plus personnel, regret scnlimenlal du pas^é, conception d'une société où ses aptitudes ou ses vices, sa paresse, son ambition, puissent se donner carrière, amour-propre d'inventeur de nouvelles constitutions, etc. Mais on ne peut considérer comme individuelles les propositions, projets, théories soutenues par des moralistes ou des réformateurs sociaux qui sont plus capables que les autres de reconnaître les traits caractéristiques d'une organisation sociale, ses faiblesses, ses lacunes, de rapprocher des notions tirées d'une expérience sociale plus étendue, de mieux saisir les conséquences de principes admis dans leur société. Ils ne peuvent en eflfet connaître les croyances el coutumes morales que dans la mesure où s'est développée en eux la part de la pensée qui est collective, c'est-à-dire les concepts et les catégories, et où ils sont capables de se représenter par leur moyen la vie morale de leur temps, el des autres temps, de leur société el des autres sociétés. Ils n'invoquent pas leurs goûts par- ticuliers, non plus qu'un ensemble arbitraire de notions histo- riques, juridiques, etc., mais une connaissance scienliGque de la réalité sociale, qui leur permet de voir plus loin et de plus haut qu'une opinion mal éclairée. A la conscience, q^ue la société a d'elle-même à chaque moment, on ne peut préférer que la science car la science, bien qu'elle soit faite par des savants individuels, est une connaissance collective puisqu'elle résulte de faits objectifs el de concepts fabriqués par la société. En ce sens, el en ce sens seulement, on peut opposer la société en droit à la société de fait. Mais, pour deux autres raisons encore, on se trompe lorsqu'on parle ici de création ou d'invention individuelle. D'abord, on ne crée rien de rien, el toute conception ou projet de réforme n'aura de chance d'être adopté que si, dans la société actuelle, il y a un groupe d'hommes qui est prêt à le faire sien et à le défendre. Ensuite il s'agit moins d'inventer que de découvrir, dans l'organi- sation morale actuelle, to»4t ce qui s'y trouve d'anormal, pour l'éli- miner ou le réduire c'est donc dans l'objet étudié, dans sa nature et dans ses lois, qu'on trouvera des raisons de le modifier. 1. La détermination du fait moral, p. 174 et suiv. 400 REVUE PHILOSOPHIQUE De môme qu'il y a des médecins qui reconnaissenl les maladies que les malades eux-mêmes ignorent, il y a donc des observateurs et des penseurs capables de distinguer les malaises et les troubles profonds qui proviennent d'un état anormal de la société. Durkheim n'a pas hésité à parler ici de maladies, comme lors- qu'il s'agit des organismes. Du moment que la science sociale étudie les sociétés et leurs maladies, elle peut nous indiquer les remèdes, nous avertir en tout cas qu'il y a lieu d'en chercher. Elle nous donne ainsi le moyeti d'agir. Bien plus, la connaissance est elle-même action, puisque c'est la société qui se connaît, par l'organe des esprits supérieurs, et qu'elle ne peut se connaître malade sans l'aire effort pour se guérir. Mais la maladie se définit par rapport à l'état de santé; pour être assuré que l'existence ou l'absence d'une institution ou d'une cou- tume dans un type donné de société est anormale, que la vie sociale, dans certains de ses éléments, ou tout entière, est malsaine, il faut reconnaître ce qui est normal et sain dans cette société^ A quel signe? Douleur, mécontentement? Non, car il est dans la nature de la société comme de tout organisme de souffrir par intervalles ce peut même être pour elle une nécessité. Longévité, triomphe dans la lutte pour l'existence? Certaines maladies ou malforma- tions organiques souvent abrègent la vie, ou tendent à l'abréger; mais, pour beaucoup d'entre elles, on ne le sait qu'après bien des comparaisons. Les sociétés humaines, surtout à l'époque moderne, sont trop peu nombreuses, et trop différentes, pour nous offrir assez de cas d'observation. Il y a des crises sociales dont rien ne donne idée dans le passé sont-elles des maladies mortelles, ou des maladies de croissance? Durkheim propose le critère suivant on appellera normal le type d'institution ou de croyance le plus géné- ralement observé dans les sociétés de même type, étudiées au même moment de leur évolution. De même on appellera type de société normal celui qui est le plus fréquent dans les mêmes condi- tions. Ce qui s'en écartera sera dit anormal. On ne se contentera pas d'ailleurs de ce signe objectif, mais, toutes les fois qu'on le pourra, on cherchera les raisons qui expliquent la présence gêné raie de cette institution, la fréquence de ce type, dans la nature 1, Les Règles de la méthode sociologique, p. 59 et suiv. M. HALB'WACHS. — LA DOCTRINE d'ÉMILE DURKOEIM 401 même de la société. Bien entendu, celte recherche ne doit pas porter nécessairement sur l'utilité du fait ou du caractère consi- déré il peut être inutile, et impliqué toutefois dans la structure normale du groupe. Faute d'un tel critère, bien des réformateurs ont dénoncé à tort, comme anormaux, des caractères qui ne le sont pas, et proposé des remèdes artificiels qui iraient à l'encontre du développement spontané de la vie sociale. Impressionnés par le nombre des crimes et délits dans nos sociétés civilisées, ils ont vu le salut dans une application plus rigoureuse des peines, dans un renforcement de l'appareil des lois pénales. Mais la criminalité n'est pas nécessai- rement un phénomène morbide. Dans toutes les sociétés que nous connaissons le crime doit exister, puisqu'il n'y en a point où on n'ait prévu un système de sanctions pénales. On comprend qu'il en soit ainsi, si l'on se rappelle la définition que Durkheim a donnée du crime. C'est un acte qui froisse les étals forts de la con- science collective. Or, tant que les membres d'une société se trou- veront dans des conditions physiques et sociales différentes, en sorte qu'ils ne puissent pas se ressembler exactement, il s'y pro- duira des divergences, et la société quaUfiera crimes les plus impor- tantes. Pense-t-on qu'en intensifiant la répression, on parviendra à les supprimer? Alors, d'autres états de la conscience collective, qui ne sont que la forme atténuée des premiers, vont être renforcés du même coup et comme ils ne seront pas toutefois aussi éner- giques que ceux-ci, ils seront exposés à des lésions qui, plus dure- ment senties, seront élevées au rang de crimes. Si l'horreur du vol augmente jusqu'à faire disparaître le vol, la simple indélicatesse deviendra un délit ou un crime. D'ailleurs, il n'est pas de l'intérêt de la société que ses règles deviennent rigides au point de ne pou- voir être violées. Il convient que les lois règlent et limitent cer- taines tendances humaines. Mais elles n'en doivent détruire radi- calement aucune. Il est naturel qu'on condamne le meurtre dans une société pacifique, mais il faut en même temps ne pas diminuer l'énergie vitale qui ne va pas sans quelque esprit d'agression et de lutte, et qui, dans des circonstances critiques, peut devenir la sauvegarde du corps social. De même il est naturel qu'une société ancienne soit conservatrice ; mais si elle étouffe entièrement l'esprit d'initiative et de recherche, elle se retire tout moyen de progresser. TOME LXXXV. — 1918. 26 402 REVUE PHILOSOPHIQUE Certes, s'il est normal qu'il y ait des crimes, il est normal aussi qu'ils soient punis. Et il est anormal que certaines formes de la criminalité s'exagèrent. Mais, pour les limiter, il faut agir sur leurs causes. Le mal dont souffre actuellement la société est ailleurs. Il con- siste en un trouble organique plus profond et plus étendu. Non seulement les criminels, mais tous les membres de la société subissent l'influence du relâchement général des liens sociaux. Non seulement on respecte moins les lois établies, les devoirs admis, mais beaucoup d'hommes cherchent confusément une règle de vie, et se sentent désemparés parce que la société ne leur indique pas quels devoirs ils ont à remplir. Ils seraient prêts à s'incliner devant une autorité morale, qui ne se manifeste pas à leur conscience, parce qu'elle n'existe pas dans la société. L'aug- mentation de la criminalité n'est qu'un symptôme de cet état mor- bide. Mais il y en a beaucoup d'autres le développement de l'égoïsme, qui se manifeste, dans les relations économiques, par l'injustice des uns, l'envie et l'esprit de révolte chez les autres, les oppositions entre les classes, et, en général, par un phénomène que Durkheim a plus particulièrement étudié l'augmentation du nombre des suicides. Quand nous ne sommes pas intégrés dans un groupe, ou que les sociétés auxquelles nous tenons se désagrè- gent, l'homme social meurt en nous, et les raisons de vivre nous manquent. C'est ce qui se produit dans nos sociétés, où les obli- gations d'autrefois ont disparu ou se sont affaiblies, sans que de nouveaux devoirs les aient remplacées. Faut-il essayer de maintenir et de renforcer les anciens cadres? Mais les causes générales qui ont lentement miné l'influence de la rehgion et détruit la cohésion de la famille subsistent elles sont liées aux conditions nécessaires de la civilisation. Certes, la reli- gion, nous l'avons vu, répond à des besoins permanents les reli- gions se sont transformées; elles restent nécessaires. Les croyances religieuses unissent les hommes, leur donnent l'occasion et le moyen, à intervalles réguliers, de communier dans une môme croyance, de participer à une vie collective intense. Si elles doivent disparaître, elles seront remplacées par une institution qui remplira le même office, et dont nous ne pouvons d'ailleurs dès maintenant nous faire une idée précise. En tout cas, sous leur forme actuelle, les groupes M. HALBWACH8. — DOCTRINE D EMILE DURKHEIM 403 religieux ont moins de prise sur leurs membres qu'autrefois. Du fait que ceux-ci font partie d'autres groupes où ils sont associés avec des hommes qui ne partagent pas leurs croyances, que les reli- gions ont dû faire sa part à la science, et évoluer dans un sens individualiste, leur action a perdu beaucoup de sa force. Ce sont les religions les plus primitives et les plus formalistes qui, naturel- lement, se trouvent dans l'état le plus précaire or ce sont les seules où l'homme trouverait, si elles étaient encore dans leur pleine vigueur, l'aliment moral complet qui lui manque. La famille a également évolué. On pourrait croire qu'en se rétrécissant, elle s'est resserrée, et en quelque sorte rapprochée de l'individu. Au lieu de l'ancien clan au sein duquel se trouvaient des hommes unis par des rapports de parenté qui nous paraissent les plus lointains, avec un fort contingent d'adoptés, et sans autre solidarité que celle qui .se fondait sur la communauté du patronyme, la famille par excellence est pour nous le groupe conjugal, dont les membres sont unis par des affinités personnelles, par l'habi- tude, par la division des fonctions domestiques, et, en ce qui concerne les enfants, par la communauté du sang. Mais, d'abord, le volume ou la densité de la famille n'a pu diminuer sans que la vitalité des sentiments de famille baissât. L'intensité d'un état col- lectif dépend, toutes choses égales, du nombre des consciences qui y participent. Il se renforce en passant de l'une à l'autre. Cela, et le caractère nécessairement éphémère des familles petites, empêche qu'il s'y forme de fortes traditions. La vie domestique est donc languissante. D'autre part, les fonctions de la famille ont été réduites au minimum; elle n'est plus une unité pohtiquc; elle est rarement un foyer rehgieux; en tout cas l'essentiel delà religion est pratiqué hors d'elle; elle est à peine une unité économique on sait d'ailleurs à quel point les conditions induslrielles d'aujourd'hui l'ont ébranlée. Enfin les membres de ce groupe considèrent de plus en plus que la vie de famille est le moyen, pour eux, de satis- faire plus commodément et plus entièrement leurs désirs indivi- duels. Au lieu que la famille doit être en réalité une unité morale, à laquelle ses membres se subordonnent, et au besoin se sacrifient, ils la traitent comme uninslrument, qu'on n'hésite pas à briserquand on en reconnaît l'inutilité. L'inceste, le mariage entre gens d'une même famille a été prohibé de tout temps, parce qu'entre la vio- 404 RKVUE PHILOSOPHIQUE lence désordonnée et fantaisiste des tendances sexuelles et la nature morale et sacrée des relations de famille on reconnaissait la même opposition qu'entre le profane et le sacré, et qu'il répugnait do confondre ces deux ordres de choses ^ Aujourd'hui, on réclame l'introduction du divorce pour incompatibilité d'humeur, c'est à dire pour défaut d'inclination personnelle comme si les passions amoureuses, essentiellement changeantes, étaient la raison d'être d'une association permanente et stable comme la famille, et comme si la consécration par la loi de ce motif de séparation ne devait pas, en réduisant l'union conjugale à un accord entre individus, la rejeter définitivement hors du domaine des choses sociales. Il est possible de ne pas aller jusque-là, et de conserver à la famille sa forme présente mais elle n'aura jamais plus l'autorité morale d'autrefois. Ainsi, l'homme se dégage de plus en plus des influences reli- gieuses et familiales, à mesure que, par le développement de la division du travail, les rapports entre individus faisant partie de sociétés différentes se multiplient. Nous nous retrouvons ici en face du problème qui se pose au sociologue, lorsqu'il aborde l'étude des sociétés modernes à base économique complexe. Les conditions créées par la grande industrie à l'époque contempo- raine sont soustraites à toute réglementation au nom de l'intérêt général, et nul ordre, nulle organisation n'apparaît dans ce domaine économique, si important cependant, puisque l'homme y est actif une grande partie de chaque journée, et que sa pensée ne cesse pas de s'y rattacher. Cela est-il nécessaire? Dans son activité productrice l'homme ne doit-il apporter que des préoccupations d'égoïsme, de concurrence et de lutte? Les nécessités techniques qui spécialisent chaque pro- ducteur dans une tâche, en séparant logiquement son travail de celui des autres, doivent-elles l'isoler aussi moralement? La pro- fession n'est-elle, dans la société, qu'une force centrifuge? Ne com- porte-t elle pas des règles? Ne peut-elle pas être un principe d'asso- ciation humaine, et un foyer de vie morale? Mais ce caractère de la vie économique moderne, que M. Durkheim appelle l'anomie », l'absence de règles et d'organisation qui 1. Année Sociologique, t. I. La prohibition de l'inceste. M. HALBWACHS. — LA DOCTRINE d'éMILE DDRKHEIM 405 accorderaieni, et mettraient en contact réellement social et continu les employeurs entre eux, les ouvriers entre eux, et les ouvriers avec les employeurs, est peut-être une anomalie, et le caractère le plus anormal de nos sociétés '. Aussi bien dans l'antiquité romaine que chez nous depuis le début du moyen âge, c'est-à-dire en rapport avec des formes et des régimes de la production très différents, nous trouvons des organisations professionnelles, collèges dartisans, corporations, avec des régies qui ne répondaient pas seulement à des nécessités industrielles. Pendant la plus grande partie de son histoire, la corporation se présente à nous comme le cadre d'une vie morale fortement constituée. Elle a son patron, qui est un saint, sa chapelle, ses fêtes ce n'est plus un collège religieux, comme à l'époque romaine, mais elle emprunte à la religion certains éléments qui colorent et spiritualisent les préoccupations professionnelles. C'est aussi comme une famille élargie entre le maître et l'ouvrier, entre les maîtres d'une même corporation, des liens de sympathie et de familiarité tels que ceux qui naissent de la parenté s'établissent. C'est une association de bienfaisance. Au sein de la corporation se déterminent des règles qui fixent les devoirs respectifs des patrons et des ouvriers. Un souci moral de probité professionnelle marque qu'au delà de l'intérêt privé, elle poursuit l'intérêt corporatif. Dans la corpora- tion ses membres voient une réalité qui les enveloppe, qui les précède et leur survit. A cela s'ajoute que, de bonne heure, dès que les villes s'affranchissent des seigneurs, les corps de métiers deviennent la base de l'organisation communale. Ils se confondent si bien avec la commune qu'ils s'en trouvent étroitement soUdaires. Quand la commune disparaît avec l'ancien régime, la corporation tombe avec elle. Mais rien ne prouve que, si elle avait su s'assou- plir et se transformer, elle n'aurjiit pas joué le même rôle dans la grande industrie. Le mal n'est pas que les rouages de la production ne soient pas exactement réglés les uns sur les autres. De lui-même l'équilibre se rétablit quand il est rompu, et les besoins proprement écono- miques trouvent toujours finalement à se satisfaire. Mais les agents de la production souffrent de ce que l'adaptation s'opère par un 1. La Division du travail, p. 8 et suiv. 406 REVUE PHILOSOPHIQUE mode purement mécanique, et que ne s'impose pas à eux, comme une règle, la nécessité de s'accorder et de s'entendre entre per- sonnes humaines. Certes, ils ont des intérêts communs, qu'ils pour- raient reconnaître, et s'arranger pour défendre au mieux par l'asso- ciation. Mais le bienfait du groupement concerté serait autre ils ne se sentiraient plus perdus au milieu d'adversaires; ils commu- nieraient dans l'acceptation de règles d'origine humaine, et se sentiraient fortifiés par leur participation à une même vie collec- tive. La conscience du groupe professionnel ne se bornera pas à refléter les relations techniques des métiers et des tâches, c'est-à- dire un aspect de la nature matérielle, pas plus que l'esprit de famille ne se ramène à la représentation consciente des rapports de consanguinité. Elle sera, plus que cela, le lieu de formation et la source vivante de la morale et du droit professionnel. La technique n'est, ici, que l'occasion du rapprochement des hommes mais il ne se peut pas que la vie et les habitudes communes, des façons pareilles de penser et de sentir, l'idée d'un régime spécia- lement adapté à la profession, c'est-à-dire tous les rapports extra- techniques nés de ce qu'ils se fréquentent et forment, au sein du groupe étendu qui les comprend ainsi que les autres, une société secondaire ne créent pas entre eux une conscience collective. Bien plus que par les conditions matérielles de leur vie, cette conscience s'expliquera par d'autres faits sociaux contemporains, avec les- quels elle devra s'accorder. Parce que la nation a remplacé la com- mune comme forme générale de la vie collective, ces cadres nou- veaux de l'industrie devront être nationaux. Ils ne se confondront pas avec l'Etat lui-même l'organe central de la nation peut poser les principes généraux de la législation industrielle; mais l'État est trop loin des individus pour connaître la diversité de leurs condi- tions, et y adapter les règles en les diversifiant; ce sera le rôle de la corporation, organe intermédiaire, en rapport et en contact avec l'État, mais autonome. Ainsi étendu jusqu'aux limites de la nation, contenant d'ailleurs autant de groupes subordonnés qu'il sera nécessaire pour que chaque ensemble défini d'ouvriers ou de patrons puisse prendre conscience de soi en môme temps que du tout où il est compris, le groupe professionnel sera protégé contre tout risque de se figer la morale professionnelle sera toujours en accord avec les autres institutions sociales de la nation. Il faudra M. HALBWACHS. — LA DOCTni>E d'éMILE DLRRHEfM 407 que l'Étal tienne grand compte des formations naturelles, qu'il connaisse leurs vœux, leur accorde une représentation. On peut prévoir, encore, que le jour où la richesse ne se transmettra plus héréditairement dindividu à individu, il appartiendra à la corpo- ration nouvelle d'assurer la continuité de la vie économique. Si nous doutons de l'influence quune telle organisation pourra avoir, c'est que, jusqu'ici, elle est tolérée, mais dénuée de pouvoir effectif et de prestige. Sa force réelle lui viendra de ce qu'elle exercera dans la société une fonction nécessaire, qu'aucun autre organe qu'elle n'est apte à remplir, et dont l'arrêt est la cause essentielle de l'anarchie morale dont nous souffrons. Conclusion. La doctrine que nous venons d'analyser a été mal comprise au début, parce que Durkheim, comme beaucoup de novateurs, a été obligé de se poser en s'opposant, et qu'il a tenu à ce que ses idées tranchassent, par leur caractère arrêté, sur les conceptions flottantes qu'on se faisait alors de la sociologie. En réalité, elle n'est ni aussi étroite, ni aussi mécanique, ni aussi simpliste qu'on le croit quelquefois. Nous voudrions, en terminant, insister au contraire sur la complexité de cette méthode qui fait leur part à tous les modes d'activité de l'esprit, sur la largeur de ce point de vue d'où l'on embrasse toutes les disciplines intellectuelles aussi bien que toutes les préoccupations de la pratique. Alors que les philosophes et écrivains sociaux discutaient dans le vague sur la possibihté de la sociologie, Durkheim prit le parti de prouver qu'elle existait, en se mettant à l'étude des faits. L'objet principal de L'Année Sociologique était de mettre les travailleurs à même de connaître les données sociales, par l' des ouvrages descriptifs, statistiques, et de tout ordre, où elles avaient chance d'être recueillies. Une grande partie de chaque ouvrage de Durkheim est consacrée à des exposés de faits. Mais, en même temps, Durkheim discute il discute les hypo- thèses qu'il formule, mais aussi les théories des autres, si bien qu'on a pu lui reprocher de faire immodérément usage de la dialectique. — Il est exact qu'il s'appuie aussi bien sur le raisonnement que sur l'expérience. Mais il n'emploie celui-là 408 REVUE PHILOSOPHIQUE qu'après celle-ci, ou qu'à son défaut. En tout cas, les idées et propositions générales sur lesquelles il fonde ses arguments sont obtenus par une série d'analyses et de comparaisons préalables des faits nombre de principes, qu'on pourrait croire a priori, sont chez lui le résultat d'une longue étude positive dont il ne lui est pas toujours possible de rappeler le détail. — Toutefois, en dehors de ces raisonnements sur les données de la science, l'analyse des idées du domaine courant ou des thèses philosophiques occupe une large place dans son œuvre. C'est que Durkheim attribue en effet une valeur propre à la dialectique. Pour lui, elle ne joue pas seulement un rôle négatif en ce qu'elle permet de déblayer le terrain. Chaque théoricien, chaque penseur a sa logique person- nelle. Ses jugements se rattachent les uns aux autres dans sa conscience en vertu d'affinités originales, fondées sur ses senti- ments, sa forme particulière dimagination, ses idées préférées il est utile de montrer les racines de ces croyances, d'extérioriser en quelque sorte les jugements des individus en les confrontant avec ceux des autres, et, surtout, en les rapprochant des opinions géné- rales que tout homme admet. Il est possible de montrer en quoi ces logiques personnelles sont en opposition avec la logique géné- rale. Surtout, une fois rapprochés, divers jugements individuels peuvent apparaître la déformation, la limitation d'une vérité par- tiellement aperçue, si bien que le départ de ce qu'il y a en eux de vérité et de fausseté peut s'effectuer à la lumière des lois générales de la pensée. — Bien plus, nous avons vu que, pour Durkheim, les concepts, une fois dégagés de tout ce que brode s ur eux la fantaisie individuelle, apparaissent des modes de la pensée sociale. Le maniement et l'analyse des concepts n'est donc pas sans analogie avec la description des institutions et des croyances collectives. De même qu'on peut atteindre les forces sociales avec un premier degré d'approximation en retenant les ressemblances les plus générales des conduites et attitudes des hommes, de même l'examen des opinions et théories et de ce qu'il y a en elles d'universel met sur la voie qui conduit aux con- cepts, à condition qu'on cherche t\ les dégager de tout ce qui les obscurcit et les surcharge. Ainsi, la dialectique n'est qu'un moyen, entre d'autres, d'atteindre le donné social. Durkheim a signalé la répugnance qu'éprouvent toujours les M. HALBWACHS- — LA DOCTRINE d'éMILE DURKHEIM 409 hommes à admettre qu'on considère la réalité morale comme un objet d'études scientifiques. Ils restent sous l'influence de con- ceptions traditionnelles et religieuses, alors même qu'ils s'en croient le plus affranchis. Or, si les religions ont été obligées dabandonner peu à peu à la science tout le domaine matériel, elles l'écartent avec d'autant plus d'obstination de l'homme spiri- tuel. Aucun sociologue n'a méconnu plus délibérément celte pré- tention, et passé outre plus hardiment à celte interdiclion que Durkheim. On a pu s'inquiéter, ou se féliciter, de ce qu'il ail éliminé de l'idée que nous nous faisons de la famille, de la religion, de la morale, du droit, tout élément mystique ou surnaturel, et qu'il ait apporté la même application et le même intérêt à l'étude des formes les plus primitives et les plus grossières que des plus spiritualisées et apparemment les plus hautes de ces instilulions. — Mais ce travail d'analyse ne l'a pas conduit à de simples négations, bien au contraire. Sans doute il a établi que les fins et les causes que nous attribuons à nos croyances et à nos coutumes sont le plus souvent illusoires. Mais la véritable fonction de celles-ci n'en est devenue que plus apparente, et il est apparu, en tout cas, qu'elles avaient une utilité et une raison d'être. Il semble qu'à force d'étudier ces institutions, de se familiariser avec elles, de les retrouver dans toutes les circonstances identiques au fond sous une épaisse couche de fictions et de préjugés qui ne leur sont point essentiels, Durkheim en soit venu à les respecter comme un savant s'incline devant une force naturelle dont il retrouve l'action en toutes ses expériences. Il n'a pas admis que la religion s'expliquât simplement par l'imposture des prêtres; il a mis en garde contre les réformes qui poursuivent, au nom de la liberté individuelle, la dissolution définitive de l'ancienne famille; il a cru possible et désirable la reconstitution des groupes corporatifs. Non par attachement conservateur aux traditions, mais parce qu'il a reconnu qu'ils répondaient aux nécessités permanentes de toute société, il a refusé d'admettre que ces organes en régression dussent disparaître sans qu'on les remplaçât par d'autres, de forme diCférenle sans doute, mais équivalents. Personne n'a peut- être eu à un plus haut degré le sens de l'autorité morale, et la conviction que c'était la clef de voùle de la société. La sociologie ne saurait agir à la manière d'un dissolvant. Comment serait- 410 REVUE PHILOSOPHIQUE il indifférent en matière de morale, puisqu'il reconnaît dans la société la source de toutes les règles de l'action, et puisque la sociologie n'est d'après lui que la société prenant, par l'organe des savants, une plus claire conscience d'elle-même? La grande découverte initiale de Durkheim fut que les faits sociaux étaient spécifiques et sui generis. Dans le champ des recherches qui portent sur l'homme, et qui paraissait entièrement occupé, il a réussi à trouver et à délimiter un terrain sans maître, pour en faire le domaine de sa science. Domaine resserré et aride en apparence. Il semblait retirer à l'historien les cadres les plus généraux de la civilisation, ce qu'il y a de plus extérieur dans les institutions, dans les coutumes, et lui laisser la succession concrète des événements, les actions les plus notables des individus, en somme toute la matière vivante de l'histoire. Le psychologue lui abandonnait les formes et les lois des rapports entre les hommes, c'est-à-dire ce qui lui paraissait le plus superficiel, et se réservait l'homme intérieur et tous les replis de l'âme individuelle. Ainsi le sociologue semblait s'attacher à cet aspect de l'humanité par lequel elle s'identifie le plus aux choses de la matière, à ce qu'il y a en elle de mécanique, à ce dont s'est retirée la conscience. — En réalité, bien que les représentations qui étaient l'objet de la sociologie ne fussent pas individuelles, elles n'en restaient pas moins psychiques. La conscience collective est une réalité spirituelle, et le résultat de la science nouvelle fut de la révéler peu à peu beaucoup plus riche et profonde que toutes les autres, puisque celles-ci en dépen- daient, et s'y alimentaient. Son action, ses prolongements se suivent en effet dans toutes les régions de la conscience de chaque homme; son influence sur l'âme se mesure à celle que les facultés supérieures, qui sont des modes de la pensée sociale, exercent sur la vie sensitive. D'autre part, bien que la sociologie ait d'abord retenu, de la matière historique, les faits et les institutions les moins particulières, et qui portaient le moins la marque de l'époque et 0T10>' SCIENTIFIQDE DE L OBJECTIF 413 pour entrer dans les questions que, malgré moi, me pose le donné et que la science des livres et mon instinct tranchent arbitrai- rement sans s'en douter, la science poussant même parfois lillu- sion jusqu'à soutenir qu'elle fait exprès de les laisser en suspens. Car, comment se rattachent à mon donné ce que les livres appellent la cosmogonie, la géologie, les éclipses observées par les Chal- déens? En cherchant à dépasser la science du pur phénomène je ne fais donc quimiter les livres de science — mais j'avoue honnê- tement mon but et je cherche à marcher dans la bonne voie, au lieu de fermer les yeux pour me donner l'illusion d'une immobilité dont je me vanterai ensuite en l'appelant rigueur scientifique. J'aperçois cependant une difficulté. Ma méthode est éprouvée comme mode de prévision des phénomènes sensibles ou intimes; mais peut-elle me donner autre chose? J'ai accepté le postulat I de la logique 11 y a des phénomènes indissolublement liés » ; puis- je en inférée quil y a parfois d'autres inconnues que des phéno- mènes, indissolublement liées à des phénomènes ou entre elles? Et quoi? Je ne suis pas obligé de répondre d'avance à cette dernière question; quand j'aurai trouvé les inconnues, il sera temps de voir ce que c'est. Mais la première question exige une réponse; il serait vain de chercher ce que je ne puis trouver. Heureusement, rien n'y oppose un non » péremptoire. Je puis donc penser que, peut- être, certaines inconnues, c'est-à-dire certaines choses qui ne soient pas données mais qui puissent devenir données d'une manière quelconque, différente de la première, sont liées indisso- lublement à certains phénomènes et les chercher par la logique. Si j'en trouve par ce moyen, j'aurai posé le dilemme suivant Cer- tains phénomènes indissolublement liés démontrent, selon ma logique, des inconnues indissolublement liées à ces phénomènes ou bien ce résultat est à accepter pour cette raison qu'il est d'accord avec la logique, ou bien il faut le rejeter par suspicion de la logique en dehors du pur phénomène. Je dois donc, avant de continuer, poser un postulat nouveau et d'un nouveau genre Tous les résultats de la logique partant du phénomène sont des prévisions dune certitude équivalente aux prévisions phénomé- nales. » On peut accepter ou rejeter ce postulat lll; je l'accep- terai; faute de quoi tout le tableau de la Philosophie s'arrêterait ici. Mais je montrerai plus tard, pour ma justification, que toutes 414 IlEVUE PHILOSOPHIQUE les sciences Vacceptmt ». Or, mon programme est de dessiner la Philosophie sur le modèle des sciences. § 2. — Ceci posé, parmi mes données d'expérience pure, il s'en trouve une que j'appelle mon corps, faisceau de phénomènes liés dans le temps et dans l'espace en un objet phénoménal. Cet objet est indissolublement lié à mon je », toujours le même dans le temps, et type de ma notion d'unité et d'identité. D'autre part, un grand nombre d'objets donnés que j'appelle des hommes sont semblables à mon corps comme objet , non seulement par les formes, les couleurs, mais aussi par les gestes et le langage, qui reproduit en apparence des concepts semblables aux miens. Je considère en conséquence mon corps comme appartenant à la même classe d'objets que les hommes. De plus, je crois sponta- nément que tous ceux-ci sont liés indissolublement à des soi » semblables à mon je », unités liées comme lui à un donné sen- sible, à des concepts, des jugements, etc.... Cette croyance est-elle confirmée par la logique ou bien les hommes sont-ils simplement des phénomènes, semblables à mon corps comme phénomènes, mais sans plus? Voilà la première question extérieure à lui-même que me pose le donné. Dans la première alternative, il y a un nombre très grand N, de soi » conscients, entièrement semblables à mon je », liés à autant de phénomènes corps humains; dans la seconde, il y a toujours N corps humains semblables à mon corps, mais dans le nombre N -+- 1 de tous les corps semblables, y compris le mien, un seul est lié à un soi », à savoir mon corps. Or, la probabilité pour qu'un seul soi » étant donné, il soit lié à mon corps, parmi lesN -\- 1 corps semblables, est -v, . . D'autre part, la probabilité pour que, si un très grand nombre M des corps que je connais est lié à des soi, je compte parmi ces corps, est M jn-— -j. Le calcul des probabilités partant de ces données établit que celle de l'association de M corps à autant de soi est M ^ ou p. DUPONT. NOTION SCIENTIFIQUF ÎÎICTIF 'iir. Cette probabilité croît avec M et, quand M est liés grand, devient très voisine de lunité, ce qui équivaut à la certitude. II est donc excessivement probable que tous ou presque tous les objets phé- noménaux 'OTION SCIENTIFIQUE DE L OBJEClli 425 aussi le symbole numérique d'un élément phénoménal mesurable , la durée sentie. Comme nombres, ces quatre variables mesureront aussi des relations entre les diverses parties de l'objectif corres- pondant aux diverses parties du Donné, Mais ces relations ne seront ni des distances ni des différences de temps qui sont des relations entre phénomènes. Pour éviter toute confusion à ce sujet, nous remplacerons x, y, -, / par d'autres symboles et pose- rons R =/*;, T., l, f}. Les derniers éléments du Réel soutiennent donc entre eux des rapports d'essence inconnue, mais algébriquement liés de la même manière que ceux des objets donnés dans l'espace et dans le temps. Or, ceux-ci sont des rapports de distance et de laps de temps dont le caractère métrique est de se mesurer tous au moyen de l'un d'eux ou, en d'autres termes, d'en former un troisième par l'addi- tion de deux d'entre eux. Telles seront donc aussi les relations correspondantes des éléments de l'objectif. Par exemple, trois éléments de l'objectif A, B, C, étant tels que le rapport temporel entre A et B soit Oj, et le rapport entre B et C 0^, le rapport entre A et C seraO, -T-0^, Quant aux variables spatiales, leur relation fondamentale pourra être exprimée par celle qui existe entre les neuf arêtes de deux tétraèdres ayant une base commune et la dis- tance de leurs sommets. La spatialité et la temporalité de l'objectif en soi consisteront donc uniquement en ce qu'il est divisible en éléments susceptibles de rapports mesurables par des unités et dont les mesures répon- dront aux mêmes conditions que les rapports temporels et spatiaux des éléments du donné. Toute relation géométrique ou cinématique étant exprimable sous forme analytique aura un sens nouménal, sous celle réserve qu'au lieu de porter sur des intervalles de temps et d'espacement, elle portera sur des relations de nature noumé- nale, tout à fait inconnues, entre des éléments de nature nouraé- nale aussi inconnus. Il résulte de ces premières considérations que la division phénoménale du donné en objets est loin d'être dénuée de valeur objective. Les objets phénoménaux étant des unités dans tous les donnés individuels sont des unités objectives. La conti- nuité des parties d'un objet dans l'espace et dans le temps, la discontinuité qui le sépare des autres, ont leurs racines dans l'objectif; de même, leur similitude, qui permet d'en composer des 426 REVUE PHILOSOPHIQUE classes, et leur dissemblance, qui distingue celles-ci. Ces particu- larités conduisent à supposer que si les éléments sensibles d'un objet se groupent ainsi en lui, c'est qu'ils ne sont que les fonctions diverses; conditionnées par nos divers sens, d'une seule et unique variable Vx objectif. Il est possible que le sentiment instinctif des relations mathé- matiques du donné et de l'objectif ne soit pas étranger à l'effort continu de la science vers l'unification de tous les phénomènes du donné dans un mécanisme atomique. Si l'on ramenait la nature physique à Récapitulatif de la commande Plus que €55,00 avant la livraison GRATUITE ! Sous-total €0,00 Total estimé €0,00 Frais de livraison et taxes calculés une fois le panier validé Codes promo et cartes cadeaux peuvent être ajoutés à l’étape suivante. Besoin d'aide ? Contactez-nouspour toute question ou aide relative à votre compte. Votre panier est vide Connectez-vous à votre compte pour voir les articles que vous aviez précédemment ajouté à votre panier. Se connecter Besoin d'aide ? Contactez-nouspour toute question ou aide relative à votre compte. Le grand pêcheur de grosses dorades, RAUL MARIO PEREZ LUNA, a fait des statistiques concernant les meilleurs appâts pour la dorade. Il a capturé avec ses copains 438 grosses dorades et il a noté soigneusement tous les appâts utilisés. Les meilleurs pour lui sont Le ver américain 161 captures Couteau vivant ou mort frais 144 captures Crabe vivant 42 captures Bibi 37 captura Bibi xxl ou coupé 18 captures Concombre de mer 15 captures Morceaux de seiche 14 captures Coréen 8 captures Couteau congelé 4 captures Il note cependant que Les appâts les plus durs, comme le concombre de mer, les seiches et les crabes, sont infaillibles pour des pièces géantes entre 3 et 6 kg ». Le ver de chalut Ver de chalut Le ver de chalut Halla parthenopeia est un autre appât haut de gamme pour tenter la royale. Comme son nom l’indique, il est ramassé en profondeur par les chalutiers et vendu chez les détaillants autour de 15€ le ver. Vous allez me dire que c’est cher, certes, mais il mesure 30cm ou plus. Vous couperez donc des morceaux autour de 4cm avec un ciseau bien aiguisé ou plus si vous recherchez des mémères au dessus du kg. Son principal avantage est que les petits poissons ne le dépiotent pas, il reste donc attractif longtemps. Par ailleurs, si vous l’entamez par la queue, il se conserve plutôt bien avec un bulleur et en changeant l’eau de mer régulièrement. Son inconvénient est que lorsqu’on le coupe, il émet un sang violacé qui tâche les mains mais c’est ce qui le rend attractif! Le ver américain ou ver us Ver américain Le ver américain glycera dibranchiata est un aimant à dorade. D’une taille allant jusqu’à 25cm pour les xl, c’est un appât très cher mais irrésistible si les poissons sont là. Autour de 7€ la boîte de 6 ou 7 vers, il vous faudra en acheter de temps en temps ou tout le temps si vous avez les moyens pour éviter la bredouille. Son prix élevé vient du fait qu’il est élevé aux USA et importé en France. Son attractivité pour la dorade est avéré ainsi que pour les autres sparidés. Il dégage, si on le coupe pour l’escher, un sang qui rend folle la belle au sourcil d’or. A enfiler sur une aiguille à ver, en le tenant verticalement pour qu’il soit bien droit. Si vous voulez le couper, roulez-le sous votre doigts contre un rocher, normalement il devrait se couper et se durcir à l’endroit de la coupe, empêchant un saignement trop important qui pourrait le rendre moins attractif. Je joins à cette brève description une vidéo youtube de royalesdu83, je vous conseille d’aller voir ses vidéos, elles sont excellentes. Attention, il sort sa tête pour vous mordre, maintenez-là fermement au bout, ses crochets peuvent faire mal car ils contiennent du venin! Le couteau couteau Le couteau est l’un des meilleurs appâts pour pêcher la dorade. Enfilé décortiqué ou entier avec sa coquille, elle aura bien du mal à y résister. Le couteau est un coquillage présent aussi bien en Atlantique qu’en méditerranée. Ceux de la côte bleue sont plus petits. Vous devez les utiliser frais, c’est bien meilleur que congelé voir ci dessus. Vous pouvez soit enlever la coquille, l’enfiler avec une aiguille à locher et planter l’hameçon dedans, soit faire un montage à deux hameçons un à oeillet enfilé sur le bas de ligne et le dernier normal. Le fil élastique sera nécessaire pour assurer la tenue correcte de cet appât. Le couteau entier permet de sélectionner la taille des prises, quand il y a une touche, c’est en général du costaud 🙂 Une petite astuce, pour en ramasser en méditerranée, promenez-vous après un gros coup de mer, en général il y en a sur la côte. Le bibi bibi Le bibi est un ver qui ressemble à un boudin ou plutôt une chipolatas. Attention, c’est un appât redoutable. Il en existe plusieurs sortes mais le meilleur est sans conteste le bibi de Sète, bien meilleur que son cousin coréen. Pour l’utiliser, il va vous falloir une aiguille à ver et une certaine maitrise. En effet, il ne faut pas le percer mais l’enfiler, ceci afin d’éviter qu’il ne se vide. Il faut trouver son anus, piquer l’aiguille dedans et l’enfiler tout doucement. Cet appât permet de sélectionner les beaux poissons, bien que j’ai déjà vu des pêcheurs se faire exploser leur bibi par des petites! Bref, si vous êtes patient et pas trop maladroit de vos dix doigts, c’est un appât sympa. Le seul inconvénient, c’est son prix, autour de 1€ le ver!!! Le crabe crabe vert C’est sans conteste mon appât favori. En effet, je ne lui trouve que des avantages. Il en existe plusieurs types, le vert, le blanc et le rose. Le vert est celui qui se conserve le mieux, qui est le moins cher, qui tient le mieux à l’hameçon, bref, mon préféré. J’en ai gardé jusqu’à trois semaines au frigo sans eau, juste humides! La taille idéale est autour de 2 centimètres. Vous enlevez les deux pattes arrières de chaque côté afin qu’il ne s’ensable pas, vous faites un montage wishbone voir youtube et c’est parti. Les petites grignottent parfois leurs pattes mais en général, vous prendrai des poissons de taille respectable. Le seul hic, c’est qu’il faut rester concentrer sur le scion de ses cannes, car la pêche au crabe nécessite un ferrage assez rapide. En effet, la daurade prend le crabe, broie la coquille, recrache la coquille et engame la chair. Il faut donc ferrer au bond moment. Pour ma part, je prends la canne en main, je tends légèrement le fil et si je détecte le moindre grattement ou mouvement, je ferre fort!!!!. N’hésitez pas à consulter notre page pêche de la daurade au crabe La moule moules Lorsque je garde une dorade pour la manger, je m’empresse, lorsque je la nettoie, de regarder ce que contient son estomac. 80% du temps, il y a des coquilles de moules et des crabes dedans. En effet, elle ne s’embête pas à trier, elle avale tout et recrache la coquille quand elle le peut. Tout ça pour dire que la moule est un appât de choix. Son seul inconvénient est la fragilité de sa chair. En effet, difficile de lancer très loin, il faut de la délicatesse. Plusieurs techniques existent pour escher une moule, il y a la moule à l’assiette, la moule emboitée, la pêche à la pierre en bateau. Visitez youtube, il y a plein d’astuces de pêcheurs chevronnés exemple. L’avantage de la moule, c’est que vous pouvez en trouver au bord de l’eau, c’est donc gratuit. Le bernard lhermite piadon et la piade piade En voilà aussi deux que notre poisson préféré ne dédaigne pas, c’est la piade et le bernard lhermite. Le bernard lhermite et la piade sont deux espèces différentes, la piade étant beaucoup plus grosse que le bernard lhermitte mais sont de la même famille de squatteur 😉 Ces crustacés rusés utilisent la coquille de gastéropodes pour se protéger des gloutons. Si vous vous baladez le long des canaux de Sète au mois de septembre ou octobre, vous verrez des pêcheurs utiliser un marteau pour briser des coquillages. En fait, il s’agit de piades dont ils cassent la coquilles pour récupérer le crustacé à l’intérieur avant de l’accrocher à l’hameçon. Une fois, je pêchais au ver et je n’avais pas une touche. J’ai accroché le fond et remonté un morceau de roche et une piade emmélée dans un amas de fil de pêche pas bien de balancer ses perruques à l’eau, il ya des poubelles pour cela. J’ai cassé la coquille et accroché la piade à ma ligne, à peine lancé que j’avais une belle touche de daurade. L’inconvénient est qu’en fin de saison, si vos piades sont petites, elles risquent de se faire dévorer par les petits sars et autres menu fretin…C’est un super appât de début de saison par contre. Le piadon, qu’il est aisé de récolter en bordure sur les cailloux peut lui être accroché par un ou deux sur un hameçon de 6. Attention, les touches sont rapides une fois l’appât au fond! J’ai présenté ici les appât classiques très souvent utilisés. Il en existe d’autres, laissez votre avis en commentaire. Pour pouvoir participer aux tournois de pêche organisés par Pollux, il vous faut au préalable avoir eu le Bureau des résidents voir notre guide pour bien débuter. L’annonce du Tournoi de pêche dans Animal Crossing New Horizons se fera 6 jours à l’avance sur le panneau d’affichage du Bureau des résidents, puis une seconde et dernière fois par Marie lors des annonces matinales le jour même. Les tournois de pêche se déroulent en avril, juillet, octobre et janvier, le deuxième samedi du mois. 2021 9 janvier, 10 avril, 10 juillet et 9 octobre 2022 8 janvier, 9 avril, 9 juillet et 8 octobre Le règlement du tournoi C’est très simple, vous aurez 3 minutes pour pêcher un maximum de poissons. Vous recevrez des points pour chaque poisson pêché, plus vous en pêchez, plus le nombre de points augmente, notamment après 3 poissons, vous obtiendrez un bonus de points. La première participation est gratuite, les suivantes sont à 500 clochettes. Rassurez- vous, Pollux vous rachète vos prises. Donc vous vous remboursez rapidement les frais de participation. Vous pourrez faire autant de sessions que vous le souhaitez jusqu’à 18h. Vous ne participez pas pour rien, vous aurez plein de récompenses La collection poisson. Chaque objet de cette collection coûte 10 points. Après avoir vendu votre butin, reparlez-lui et dites-lui “Autre chose” et “Echange mes points”. Faites le plein d’appâts, craftez-vous une ou deux cannes à pêche d’avance et suivez cette technique 1 poisson = 1 point2 poissons = 2 points3 poissons = 5 points4 poissons = 6 points5 poissons = 7 pointsEt ainsi de suite… La pêche en coopération Bonne nouvelle, on peut faire le tournoi à plusieurs sur une même île ! Et c’est vraiment rentable car vous partagez vos poissons, donc plus de points pour tout le monde !Exemple Vous êtes 2 à pêcher, vous avez pêchez 5 poissons en tout. Le bonus de coopération s’active à partir de 5 poissons. Celui qui a pêché 3 poissons prend 10 points, et celui avec 2 poissons prend 7 points. Les trophées du tournoi Après avoir atteint un grand nombre de points au total vous recevrez un petit cadeau le lendemain dans votre boite aux lettres. TrophéeNomPointsPrix de venteTrophée pêche bronze100400Trophée pêche argent200425Trophée pêche or300450 La collection poisson Voici toutes les récompenses du tournoi de pêche données par Dajson contre 10 points pour chaque objet liste complète. AccessoiresNomPrix de venteSac de pêche175Pochette poisson210T-shirt à motif poisson160Baguette poisson1 500Parapluie poissons80 MeublesNomPrix de venteTapis poisson375Sculpture d’ancre6 variantes1 400Ichtyogramme7 variantes700Glacière décorée450Séchoir à poissons3 variantes750Plaque poisson8 variantes90Présentoir à cannes à pêche3 variantes300Mur marin pop805 Source NewHorizonsInventory 🐟 Le Tournoi de Pêche dans Animal Crossing New Horizons

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